Les quatre lauréats des prix Magnesia Litera 2022
« L’objectif principal des prix annuels Magnesia Litera est de promouvoir la littérature de qualité et de bon livres de tous les genres et sans limites. » Telle est l’ambition des organisateurs de ce concours littéraire tchèque qui attire tous les printemps l’attention des lecteurs, des éditeurs et des libraires tchèques. Cette année, les prix Magnesia Litera ont été remis aux gagnants le 10 avril dernier lors d’une cérémonie retransmise à la télévision. Nous vous présentons les vainqueurs des principales catégories de cette grande compétition littéraire.
Un roman sur la crise de la rationalité
« Nous vivons une crise de confiance en notre rationalité », affirme Stanislav Biler (1982), auteur du livre Destrukce - La destruction qui a remporté le prix Magnesia Litera dans la catégorie Roman. C’est une histoire de désillusion et de recherche douloureuse de certitudes dans un monde inintelligible. Un jeune instituteur, héros du roman, fuit la ville et s’installe à la campagne pour y chercher le calme, l’ordre et la sécurité. Il rêve d’un monde où les choses sont à leur place, où il est facile de répondre à des questions et où les vérités sont claires et irréfutables. Et il découvre progressivement que cette sécurité rêvée n’existe ni en ville ni à la campagne et qu’il n’est même pas capable de répondre avec certitude aux questions de ses élèves. Stanislav Biler résume ainsi le thème majeur de son roman :
« C’est la crise de la rationalité et surtout la crise du sens de ce qui se passe et même du sens de la vie. L’instituteur, qui est le personnage principal du livre, espère trouver dans un village une vie qui a encore du sens. Et il se rend compte qu’il n’est pas capable de trouver ce sens. Tout est soumis à une logique particulière qu’il ne comprend pas, à une rationalité spéciale qui lui échappe. »
On pourrait dire que l’instituteur de Stanislav Biler ressemble aux héros des romans de Franz Kafka mais les circonstances de sa vie et les défis qu’il affronte, sont tout à fait actuels. La crise environnementale, l’hypocrisie de la politique, l’inefficacité du système éducatif, la tendance générale à ignorer les problèmes importants sont les phénomènes qui provoquent en lui une sensation d’absurdité du monde. Et cette sensation est sans doute partagée par l’auteur de ce roman qui remet en cause notre rationalité : « Même si nous procédons à des actes individuels qui sont rationnels, nous travaillons à la destruction du monde dans lequel nous vivons, » a-t-il déclaré un jour dans un entretien à la radio.
La poésie d’un grand traducteur
Le prix Magnesia Litera dans la catégorie Poésie peut être considéré aussi comme un hommage rendu à l’ensemble de l’œuvre de Vladimír Mikeš (1927), un poète qui s’est imposé dans le monde littéraire surtout comme un traducteur de littératures française, espagnole et italienne. Son œuvre de traduction est gigantesque et parmi les nombreux auteurs qu’il a traduits, il y a Molière, Victor Hugo, Calderón de la Barca, Federico García Lorca, Dante Alighieri et Carlo Goldoni. Il est cependant aussi un essayiste brillant, un critique littéraire avisé et un écrivain original. Ces dernières années il surprend le public par sa poésie épique. La poésie est pour lui le moyen d’évoquer ses souvenirs, de poser les questions sur le sens de la vie et aussi de témoigner sur les événements de tous les jours. On retrouve tout cela dans son recueil Odkud to přichází ? - D’où ça vient ? publié aux éditions Protimluv. L’écrivain Jan Němec est de ceux qui savent apprécier ce genre de poésie :
« ‘Les charpentiers m’apprenaient à enfoncer un clou, à ne pas le tordre, à ne pas le frapper à petits coups, mais à le planter dans la planche par deux coups modérés et un coup fort.’ Voilà ce que dit Vladimír Mikeš dans son recueil D’ou ça vient ? Raconter est le mot juste, même si en parlant de la poésie on utilise habituellement d’autres verbes. Ce sont des poèmes qui parlent du monde en dehors, c’est de la poésie épique si rare à l’heure actuelle. Il y a le clou et il y a les coups concrets, c’est-à-dire les actions qui influent d’une certaine façon sur le monde et sur l’homme qui vit dans ce monde. »
La rencontre d’un manteau et d’un sac à main
