Marek Skolil : « L’intérêt de la Tchéquie est de revenir en Afrique »

Le nouvel aéroport de Saint-Louis

Fait suffisamment rare pour être remarqué, le Sénégal s’est trouvé mentionné par la plupart des médias tchèques le mois dernier. Il faut dire que le nouvel aéroport de Saint-Louis, volontiers comparé à une construction de Lego, est l’œuvre d’une entreprise tchèque…

Présent à Prague à l’occasion de la réunion annuelle de la diplomatie tchèque, l’ambassadeur de la République tchèque au Sénégal Marek Skolil a évoqué au micro de Radio Prague International le renforcement de l’axe Prague-Dakar dans les domaines des transports, de l’énergie et de la santé. Il a également expliqué la « position de neutralité » du Sénégal par rapport à l’invasion russe en Ukraine, et détaillé les enjeux – notamment en matière de sécurité alimentaire – de cette crise pour le pays.

Mais tout d’abord, il est revenu sur la réhabilitation de cinq aéroports sénégalais, un contrat dont on a dit qu’il s’agissait du « plus large projet tchèque en Afrique subsaharienne ».

Marek Skolil et Macky Sall | Photo: MZV ČR

« Au-delà de l’aspect économique, il s’agit d’un partenariat visible. Quel en est le sens ? D’abord, cela place la République tchèque dans un groupe important des partenaires de développement du Sénégal. C’est un projet très suivi par le président de la République du Sénégal Macky Sall, un projet prioritaire parce qu’il s’agit de l’infrastructure. Cela démontre que la République tchèque est un pays qui est compétitif sur le plan international, sur les chantiers de haut niveau de savoir-faire et de technologie ; parce que tous ces aéroports-là sont reconstruits selon les normes internationales de l’ICAO. Il s’agit donc véritablement d’une modernisation. »

« Politiquement, cela nous permet d’avoir un degré de visibilité, de crédibilité, et d’attractivité, ce qui est enviable et qui va au-delà du Sénégal. Cela nous ouvre des portes pour d’autres coopérations au Sénégal, mais aussi pour les pays dans la région et au-delà de la région. Pour ma part, je suis moins au courant de ce qui se prépare ailleurs, dans la région, mais plusieurs pays suivent de près ce projet. »

Le nouvel aéroport de Saint-Louis | Photo: MZV ČR

« L’Afrique fait partie des orientations prioritaires de la diplomatie tchèque »

« Ce projet est très important également parce qu’il montre l’intérêt de la Tchéquie et des gouvernements tchèques – parce que ça n’a pas commencé cette année, cela fait partie de notre politique étrangère, depuis une quinzaine d’années – c’est vraiment d’essayer de revenir en Afrique, où nous avons fait des bonnes choses dans le passé. Néanmoins, dans les années 1990, nous y étions moins impliqués parce que nous nous avions d’autres choses à faire, aussi bien en Tchéquie qu’au sein de l’Europe, et de l’Union européenne. Il fallait nous retrouver au sein de notre famille proche naturelle. Mais depuis un certain temps, on voit que l’Afrique fait partie des orientations prioritaires de la diplomatie tchèque. »

En juillet, la visite du vice-ministre Tchèque des affaires étrangères, Martin Tlapa, pour l’inauguration de l’aéroport de Saint-Louis, a été l’occasion d’évoquer un renforcement de l’axe Dakar-Prague dans les 5 secteurs des infrastructures, de la santé, du tourisme, de la défense et la sécurité, et enfin de l’énergie et des matières premières. Quelles formes concrètes pourrait prendre cette coopération bilatérale renforcée entre le Sénégal et la République tchèque ?

Martin Tlapa à l’inauguration de l’aéroport de Saint-Louis | Photo: MZV ČR

« Il s’agit de développer quelque chose qui soit est déjà porteur, soit que nous avons analysé, à la fois du côté tchèque et du côté sénégalais, comme compatible et comme porteur. Dans le domaine des transports, outre le contrat pour les cinq aéroports régionaux modulaires, on notera qu’alors que le vice-ministre Tlapa, en tant qu’envoyé spécial du président de la République, Miloš Zeman, était à Dakar pour la restitution de l’aéroport, la ville de Dakar et les ministères des transports ont signé avec l’entreprise franco-italienne IVECO un contrat pour la livraison de 650 autocars pour la ville de Dakar, un contrat qui va être suivi par une deuxième phase de 650 autocars supplémentaires. Ces autocars sont fabriqués à Nové Mýto par ce qui était autrefois l’entreprise tchèque Karosa. Voilà donc un autre exemple d’une certaine réputation positive du savoir-faire tchèque dans le domaine industriel au Sénégal. »

« Une certaine réputation positive du savoir-faire industriel tchèque »

Photo illustrative: Ken Hodge,  Wikimedia Commons,  CC BY 2.0

« Vous avez également mentionné le domaine de l’énergie, qui est on ne peut plus d’actualité. D’un côté, le Sénégal va commencer l’exploitation l’année prochaine des importants gisements de gaz de la Grande Tortue, qui se trouvent en mer, entre le Sénégal et la Mauritanie. Pour cela, ils sont à la recherche de partenaires supplémentaires, ce qui nous intéresse, bien entendu ! Car nous nous trouvons dans une période où tout est à refaire dans le domaine de l’énergie. D’ailleurs, le dialogue énergétique fera partie des actions que nous organisons dans le cadre de la présidence tchèque de l’Union européenne. D’autant que le Sénégal préside l’Union africaine cette année. C’est donc une bonne occasion aussi de discuter de l’énergie, car cela nous intéresse. »

