Mathieu d’Arras, le premier architecte de la cathédrale Saint-Guy
Mathieu d’Arras, originaire de France, a été le premier maître de l’œuvre de la cathédrale Saint-Guy au milieu du XIVe siècle. Il est aussi le premier architecte dont les traits du visage sont connus, grâce à un buste aujourd’hui encore visible dans l’église pragoise. Docteur en histoire de l’art, spécialiste de l’architecture gothique, Yves Gallet s’est intéressé, dans un article publié en 2016 dans la revue Le Moyen Âge, à Mathieu d’Arras et à ce buste, qui en dit long sur l’évolution du statut de l’architecte durant le Moyen Âge. Il a développé le sujet pour Radio Prague :
Mathieu d’Arras et le chantier de la nouvelle cathédrale de Prague
« Ce que l’on sait de Mathieu d’Arras, c’est qu’effectivement il est le premier maître de l’œuvre de la cathédrale Saint-Guy, même si son successeur, Peter Parler, a une notoriété sans doute un peu plus grande. Mathieu d’Arras a commencé les travaux de la cathédrale actuelle à une date que l’on situe entre 1342 et 1344. C’est un architecte d’origine française, il est né à Arras, on le sait grâce à une inscription qui surmontait le buste dans le triforium de la cathédrale Saint-Guy. C’est un personnage qui a été recruté aux débuts des années 1340, en Avignon, pour venir construire la nouvelle cathédrale de Prague. Il a tenu le chantier pendant une toute petite dizaine d’années, jusqu’à sa mort survenue en 1352. Voilà ce que l’on sait à peu près de lui, les quelques étapes de son CV, qui sont décrites dans l’inscription qui accompagnait son buste. »
La cathédrale Saint-Guy est construite à l’emplacement d’anciennes églises, et notamment d’une basilique. Pourquoi a-t-on décidé, sous le règne du roi de Bohême Jean de Luxembourg, en association sans doute avec son fils, le futur Charles IV, de la construction de cette cathédrale et pourquoi avoir fait appel à Mathieu d’Arras ?
« Il y a plusieurs points dans votre question. Pourquoi décider de la construction d’un nouvel édifice ? Eh bien très probablement parce que Jean de Luxembourg négociait pour obtenir la création d’un archevêché à Prague. Prague était jusqu’à un simple évêché, qui dépendait de l’archevêché de Mayence et il avait besoin d’obtenir l’autonomie politique et religieuse du royaume de Bohême. Il a donc souhaité que Prague devienne un archevêché de plein exercice, ce qui sera obtenu en 1344. Et le début de la construction de la nouvelle cathédrale coïncide très exactement avec le jour où le nouvel archevêque, Arnošt de Pardubice, reçoit le pallium archiépiscopal. Donc il s’agissait de construire une nouvelle cathédrale parce que l’église changeait de statut, devenait une cathédrale archiépiscopale.Voilà le premier point. Pourquoi ensuite Mathieu d’Arras ? C’est parce que l’on a cherché un architecte de grand talent, sans doute Jean de Luxembourg et son fils, le futur Charles IV, se sont-ils adressés effectivement à Avignon, qui était à cette époque le siège du pouvoir pontifical. On construisait à la même époque le Palais des papes à Avignon. Avignon était devenu la plaque tournante, une sorte de cœur, de centre, de la création architecturale et artistique dans toute l’Europe. C’est là, certainement, que l’on devait trouver les meilleurs architectes, comme on trouvait les meilleurs artistes, peintres, sculpteurs, orfèvres… »
Au sein de cette cathédrale, dont la construction a été terminée bien plus tard, au XXe siècle, on trouve des représentations de Mathieu d’Arras. On en trouve une sur sa pierre tombale, retrouvée en 1928, même si les traits de son visage n’y sont pas visibles, et une autre donc avec son buste. Que pouvez-vous nous dire sur ce buste ?
« On connaissait le buste avant de redécouvrir la pierre tombale. Sur la pierre tombale, la représentation de l’architecte est assez standard, stéréotypée. C’est un personnage en pied, mais les traits de son visage ne sont pas individualisés. En revanche, ce qui est beaucoup plus intéressant, c’est que l’architecte figure en buste dans le triforium, parmi une série tout à fait nombreuse de personnages eux aussi représentés en buste, à commencer par Charles IV lui-même, plus les archevêques de la cathédrale de Prague, plus un certain nombre de membres de la famille royale, plus les administrateurs de la fabrique et les deux architectes, le premier Mathieu d’Arras et son successeur Peter Parler.Le buste n’est pas une sorte d’autoportrait de Mathieu d’Arras, puisqu’il était probablement mort depuis une quinzaine, une vingtaine d’années lorsque le buste a été exécuté. Il a très certainement été réalisé par Peter Parler, qui a fait lui-même aussi son propre buste. Ces deux bustes sont là pour commémorer, pour rappeler le souvenir des deux architectes de cette œuvre tout à fait hors-du-commun qu’est le nouveau chevet de la cathédrale Saint-Guy. »
L’affirmation de l’architecte
Dans votre article, Yves Gallet, vous montrez bien le changement de statut de l’architecte, entre le XIe et le XIVe siècle, puisqu’il faut attendre le troisième tiers du XIIe siècle pour que son nom soit régulièrement mentionné. Comment a évolué la figure de l’architecte ? Comment est-il sorti de l’ombre ?
