Milan Kundera, celui qui a redonné à l’Europe centrale « sa conscience d’elle-même »
Milan Kundera fête ses 90 ans ce 1er avril. Si l’écrivain d’origine tchèque cultive le secret et préfère « disparaître derrière son œuvre », il n’en est pas moins entouré de compagnons de route de longue date. François Ricard est l’un de ces proches de la première heure. Essayiste québécois, il a rédigé autrefois toutes les postfaces des romans de Kundera parus dans la collection Folio de Gallimard. Il est aussi le préfacier de ses œuvres parues dans la Pléiade en 2011. François Ricard a eu la gentillesse de répondre aux questions de Radio Prague depuis Montréal. Il est d’abord revenu sur sa rencontre avec Milan Kundera.
La lecture de Kundera : une conversion
« J’ai rencontré Milan Kundera à la toute fin des années 1970, peu de temps après son installation en France. Nous l’avions invité au Canada pour une rencontre internationale d’écrivains. Il avait accepté de venir alors on était ravis. C’est à cette occasion qu’on a eu de longues conversations au sujet du roman, de son œuvre et s’est établie entre nous une sorte de complicité qui a duré jusqu’à maintenant. »
Vous avez un jour parlé d’illumination à propos de votre découverte du monde littéraire de Milan Kundera et de son écriture…
« C’est quelque chose de tout à fait personnel. Ce n’est pas la personne de Milan Kundera qui a provoqué chez moi cette illumination, mais c’est la lecture de son œuvre bien sûr. Si on se replace dans les années 1970, cette œuvre en français comporte trois titres : il n’y a pas encore Le Livre du rire et de l’oubli, ni L’Insoutenable légèreté de l’être. C’était La Plaisanterie, Risibles amours, La Vie est ailleurs. Pour moi, ça a été décisif. J’avais alors une trentaine d’années. Quand je parle d’illumination, c’est parce que cela m’a en quelque sorte révélé à moi-même. Il arrive dans toute vie un de ces moments, de ces lectures qui sont décisives et qui donnent le sentiment que l’on a devant soi, étalé sur une page, ce que l’on pense au plus profond de soi. C’est ce qui s’est produit pour moi, devant l’univers de Milan Kundera, devant le regard qu’il porte sur notre monde et l’existence en général. C’était une sorte de conversion, si vous voulez. »Milan Kundera est aujourd’hui considéré comme un des plus grands écrivains. En France, en tout cas c’est sûr. On connaît peut-être moins, vu d’ici, son appréciation outre-Atlantique et notamment dans la partie francophone du Canada, le Québec. Comment y est considérée l’œuvre de Kundera ?
La lecture de l’œuvre de Milan Kundera a provoqué une illumination chez moi, cela m’a révélé à moi-même.
« Dans la partie francophone, c’est à peu près comme en France. Il jouit du même respect, de la même vénération. Il est non seulement considéré comme un écrivain majeur de langue française, mais comme un romancier majeur tout court. C’est un peu différent aux Etats-Unis, dans la mesure où on n’a pas tout à fait la même image de Kundera. Mais aux Etats-Unis, comme en Europe, même si on interprète parfois un peu différemment son œuvre, on lui accorde la même importance dans le panthéon des grands auteurs contemporains. »
Poursuivre l’aventure de Cervantès et des autres grands écrivains
Vous avez accepté d’écrire ses postfaces, qu’est-ce qui vous y a poussé, incité ? Comment êtes-vous passé de ce moment de lecteur « converti » à celui de rédacteur de ses postfaces ?
« Kundera est donc venu au Canada à la fin des années 1970. A l’époque je m’occupais d’une petite revue littéraire qui s’appelait la revue Liberté pour laquelle j’ai écrit un dossier sur son œuvre. J’ai fait moi-même un entretien. J’ai écrit mon premier essai sur l’œuvre de Kundera et il se trouve que ce texte lui a beaucoup plu. Sans que je le sache, ce texte répondait à un besoin, une attente chez lui. A cette époque, il était considéré presque uniquement, en Europe de l’Ouest, comme un dissident venu de l’autre monde, de l’autre côté du rideau de fer. Image de lui-même qu’il n’aimait pas du tout. Kundera ne se voyait pas du tout comme un dissident. Bien sûr, il était en exil, mais ce n’était pas le propos de son œuvre de dénoncer un régime politique. Son but de romancier, c’était de poursuivre l’aventure de Cervantès et des autres et de comprendre l’existence humaine. Donc, j’ai fait mon article dans ce sens, sans tenir compte de la dimension politique de son œuvre. J’ai écrit cet article comme le jeune provincial que j’étais, un peu en dehors de ces questions de politique, qui abordait l’œuvre de Kundera comme une œuvre strictement littéraire. Il se trouve qu’il a beaucoup aimé ce texte et m’a demandé s’il pouvait le reprendre comme préface à La Vie est ailleurs, chez Gallimard. Ensuite c’est devenu une postface. »« Vers le milieu des années 1980, Kundera a vraiment redonné une sorte de nouveau visage, de nouvel emballage à son œuvre en français. Il a revu tous ses livres en français, les a corrigés, et m’a demandé à ce moment-là de faire des postfaces pour tous ses romans dans la collection Folio. Chose que j’ai d’abord refusée. Je me disais pourquoi ? Il y a tellement de gens qui s’intéressent à lui, il aurait pu demander à bien d’autres. Mais il a insisté et naturellement j’ai accepté avec plaisir. J’ai donc fait toutes ses postfaces sauf Le Livre du rire et de l’oubli. Je me le reproche encore. Ces postfaces ont accompagné les romans de Kundera depuis bientôt trente ans. »
Son but de romancier, c’était de poursuivre l’aventure de Cervantès et de comprendre l’existence humaine.
