Max Brod, grand médiateur entre les cultures tchèque et allemande

Photo: Nakladatelství Franze Kafky

Une modeste plaque commémorative dans la rue Haštalská à Prague rappelle aux passants que dans la maison numéro 25 est né le 27 mai 1884, donc il y a tout juste 135 ans, l'écrivain Max Brod (1864-1968). Ce romancier juif de langue allemande qui était également dramaturge, philosophe, journaliste et compositeur, a consacré une partie de sa vie à jeter des ponts entre Tchèques et Allemands.

Un polémiste contre son gré

Max Brod,  photo: public domain
Pour la postérité Max Brod restera surtout ami, biographe et exécuteur testamentaire de Franz Kafka mais il a été beaucoup plus que cela. Fils d’un banquier, il passe la grande partie de sa vie à Prague qu’il caractérise comme « ville de trois nationalités, ville polémique ». A cette époque la population de Prague se compose de la majorité tchèque, de la minorité allemande et de la minorité juive. Max Brod fait partie de la minorité juive mais aussi de la minorité allemande ce qui ne veut pas dire qu’il reste isolé de la majorité tchèque. Avec le temps, les rapports entre ces trois groupes se radicalisent et se détériorent progressivement.

« Pendant toute ma vie je me suis toujours confronté à quelqu’un sans le vouloir. Je peux et je dois me considérer donc comme polémiste contre mon gré, »

écrira Max Brod dans son autobiographie. Après des études de droit, il est promu docteur à l’Université allemande de Prague mais déjà il se sent attiré par la littérature. L’historien Josef Čermák constate que ce débutant doué s’est imposé rapidement sur la scène littéraire :

« A l'époque où Max Brod et Franz Kafka commençaient à écrire, Brod est très vite parvenu à la notoriété dans les milieux qui étaient attentifs à la littérature pragoise de langue allemande, c'est à dire dans un territoire délimité par les villes de Vienne, Munich, Leipzig, Dresde et Berlin. Son premier roman intitulé Schloss Nornepygge (Le château de Nornepygge) dans lequel il a développé sa théorie de ce qu'il appelait 'l'indifférentisme', a suscité de l’intérêt en Allemagne. La génération des expressionnistes allemands appréciait ces écrits. Les portes des maisons d'éditions se sont ouvertes à lui et il avait donc aussi la possibilité de s'occuper de ses collègues, des adeptes de la littérature un peu plus jeunes. »

Une amitié profonde entre deux adeptes de la littérature

Max Brod et Franz Kafka,  photo: publuc domain
C’est en 1902 lorsqu’il donne une conférence sur Schopenhauer dans un cercle estudiantin que Max Brod rencontre Franz Kafka et c’est le début d’une amitié qui ne se démentira plus. C’est une amitié spirituelle entre deux jeunes intellectuels mais aussi une amitié intime. Les deux amis se voient presque tous les jours, partagent leurs idées, leurs impressions et leurs aspirations littéraires et lisent réciproquement leurs textes. Max découvre bientôt le talent exceptionnel de Franz et comme le remarque Josef Čermák, il cherche à lancer son ami sur la scène littéraire :

« Max Brod ne manquait pas d'assurance et de confiance en soi, il savait s'imposer, il avait la stature d'un impresario. A côté de son talent littéraire, il écrivait très facilement et beaucoup, il avait quelque chose comme un don de négociateur. C'est grâce à lui que le nom de Kafka a été mentionné dans un périodique de Berlin déjà en 1908, donc au moment où Kafka n'avait encore pratiquement rien publié. La renommée de Brod a beaucoup aidé Franz Kafka aussi aux yeux d'autres auteurs et a attiré sur lui l'attention de son futur éditeur attitré, Kurt Wolf. »

L’exécuteur testamentaire de Franz Kafka

'Les journaux de Franz Kafka',  photo: Secker & Warburg  (1949)
On peut dire que l’amitié de Max Brod et de Franz Kafka n’a pas pris fin même après la mort prématurée de Franz en 1924. Max consacrera une grande partie de sa vie et de ses activités à la publication de l’œuvre de son ami qu’il réussira à imposer sur la scène littéraire internationale. C’est aussi grâce à son énergie et à son dévouement profond que l’œuvre de Franz Kafka finira par révolutionner la littérature mondiale du XXe siècle. Pour réussir cet exploit Max est cependant obligé de trahir son ami qui lui a confié l’exécution de son testament et l’a chargé de brûler tous ses textes inédits. Convaincu du génie de son ami, Max n’obéit pas à cette volonté de destruction de l’écrivain mourant et sauvera une œuvre sans laquelle la littérature mondiale aurait été infiniment appauvrie.