« C’est vrai que le grand public a très souvent l’image des artistes du Moyen Âge comme étant de parfaits anonymes, mais ce n’est qu’en partie exact. On a d’assez nombreuses inscriptions, des noms qui sont livrés par les archives, par les textes, d’artistes, de peintres et d’architectes. Les architectes commencent à avoir de plus en plus de notoriété à la fin du XIIe siècle avec l’essor de l’architecture gothique, qui est d’abord, dans les années 1130-1140, un phénomène limité à l’Île-de-France, mais qui très rapidement conquiert toutes les régions avoisinantes et s’exporte très loin en Europe. Et à partir de la fin du XIIe siècle, on voit apparaître, on voit sortir des sources toute une série de noms, qui font qu’il y a effectivement un processus de sortie de l’anonymat de l’architecte. Disons que, très probablement, le nom de ces architectes est connu, préservé, tout simplement parce qu’ils sont associés désormais à des constructions de très grande ampleur, des constructions qui sont de plus en plus techniques.Et plus progressivement, au cours du XIIIe siècle, au fur et à mesure que l’architecture gothique se perfectionne, devient de plus en plus sophistiquée, les noms se multiplient. Les deux phénomènes sont parallèles. On a des noms sur différents grands chantiers. On a des stars qui apparaissent, comme l’architecte de la cathédrale de Paris, Pierre de Montreuil. Mais pendant toute cette période, on a des noms, on arrive parfois à retracer des bribes de carrière, mais on n’a pas de représentation individualisée des architectes. Et vraiment, c’est cela qui fait l’intérêt du cas de Mathieu d’Arras et de Peter Parler quelques années plus tard. Nous parvenons à les voir, à les reconnaître, à les identifier, grâce à ces bustes qui sont représentés au triforium de la cathédrale de Prague. C’est tout à fait nouveau, c’est très intéressant, c’est palpitant pour l’historien. Nous parvenons là à saisir une individualité, à faire de l’histoire vivante. »
Ce que vous nous dites aussi, c’est qu’il y a un contexte au XIVe siècle où s’affirment l’individualité et la représentation de soi, à l’exemple de Charles IV par exemple, qui écrit son autobiographie et qui commande des portraits…
« Le XIVe siècle passe pour être le grand siècle de l’individu au Moyen Âge. Quelques collègues aujourd’hui pensent que l’évolution est un petit peu antérieure et que l’intérêt pour l’individualité a germé avant le XIVe siècle. Mais c’est un fait que durant ce siècle, les preuves se multiplient d’un intérêt de plus en plus grand apporté à la représentation individuelle, aux traits, à la physionomie individuelle des gens, que ce soit les artistes ou les principaux souverains de l’époque.Exactement à la même époque que celle dont nous parlons, on voit à Paris la réalisation du premier portrait royal, le portrait de Jean le Bon, qui est aujourd’hui au Louvre, et qui passe à juste titre pour être le premier portrait de la peinture occidentale. Et il est vrai que les cours sont liées. La cour royale parisienne et la cour de Charles IV à Prague sont évidemment liées. Charles IV avait épousé une princesse capétienne. Il est effectivement très intéressant de voir qu’il est l’un des premiers souverains du Moyen Âge à écrire une autobiographie, c’est-à-dire à dresser un autoportrait moral et politique. »
Un siècle plus tard, le peintre Jean Fouquet réalise un autoportrait et vous suggérez que c’est le moment où les artistes eux-mêmes prennent conscience de leur individualité créatrice. Peut-on en conclure que chez les architectes, ce phénomène est venu plus tôt que chez les artistes peintres ?
« C’est ce que je pense et c’est ce que la chronologie indique. J’ai pris dans mon étude l’exemple de l’autoportrait de Jean Fouquet, parce que cet autoportrait est la plupart du temps signalé comme le premier autoportrait d’un peintre dans toute la peinture occidentale. Cet autoportrait, daté de façon variable selon les spécialistes, provient grosso modo du milieu du XVe siècle, c’est-à-dire un siècle pratiquement après les bustes dont nous parlons. Donc la chronologie est claire : la conscience de soi chez l’architecte, chez le maître d’œuvre, a pris corps beaucoup plus tôt que dans d’autres corps de métier, par exemple chez les peintres.Pour expliquer cet état de fait, on peut penser que les architectes ont eu très tôt conscience de leur capacité, de leur importance, parce qu’ils avaient à construire des édifices qui étaient de plus en plus gigantesques, dont la conception exigeait de plus en plus de compétences, de compétences précises dans l’art du trait, dans la maîtrise de l’équilibre des structures, dans l’art de la taille de la pierre… Ces compétences valaient évidemment salaire et ce sont ces salaires qui ont aussi permis aux architectes de s’élever dans la hiérarchie sociale. Donc toutes les conditions sont réunies pour que les architectes, davantage que les peintres et les sculpteurs, aient pris conscience très tôt de leur importance sur les chantiers. »
Mathieu d’Arras, un architecte conservateur ?