« Je peux vous annoncer qu’avec Gallimard, nous avons décidé de retirer les postfaces des Folios et de les regrouper dans un petit livre à part qui devrait paraître en 2020. Les postfaces vont être retirées pour une raison bien simple : si jamais les romans de Kundera ont eu besoin de postfaces, il est certain qu’aujourd’hui ils n’en ont plus besoin. Ses romans se défendent parfaitement seuls, tout comme des ouvrages classiques. »
L’entrée dans la Pléiade
En 2011, Milan Kundera est entré dans la prestigieuse collection de la Pléiade. Il fait ainsi partie des rares auteurs qui y sont publiés de leur vivant. D’où est venue l’idée, et qu’a-t-il pensé de ce projet en amont ?
« L’idée vient avant tout de la maison Gallimard et plus particulièrement d’Antoine Gallimard, le patron de la maison. A l’époque Teresa Cremisi en était la directrice. Ce sont ces gens-là qui ont proposé à Milan Kundera, devant l’importance de son œuvre, de faire cette Pléiade. Milan Kundera s’est fait un peu tirer l’oreille au début, il n’était pas sûr du tout, il a fini par accepter, mais en demandant à Antoine Gallimard que le travail de l’appareil critique me soit confié. J’ai accepté, mais en réalité cette édition a été préparée par Milan Kundera et moi, j’ai été un peu son aide. Je l’ai secondé dans son travail mais on ne peut pas dire que je sois l’éditeur de cet ouvrage. J’ai rédigé la préface et j’ai rédigé ce qu’on a appelé la biographie de l’œuvre, soit toutes les notices relatives à chacun de ses ouvrages et qui se trouvent à la fin des deux volumes. »
Kundera ne se voyait pas du tout comme un dissident.
« En ce qui concerne le texte définitif de ses livres, c’est lui-même qui l’a établi. Donc c’est son œuvre à lui. Ce n’est pas comme dans les autres volumes de la Pléiade qui reprennent généralement des classiques, des écrivains disparus qui sont accompagnés du travail d’un érudit, d’un professeur qui ajoute de nombreuses notes et l’accompagne en général d’un appareil très lourd. Dans ce cas-ci, ce n’est pas du tout cela : ici, c’est Kundera qui publie lui-même son œuvre, ce qu’il considère comme étant son œuvre. Donc ce ne sont pas tous ses écrits. C’est ce qu’il veut que la postérité garde de lui. Ce sont les textes dans lesquels il se reconnaît aujourd’hui, où il reconnaît sa volonté esthétique alors qu’il y a d’autres textes de lui, que je connais, que vous connaissez certainement, auxquels il n’accorde pas ce statut. »
« Nous avons travaillé ces volumes, ça a été très long. J’ai travaillé avec lui, avec Věra, sa femme, qui conserve les archives. J’ai rédigé ces textes qu’il a approuvés et dont on a discuté ensemble. J’ai essayé de m’effacer car c’est son œuvre à lui. »
Disparaître derrière l’œuvre
Vous parliez de postérité toute à l’heure. J’ai lu quelque part que Milan Kundera retouche perpétuellement ses propres textes, mais ne conserve aucun manuscrit. Est-ce à dire qu’il ne laissera pas à la postérité ces archives si précieuses pour les critiques littéraires et historiens de la littérature ?
« J’ai bien peur que non. Je ne suis pas au courant de tous les secrets. Dans ses textes il s’est déjà prononcé là-dessus. Dans un de ses essais il oppose la morale de l’œuvre à la morale de l’archive de l’autre côté. Selon lui, l’archive est immorale : on ne retient pas d’un écrivain quelque chose qu’il a choisi de rejeter lui-même, de ne pas publier. Vous le savez, ce n’est pas seulement vrai de son œuvre c’est vrai de sa propre biographie : il veut disparaître autant que possible derrière son œuvre, il refuse ce genre de travail, il ne souhaite pas que ce qu’il appelle des fouilleurs de poubelles viennent travailler ses manuscrits qu’il ne conserve pas. Ce qui ne l’empêche pas de toujours relire ses textes. Cela dit, il ne le fait plus depuis la Pléiade : il a quand même accepté que ce soit une édition définitive. Sauf que deux ou trois ans après la publication de la Pléiade, il a sorti un autre livre, La Fête de l’insignifiance, qui ne se trouvait pas dans la première édition de 2011. Cela nous a obligés, Gallimard et moi-même, de refaire le deuxième volume de la Pléiade pour y insérer ce texte. »Pour revenir à l’écriture de Kundera et aux thématiques qui traversent son œuvre, dans un entretien à France culture en 2016, Antoine Gallimard estimait que Kundera exprime toute la Mitteleuropa avec la plume d’un Diderot… Est-ce que cette définition lui convient bien ?