« Tout est à refaire dans le domaine de l’énergie »

Des médecins tchèques de la mission MEDEVAC au Sénégal | Photo: MZV ČR

« Le vice-ministre Martin Tlapa mentionnait aussi la santé. Dans ce secteur, c’est clair, nous avons des solutions et un savoir-faire ; au Sénégal, il y a des besoins ainsi que des ambitions. Et dans le domaine de la santé, les solutions tchèques sont tout à fait reconnues. Nous pouvons donc apporter notre contribution à ce qui est une priorité du Sénégal et de beaucoup de pays africains et de l’Union africaine : le développement d’une infrastructure de santé qui soit plus résiliente et capable de réagir aux défis auxquels le continent – comme le reste du monde – sont confrontés. »

Vous avez pour l’instant parlé essentiellement de projets dans le sens République tchèque/Sénégal. Des projets dans l’autre sens sont-ils également envisagés ?

« Pas véritablement. Nous en sommes actuellement au point d’identifier des priorités, d’identifier des secteurs dans lesquels nous allons travailler ensemble. »

« Ni l’exclusion, ni l’exclusivité »

Vous avez mentionné le nom du président du Sénégal Macky Sall. Celui-ci s’est abstenu lors du vote de l’Assemblée générale des Nations unies du 2 mars, qui condamnait l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Pourtant, lors de sa visite à Moscou début juin, Macky Sall a appelé à la fin de la guerre, tout en se disant « très rassuré et très heureux » de son échange avec Vladimir Poutine.

Que pensez-vous de la position « de neutralité » du Sénégal dans le conflit qui oppose la Russie à l’Ukraine ? Six mois après le début de ce conflit, quelles en sont les conséquences visibles et/ou attendues – au Sénégal, mais aussi d’une façon plus générale en Afrique, puisque Macky Sall assure la présidence de l’Union africaine en 2022 ?

Macky Sall et Vladimir Poutine à Sotchi en juin 2022 | Photo: Kremlin.ru,  Wikimedia Commons,  CC BY 4.0 DEED

« Tout d’abord il faut souligner qu’un certain nombre de pays dans le monde – notamment en Afrique, mais aussi en Asie – ne partagent pas à cent pour cent notre analyse et notre approche de cette crise en Ukraine – qui a été provoquée par l’agression russe, et il n’y a pas de doute là-dessus, ni chez nos amis africains, ni sénégalais en particulier. Indépendamment de la situation en Ukraine, la devise de la politique étrangère du Sénégal, c’est : ‘Ni l’exclusion, ni l’exclusivité’. C’est une devise connue par tous ceux qui travaillent et développent des relations avec le Sénégal. Cela veut dire que le Sénégal analyse ouvertement son intérêt national comme l’intérêt d’un pays qui ne veut pas se retrouver sous la coupe de qui que ce soit (américaine, chinoise, européenne, russe) mais veut développer des relations et des partenariats, à sa guise et à son aise, conformément à ses intérêts : dans une logique de bénéfice réciproque. »

Position de neutralité du Sénégal : « accepter et ne pas dramatiser »

« Ces beaux principes sont véritablement appliqués, et le Sénégal est un endroit extrêmement fréquenté par les partenaires étrangers. Pendant toute l’année de sa présidence de l’Union africaine, le président sénégalais est extrêmement actif sur tous les fronts : il voyage dans tout le monde pour porter la voix de l’Afrique et défendre les intérêts africains. La position du Sénégal est celle de la réserve, effectivement, mais pas au point de ne jamais voter. Il y a eu plusieurs résolutions : une fois ils ont voté avec nous, une autre fois ils se sont abstenus… Je pense qu’il ne faut pas dramatiser, il faut accepter cela. »

Dakar | Photo: Maersk Line,  Wikimedia Commons,  CC BY-SA 2.0

« C’est parfois difficile. Mais le point de départ, c’est d’accepter que pour les africains, la crise n’a pas l’imminence ni l’effet existentiel qu’elle a pour nous. Ils disent qu’ils aimeraient bien que les européens et les occidentaux soient toujours aussi attentifs quand il y a des crises existentielles chez eux. C’est compliqué. »

« Des conséquences sur la sécurité alimentaire de l’Afrique »

Photo illustrative: Shalitha Dissanayaka,  Unsplash

« Il faut dire aussi que le Sénégal importe 60 % de son blé de cette région aujourd’hui au cœur de la crise, dont 53 % de Russie et 7 % d’Ukraine. La neutralité est la politique officielle. Cette crise a et aura des conséquences sur l’Afrique, notamment dans le domaine de la sécurité alimentaire. Mais ce n’est pas quelque chose d’immédiat, car il ne s’agit pas de marchés où l’on ne commerce pas à court terme, mais plutôt entre court et moyen termes. Mais effectivement, il existe un risque que si les choses restent bloquées, il pourrait y avoir des pénuries l’année prochaine. Il y a déjà des conséquences, avec la montée des prix et de l’inflation, dans les coûts élevés pour tous les intrants qui sont importés. Aujourd’hui les prix augmentent : il y a une inflation mondiale liée à cette crise, qui était déjà sensible à cause de la pandémie, mais que la crise en Ukraine a accentuée. Pour cette raison, les Sénégalais sont inquiets, notamment pour la sécurité alimentaire, et pour les phosphates et les intrants dans l’agriculture, dont le prix a également grimpé. »