Le combat pour la vérité

'Rubeni prince des Juifs'
Parallèlement Max Brod poursuit sa propre œuvre littéraire. Il publie plusieurs romans qui sont en général très bien accueillis par la critique et le public. Un trio de romans se détache dans l’ensemble de son œuvre : Le chemin de Tycho Brahé (1916), Rubeni prince des Juifs (1925) et Galilée en captivité (1948). En réunissant ces livres sous le titre Le Combat pour la vérité le romancier a clairement exprimé l’idée maîtresse de cette trilogie. La critique a salué surtout son roman Wachposten (La Garde) (1915) considéré comme son œuvre majeure et qui a été créé probablement encore en collaboration avec Franz Kafka.

Selon Barbora Šrámková de la Maison de la littérature de langue allemande de Prague, il y a quand même une nette différence entre les styles et les individualités littéraires de ces deux amis. Max Brod est un romancier plus classique et moins novateur que Franz. Les qualités de ses textes sont donc différentes mais il a le don de captiver son lecteur :

« Les descriptions dans ses œuvres sont très plastiques, très détaillées et très captivantes. Leur aspect psychologique permet de les comparer aux textes de Franz Werfel qui est cependant aujourd'hui plus connu que Max Brod. »

Journaliste, critique et polémiste

Max Brod n’appartient pas à ce genre d’écrivains qui créent leurs œuvres dans le secret, la solitude et l’isolement. Il vit en contact étroit avec la société de son temps et ses activités littéraires et intellectuelles sont multiples. Il collabore entre autres avec le journal pragois de langue allemande Prager Tagblatt où il publie d’innombrables critiques pertinentes de productions musicales et théâtrales, textes brillants qui seront réunis beaucoup plus tard dans un livre. Son œuvre journalistique démontre qu’il savait bien combien précieuse et enrichissante était la coexistence des cultures tchèque, allemande et juive dans la Tchécoslovaquie de l’entre-deux-guerres. Josef Čermák rappelle aussi que Max Brod s’est imposé dans les milieux intellectuels de son temps comme un polémiste estimé :

« Brod était un homme qui savait imposer ses opinions. Il a provoqué des controverses et des polémiques mêmes avec des auteurs qu'il avait soutenus auparavant. Il est entré, par exemple, dans des polémiques très hardies avec Franz Werfel et surtout avec Karl Kraus qui était un polémiste viennois redouté. Mais sa relation avec Franz Kafka était exceptionnelle : il était persuadé que Kafka était génial. Il lui vouait même une espèce de culte. »

Le bâtisseur des ponts

Photo: Nakladatelství Franze Kafky
Les travaux journalistiques et l’autobiographie de Max Brod publiée en 1960 sous le titre Streitbares Leben (Une vie combattive) illustrent les riches activités de l’écrivain et aussi le rôle qu’il a joué dans le rapprochement des milieux culturels tchèque et allemand. Impartial et sans idées préconçues, il cherche et découvre ce qui est précieux et vivant dans les deux cultures. Il prête la même attention révélatrice à Arnold Schönberg et Gustav Mahler qu’aux compositeurs tchèques Bedřich Smetana, Josef Suk et Vítězslav Novák. Il est un des premiers critiques à reconnaître la grandeur de l’écrivain Jaroslav Hašek et de son Brave soldat Chveik qu’il contribue à lancer dans les pays germanophones. Il traduit en allemand des poètes tchèques et déploie aussi beaucoup d’efforts pour convaincre le monde du génie de Leoš Janáček, compositeur novateur qu’il admire beaucoup. C’est lui qui traduit en allemand aussi des livrets d’opéra de Janáček. Barbora Šrámková insiste sur l’importance de ces activités :

Max Brod | Photo: Joost Evers,  Anefo,  Nationaal Archief/Wikimedia Commons,  CC BY-SA 3.0
« De notre point de vue son rôle de médiateur entre les cultures tchèque et allemande est très important et nous pouvons dire qu'il est même le plus important. Il avait le don tout à fait exceptionnel de reconnaître le génie et la grandeur des artistes allemands et tchèques. Il était bilingue, il lisait les livres tchèques dans le texte, il fréquentait des théâtres tchèques, et des artistes tchèques comptaient parmi ses amis. Il s'intéressait aux auteurs de sa génération. C'étaient des hommes de lettres, des romanciers, des dramaturges mais aussi des musiciens, parce que Max Brod était également compositeur et très bon pianiste. Il avait donc des talents multiples et il savait promouvoir aussi les talents des autres. Nous pouvons dire que son talent pour découvrir les talents était exceptionnel. »

Obligé de fuir le nazisme, Max Brod s’exile en 1939 en Palestine. Sioniste convaincu, il trouve en Israël sa seconde patrie et y poursuit ses activités artistiques notamment en tant que dramaturge du théâtre Habima de Tel Aviv. Il ne revient à Prague qu’en 1964 pour inaugurer une exposition sur Franz Kafka. Sa vie pleine d’activités et de combats s’achève en décembre 1968. Il laisse le souvenir d’un homme extrêmement doué qui n’a jamais permis à sa fierté, à son assurance et à sa confiance en soi de sous-estimer le talent des autres.