Marek Torčík, la mémoire d’un exclu

'Tu décomposeras la mémoire'

« Les souvenirs sont pratiquement la seule chose qui crée notre identité », dit le poète et prosateur Marek Torčík (1993). Dans son premier roman, il utilise ses souvenirs comme une matière première qu’il traite et transforme en y ajoutant une part de fiction. Sa méthode littéraire se résume dès le titre de son livre intitulé Rozložíš paměť - Tu décomposeras la mémoire. Le roman a obtenu le prestigieux prix Magnesia litera 2024 dans la catégorie « prose ».

L’autobiographie ou la fiction ?

Marek Torčík | Photo: Tomáš Berný,  ČRo

En affirmant qu’il n’a pas écrit un livre de souvenirs, Marek Torčík n’a fait qu’attiser davantage la curiosité des lecteurs et des critiques qui n’arrêtent pas de chercher dans son roman des éléments autobiographiques. Et ils en trouvent beaucoup. L’action du livre est située dans la ville de Přerov en Moravie, la région d’origine de Marek Torčík, et l’auteur a donné son nom aussi au personnage principal qui est en même temps le narrateur du roman. Il explique que c’est le seul nom qu’il a emprunté à la réalité parce que dans le héros de son livre il dévoile beaucoup de son propre caractère et de sa propre vie tandis que les autres personnages du livre ne sont pas des portraits littéraires de personnes concrètes. A son grand regret, cela n’a pas empêché ses proches et ses amis de se chercher et de se reconnaître dans les personnages de son roman. Aujourd’hui, s’il devait réécrire son livre, Marek Torčík procéderait donc beaucoup plus prudemment :

« Je l’écrirais tout à fait différemment et je changerais beaucoup plus de choses que je n’ai changé parce que je n’avais pas prévu à quel point douloureux pourrait être quand on trouve dans un livre un regard aussi déformé et aussi poussé sur soi-même. Je n’avais pas réalisé que les gens ont tendance à s’identifier avec les personnages littéraires même si c’était de la pure fiction. Le cerveau humain a tendance à se chercher, à s’intégrer dans le récit et c’est d’ailleurs la raison pour laquelle nous lisons la littérature. Nous y cherchons les reflets de nous-mêmes. »

Přerov | Photo: Marian Piska,  Milan Piska,  Wikimedia Commons,  public domain

L’enfance et l’adolescence d’un exclu

Le roman raconte l’enfance et l’adolescence d’un garçon qui n’est pas comme les autres. Timide et peu sociable, Marek préfère les livres à la compagnie des autres élèves qui le considèrent comme faible et efféminé. Il devient inévitablement la cible de leurs railleries, de leur mépris et de leurs brimades. Et c’est dans ce milieu franchement homophobe que se réveille sa sensualité. Il se sent attiré par les garçons et non pas par les filles et n’arrive pas à avouer sa différence à ses proches. Sa mère travaille dur dans une usine, son père a quitté sa famille et vit aux Etats-Unis, son grand-père noie sa vieillesse dans l’alcool. Gardant un secret qu’il ne peut avouer à sa famille, traité en paria à l’école, Marek se croit condamné à la solitude. Sa situation ne change qu’après l’arrivée dans la classe d’un nouvel élève. Il s’appelle Marian et il est Rom. Marian ressemble à Marek, il est différent des autres et il est également sujet aux harcèlements et aux brimades. Après quelque temps, les deux exclus commencent à sympathiser...

Photo illustrative: Moshe Harosh,  Pixabay,  Pixabay License

C’est sur les vicissitudes de la vie de son petit héros que Marek Torčík évoque les thèmes qui ont pesé sur son enfance et son adolescence :

« Je trouvais intéressant de réunir tous ces thèmes et de démontrer dans quelle mesure ils sont liés les uns aux autres, par exemple le racisme avec la misogynie et l’homophobie. Tout cela fait partie du même problème. Par exemple quand j’étais petit, on me disait souvent que j’étais comme une petite fille. Et c’était considéré comme une offense. Ressembler à une petite fille, c’était horrible. Nous avons appris à déprécier les gens qui sont différents et les repousser à la marge de la société. Moi, je voudrais les faire au contraire venir de la marge au centre. »