« Pour Diderot oui. Pour la Mitteleuropa, je crois qu’il n’aime pas trop cette expression, il préfère Europe centrale. Dans son esprit, la Mitteleuropa c’est un peu différent. Pour nous, pour moi, occidental, qui connais mal ou moins bien cette partie de l’Europe, ça nous paraît une des grandes voix de cette Europe centrale : un écrivain, un intellectuel qui a donné pour nous, à cette partie de l’Europe une sorte de conscience d’elle-même, de sa différence et de son lien avec l’Europe de l’Ouest. Il a vraiment changé notre vision des choses. Pour nous, la Tchécoslovaquie, la Pologne, etc., ça a été longtemps l’Europe de l’Est. Or Kundera nous oblige à changer notre perception, à imaginer les choses autrement et à récuser cette division purement politique entre l’Est et l’Ouest car sur le plan intellectuel, c’est autre chose. En ce sens-là, il a joué un rôle de révélateur. L’a-t-il fait comme Diderot ? Ce que je pense que voulait dire Gallimard par cette phrase, c’est qu’il voulait parler du style de Kundera, de cette précision, de cette vivacité, de cette légèreté apparente mais en réalité cette grande subtilité de la prose de Kundera. Kundera n’est pas du tout un philosophe allemand ! S’il doit être quelque chose, c’est un philosophe français, à la Diderot. »
Une querelle familiale
En République tchèque, les lecteurs tchèques sont réduits à lire ses nouveaux textes en traduction car il estime que ce serait à lui de traduire ses ouvrages en tchèque et il préfère se consacrer à la création. Comprenez-vous cette position de Milan Kundera et également, peut-être, une forme de déception, de rancœur côté tchèque ?
Milan Kundera en dix dates
1929 : naissance à Brno
1967 : publication de Žert, publié en France un an plus tard sous le titre La plaisanterie et préfacé par Louis Aragon
1970 : exclusion du Parti communiste tchécoslovaque
1975 : émigration en France
1981 : naturalisation française
1984 : publication de L’insoutenable légèreté de l’être, adapté en 1988 au cinéma par le réalisateur Philip Kaufman
1995 : publication de La lenteur, premier livre écrit en français
2008 : polémique à Prague autour d’une supposée collaboration avec la StB
2011 : entrée dans la Pléiade
2014 : publication de La Fête de l'insignifiance, son dernier livre en date
« Je peux comprendre tout cela, bien que pour moi, il y a quelque chose de très difficile dans cela, et je ne comprends pas tout. Comme on ne comprend pas tout dans les querelles de famille ! Il y a quelque chose de familial que je peux mal saisir. Par contre, pour ce qui est du désir de Kundera de ne pas laisser traduire ses livres dans sa langue natale, par un autre que lui, on peut tout à fait le comprendre. Les circonstances ont fait qu’il est passé du tchèque au français comme langue d’écriture. Sa première langue, c’est quand même le tchèque et je comprends qu’il ne veuille pas que ses textes soient traduits dans sa langue maternelle. Pour ce qui est du reste, ses relations avec le public, avec l’intelligentsia tchèque, c’est quelque chose de compliqué pour moi. Ce que vous évoquez, cette rancœur qui peut exister côté tchèque, je la constate, mais je la comprends mal. Je ne sais pas trop sur quoi elle peut reposer. Il y a tellement de malentendus, d’incompréhension entre Kundera et ses anciens amis, et son ancien pays, que pour moi, c’est extrêmement compliqué à éclairer. »
Quel est selon vous le plus grand roman de Kundera ?
« C’est comme si j’avais quinze enfants et que vous me demandiez : lequel préférez-vous ? C’est impossible. Je ne peux pas choisir. Je connais tellement ces textes, je les ai lus, étudiés, que je ne peux plus faire cette différence entre eux. Je ne dis pas que c’est le plus beau, mais j’ai une affection particulière pour La Valse aux adieux qui, pour moi, est un bijou, un petit chef d’œuvre de narration. En même temps, c’est un ouvrage qui sous l’aspect de grande légèreté aborde des thèmes d’une gravité unique. Ce mélange de sérieux, d’humour, de gravité et de légèreté a, pour moi, toujours fait la grandeur de Kundera. Il me semble que ça se réalise de manière spécialement parfaite dans La Valse aux adieux. D’autres lecteurs peuvent évidemment préférer autre chose. J’aime beaucoup toute la partie tchèque de l’œuvre de Kundera, et aussi tous ses romans français. C’est une surprise constante, il n’y a pas deux livres pareils. On est toujours dans un autre monde sur le plan de la forme ou dans les thèmes. Cette œuvre est inépuisable. »