La victoire dans la catégorie Littérature pour enfants a été remportée par Marka Míková (1959) et son livre Kabát a kabelka - Le manteau et le sac-à-main. Comédienne, musicienne, marionnettiste et metteuse en scène, Marka Míková se fait remarquer désormais aussi sur la scène littéraire. Dans son livre sorti aux éditions Argo avec de jolies illustrations de Galina Miklínová, elle insuffle la vie à un manteau et à un sac-à-main. Certes, ce n’est pas nouveau parce que déjà Hans Christian Andersen nous a appris que des choses tout à fait ordinaires comme un faux col, une jarretière et même un fer à repasser peuvent mener une riche vie secrète. Mais Marka Míková a su donner aux protagonistes de son livre une étonnante vitalité et raconte leurs aventures et leur sympathie mutuelle naissante avec la conviction d’un témoin oculaire. En plus, elle situe leurs aventures dans une Prague qu’une pandémie a transformée en ville déserte et un peu mystérieuse. Le sujet de ce livre lui est venu à l’idée cependant encore avant le début de la pandémie :
« Cette idée m’est venue comme une petite blague. Cela m’arrive parfois, il me vient une idée qui m’amuse et cela me donne envie de continuer à m’amuser. Un jour j’ai eu la vision d’un manteau marchant devant moi. Et je me suis dit: ‘Et si le manteau tournait au coin de la rue, et si je me mettais à le poursuivre pour savoir ce que c’était et si le manteau s’asseyait sur un banc et puis disparaissait derrière une porte.’ Et cette idée m’a tellement amusée que je l’ai notée dans mon petit cahier que je porte toujours dans ma ‘kabelka’ - mon sac à main. Et j’ai continué à écrire partout où c’était possible. Ainsi est apparu dans mon récit aussi kabelka - mon sac à main, et le manteau et la kabelka ont commencé à vivre ensemble de diverses aventures. »
La vraie vie de Karel Gott
C’est Pavel Klusák (1969), auteur de plusieurs ouvrages sur la musique, qui a remporté la victoire dans la catégorie Livre documentaire. Dans son ouvrage, intitulé Karel Gott - Československý příběh (Karel Gott - Une histoire tchécoslovaque), il brosse un portrait sans complaisance du chanteur qui a dominé pendant plus d’un demi-siècle la musique populaire tchèque et qui la domine d’une certaine façon encore aujourd’hui, deux ans après sa mort. L’auteur ne cache pas dans son livre les revers de la carrière du chanteur « à la voix d’or », carrière qui s’est poursuivie avec succès même dans les années 1970-80 sous le régime dit de normalisation dans une Tchécoslovaquie occupée par l’armée soviétique. Il dit :
« Pour moi l’histoire de cette vie est importante surtout comme une histoire qui ressemble au roman Mefisto de Klaus Mann. C’est l’histoire d’un artiste qui a du talent, sans aucun doute, et qui le sait. Et il s’agit de savoir ce que cet artiste talentueux a fait lorsqu’il a été confronté avec certaines situations historiques. Beaucoup de temps s’est écoulé depuis la fin de la normalisation et je me demande dans quelle mesure ce qui s’est produit dans la société en ce temps-là, continue à influencer notre pensée, notre façon de réfléchir et nos valeurs encore aujourd’hui. »
Le Livre de l’année
Pavel Klusák démontre dans son livre que la vie de Karel Gott ne peut être dissociée de l’histoire tchécoslovaque de son temps et que dans sa personnalité et dans son immense popularité se reflétait d’une certaine façon la situation de l’ensemble de la société tchèque. L’auteur ne cherche pas à déboulonner une statue mais il veut donner une image objective des périodes discutables de la carrière de Karel Gott, de ses rapports avec le régime communiste et des compromis qu’il a dû faire pour se maintenir à la première position parmi les chanteurs tchèques. L’écrivain Pavel Kosatík est de ceux qui apprécient cette tentative réussie de jeter une lumière objective sur la vie d’une idole :
« L’histoire de Karel Gott est extrêmement compliquée. Je l’ai toujours perçue dans un contexte plus large. S’il n’y avait pas eu cette malheureuse normalisation, il y aurait toujours eu Karel Gott mais sa carrière aurait été bien différente. Il aurait été confronté à une autre concurrence, et nous, son public, nous n’aurions pas été réduits à l’écouter mais nous aurions été confrontés à l’ensemble du monde musical. Et comme cela n’a pas été possible, il a pu exceller plus qu’il ne l’aurait pu dans des conditions normales. »
Il s’avère que Karel Gott et sa vie résonnent toujours dans la société tchèque et que le vide laissé par sa disparition n’est toujours pas comblé. C’est sans doute une des raisons pour lesquelles le livre de Pavel Klusák suscite un tel intérêt. Son ouvrage a obtenu non seulement le prix Magnesia Litera dans sa catégorie mais a aussi été proclamé Livre de l’année, donc le meilleur livre tchèque toutes catégories confondues.