« Je ne voulais pas créer des personnages négatifs »

L’action du roman se déroule à deux époques différentes, en 2007 et en 2021, et l’auteur évoque à tour de rôle et confronte ces deux niveaux de temps tout le long du roman ce qui lui permet de jeter sur les faits un regard tantôt amer et subjectif, tantôt conciliant et impartial. Bien qu’il y ait dans le livre des scènes de violence et bien que certains personnages de son roman soient des êtres agressifs, injustes et pleins de préjugés, l’intention de Marek Torčík n’était pas de juger et de condamner :

« Ce n’est que quand j’avais déjà écrit la moitié de mon livre que je me suis rendu compte que je ne voulais pas créer des personnages négatifs. Je voulais démontrer que même la violence des gens qui font du mal aux autres, comme les condisciples du narrateur de mon roman, prend sa source dans leur propre douleur. Et souvent c’est la même douleur qu’éprouve le narrateur lui-même. »

Les limites de la mémoire

Photo illustrative: Mikhail Nilov,  Pixabay,  Pixabay License

Marek Torčík refuse donc d’être le juge des personnages de son roman et il cherche à prendre du recul par rapport à son sujet. Et pourtant son récit de la vie d’un jeune garçon isolé dans un milieu hostile, prend des aspects poignants et le lecteur sensible ne peut pas y rester indifférent. Le récit est riche en détails de la vie quotidienne et ce réalisme des faits, du vécu physique et psychique d’un être tourmenté, donne au roman le caractère d’un témoignage direct et presque tangible sur une situation réelle, sur ce qui s’est vraiment passé. On y perçoit des blessures à l’âme qui tardent à cicatriser. C’est le tableau d’un destin individuel et concret et en même temps un plaidoyer en faveur de tous ceux qui souffrent parce qu’ils sont différents.

Le roman permet également à Marek Torčík de jeter un regard lucide sur la capacité de notre cerveau à nous remémorer le passé, sur les limites de notre mémoire et sur la futilité des souvenirs :

« Ce qui m’intéressait surtout, c’était de thématiser la mémoire et les souvenirs auxquels nous ne pouvons pas nous fier, qui sont douteux et que nous avons tous. Nous nous racontons des histoires et cela nous définit, cela nous rend tels que nous sommes. Les souvenirs sont pratiquement la seule chose qui crée notre identité. Et cette dynamique me fascine parce que les souvenirs ne sont pas forcément réels. Ils ne reflètent pas ce qui est réellement arrivé et je ne sais même pas si quelque chose comme un souvenir réel existe. Je me trouve très souvent dans une situation où mes souvenirs diffèrent de ceux de mes amis et de mes proches et nous n’arrivons pas à nous mettre d’accord sur ce qui s’est vraiment passé. »

Photo illustrative: Aidan Roof,  Pexels

Une évolution positive qui n’exclut pas la vigilance

La plupart de l’action du roman se passe dans la première décennie de notre siècle et Marek Torčík constate que depuis, la société tchèque a remarquablement progressé sur le plan humain et manifeste aujourd’hui beaucoup plus de tolérance pour l’altérité. Il connaît même des gens qui ne cachent plus leur homosexualité et vivent aujourd’hui sans problème et en paix avec les habitants de Přerov, sa ville natale. Mais malgré ce progrès relatif il reste vigilant :

Photo illustrative: Honey Fangs,  Unsplash

« Je crois que, dans l’ensemble, chaque année nous apporte un changement marquant mais cela ne veut pas dire que toute cette évolution positive ne peut prendre une direction opposée. Je suis stupéfié par la situation actuelle en Slovaquie où le gouvernement et la ministre de la Culture cherchent à museler les fondations de la culture et refusent de soutenir des projets sur les thèmes LGBT. Ils envisagent de supprimer les jurys artistiques et les commissions d’experts et tout cela se répercute aussi dans le débat sur les droits des LGBT en Slovaquie. Je perçois donc cette évolution positive chez nous mais cela n’exclut pas un retour en arrière, ce qui me préoccupe beaucoup. »