Enfin Yves Gallet, j’aurais une dernière question : quelle est l’importance de Mathieu d’Arras pour la conception de la cathédrale Saint-Guy ? Quel est le programme architectural qu’il a suivi pour cette cathédrale et dans quelle mesure, puisqu’il n’a pas mené à bien les travaux, ce qui a été fait ensuite correspondait ou non à ce qu’il envisageait ?
« Il est un peu difficile de répondre à la fin de votre question parce que nous n’avons pas d’indications sur le projet complet, sur ce qu’avait prévu Mathieu d’Arras pour les parties hautes du chevet de la cathédrale de Prague. Ce qui est certain en revanche, c’est que son programme était de construire une cathédrale en relation avec le nouveau statut archiépiscopal, le statut d’archevêché, que le pape Clément VI venait d’accorder à Prague, et que par conséquent, il fallait construire une église qui soit en rapport avec cette nouvelle importance hiérarchique.
Cela impliquait, pour Mathieu d’Arras, de se conformer à l’architecture d’une grande cathédrale de même statut, de même niveau hiérarchique. C’est la raison pour laquelle le chevet de la cathédrale Saint-Guy de Prague est une copie des derniers grands chevets de cathédrales archiépiscopales de France. Il se trouve qu’on peut même assez précisément identifier la source de la cathédrale Saint-Guy de Prague : c’est la cathédrale de Narbonne. C’est un archevêché du sud de la France, que Mathieu d’Arras connaissait très certainement parce qu’il a été recruté à Avignon qui n’est pas très loin de là. Et il s’en est inspiré pour Prague.Le problème, c’est que la cathédrale de Narbonne avait été commencée dans les années 1270, pratiquement 70 ans plus tôt, et les historiens de l’art qui se sont intéressés à la cathédrale de Prague ont surtout commenté ce décalage chronologique en se disant que si Mathieu d’Arras, vers 1340, copiait un modèle des années 1270, c’est probablement parce que nous avions à faire à un architecte de moindre talent, un architecte de seconde catégorie, qui avait les yeux tournés vers le passé, peu novateur, peu à la recherche de la modernité. Par conséquent que ce devait être un architecte pas très intéressant. C’est pour cela, pensait-on, qu’il avait pu être remplacé par un Peter Parler beaucoup plus révolutionnaire. »
Et cette hypothèse, aujourd’hui, n’est plus reçue comme viable…
« Cette hypothèse commence à vaciller à partir du moment où vous comprenez que Mathieu d’Arras n’a pas eu les mains libres pour construire la cathédrale Saint-Guy de Prague. Il avait un programme qui était fixé par le commanditaire, qui était à la fois le roi de Bohême, avec des aspirations à l’Empire, puisque Charles allait devenir quelques années plus tard empereur du Saint-Empire romain germanique, et aussi le clergé de la cathédrale de Prague, qui était tout à fait conscient de la nouvelle importance que la cathédrale allait prendre. Il était donc obligé de se conformer à ce modèle d’un statut supérieur.LIRE & ECOUTER
Cela n’a pas empêché Mathieu d’Arras, même si les commentateurs avaient jusqu’alors laissé cela un peu dans l’ombre, de faire à la cathédrale de Prague des œuvres absolument novatrices. Il est par exemple l’un des premiers à introduire un escalier à double révolution, un petit peu avant le milieu du XIVe siècle tout de même, donc deux vis qui s’enlacent, un petit peu comme au château de Chambord, mais où l’escalier date du XVIe siècle. Il est l’un des premiers aussi probablement à avoir construit ou imaginé une fameuse voûte à clef pendante, qui se trouve dans la sacristie de la cathédrale de Prague, sacristie que Peter Parler termine et à qui, pendant longtemps, on a donné l’entièreté de la sacristie. Or si on regarde les choses, et les travaux de collègues tchèques comme Klára Benešovská le montrent bien, on s’aperçoit que la voûte à clef pendante de la sacristie a en fait été prévue du temps de Mathieu d’Arras. Nous avons donc à faire à un architecte tout à fait novateur. »
Pour en savoir plus sur la cathédrale Saint-Guy, vous pouvez réécouter la précédente rubrique historique de Radio Prague, consacrée à la longue histoire de cet édifice emblématique de la capitale tchèque.