Neurologie : « Le traumatisme de la Shoah affecte le cerveau des descendants »

Ivan Rektor

Ivan Rektor, 74 ans, a perdu une partie de sa famille dans les camps d’extermination nazis. Avec son équipe du centre de recherche CEITEC MU de Brno, ce neurologue tchèque renommé a effectué une étude inédite sur la transmission transgénérationnelle des traumatismes chez les survivants de l’Holocauste, en examinant le cerveau à l’aide notamment de l’imagerie par résonnance magnétique.

Nous avons rencontré Ivan Rektor à Brno, ville où il a vécu la plupart de sa vie, tout en menant sa carrière pendant plusieurs années en France, mais c’est en Slovaquie orientale qu’il a ses origines.

« Je suis né à Levoča qui est une très belle ville classée au patrimoine mondial de l’UNESCO. Quand j’avais 15 ans, nous sommes partis vivre à Brno, où j’ai fait mes études. Dans les années 1980, j’ai pu travailler en France, au CNRS à Gif-sur-Yvette et ensuite à l’Hôpital Sainte-Anne à Paris. Après mon retour, en 1992, je me suis consacré, ici à Brno, à la chirurgie d’épilepsie. Dans le cadre de mon travail, je voyage beaucoup, et je prends toujours un grand plaisir à aller en France. »

En 2015, vous avez lancé une étude consacrée aux impacts biologiques du traumatisme de l’Holocauste chez les survivants et leurs descendants des 2e et 3e génération. Pourquoi avoir choisi ce sujet de recherche ?

« D’abord pour des raisons personnelles. Mes parents se sont engagés dans la résistance pendant la Deuxième Guerre mondiale et plusieurs membres de ma famille ont été tués par les nazis. Dans les années 2010, j’ai réalisé que l’on avait la dernière possibilité d’interroger les survivants de l’Holocauste, car les participants les plus âgés de notre étude avaient 95 ans à l’époque. »

Parmi eux, il y avait votre maman…

« Oui, ma mère faisait partie de ces personnes les plus âgées. La majorité des survivants que nous avions testés, qui étaient des enfants ou de jeunes adultes pendant la guerre, ne sont plus en vie. Nous avons également fait participer à notre étude les représentants des deux générations suivantes. »

« La recherche a porté sur 44 survivants, 86 enfants des victimes de l’Holocauste et 88 petits-enfants, ainsi que sur un nombre similaire d’autres personnes du même âge qui, elles, n’ont pas été touchées par les horreurs de la guerre. Celles-ci ont constitué des ‘groupes de contrôle’.  C’était donc un échantillon assez représentatif. »

« Pour examiner le cerveau de ces personnes, nous avons utilisé des tests psychologiques et l’imagerie par résonnance magnétique (IRM). »

Photo: Yad Vashem/U.S. Holocaust Memorial Museum,  CC0 1.0 DEED

Réduction de matière grise lié au traumatisme de la guerre

Qu’est–ce que votre étude a révélé ?

« Nous avons observé certains changements dans les cerveaux des survivants juifs et de leurs descendants. Plus particulièrement, nous avons constaté, chez la première génération des survivants, une réduction significative de matière grise : celle-ci affecte notamment les parties du cerveau responsables de la réponse au stress. Chez les représentants des deuxième et troisième générations, ce ne sont pas les structures du cerveau qui ont été affectées, mais la connectivité entre celles-ci. Ces changements ont donc été observés même chez des gens nés 30 à 50 ans après la guerre. »

Comment ces changements dans la structure du cerveau se manifestent-ils dans la vie quotidienne ?

« La première génération des survivants de l’Holocauste a développé le syndrome de stress post-traumatique. En même temps, nous avons observé chez ses représentants une résilience qui leur a permis de survivre et même de vivre encore longtemps après la guerre. »

Peut-on dire que les survivants, leurs enfants et petits-enfants, sont plus vulnérables, plus anxieux ?

« Plus anxieux peut-être, mais l’anxiété ne faisait pas l’objet de notre recherche. Nous pourrions dire qu’il s’agit de personnes potentiellement plus stressées que le reste de la population. »

Photo illustrative: Markéta Kachlíková,  Radio Prague Int.

Personnes résilientes

En même temps, vous évoquez une résilience chez les survivants, leur force intérieure…

« Cette force intérieure leur a permis de survivre. Après la guerre, il y a eu toutefois beaucoup de suicides. Ceux qui ont survécu aux camps nazis ont appris la mort de leurs proches, c’était la période de procès politiques dans la Tchécoslovaquie communiste… Ces procès ont également visé les juifs. C’était une époque très difficile. Mais le fait que nous ayons pu interroger ces personnes encore 70 ans après la guerre montre qu’elles ont été résilientes. »

Comment avez-vous trouvé les participants à votre étude ?

« Nous nous sommes adressés aux organisations juives à Prague et à Brno. Nous avions également lancé un appel au public auquel de nombreuses personnes originaires de Slovaquie ont répondu. Nous avions donc beaucoup de participants slovaques. »

Les survivants que vous avez interrogés, ont-ils eu à peu près le même parcours ? Ont-ils été tous déportés ?

« En Tchéquie, tous les juifs étaient déportés. La situation en Slovaquie, qui était un Etat fasciste, était un peu différente. Le pays avait besoin de médecins par exemple, alors les médecins juifs pouvaient travailler. Tout a changé après l’insurrection de l’armée slovaque en août 1944. Tout le monde a été déporté par la suite. Ceux qui ont échappé aux camps nazis ont soit été tués, soit ils se sont enfui dans les montagnes et ont participé à la résistance. »

Ivan Rektor | Photo: Magdalena Hrozínková,  Radio Prague Int.

C’était aussi le cas de vos parents, n’est-ce pas ?

« Oui, mon père était médecin. Ma mère était interprète, elle accompagnait des prisonniers de guerre français qui ont eux aussi combattu dans la résistance. »

Vous êtes né en 1948. Vos parents parlaient-ils avec vous de cette expérience de la guerre ?

« Non, pas beaucoup. Je connaissais leur passé, mais eux, ils ne voulaient pas en parler, surtout pas de choses difficiles et douloureuses qu’ils ont vécues, ce qui est d’ailleurs typique pour la première génération des survivants. »

Personnellement, vous vous êtes interrogé sur l’impact de l’Holocauste sur vous-même ?

« Je pense que je suis assez résilient. Voilà. Je suis comme je suis. »

Votre étude a enfin examiné un groupe spécifique de gens nés pendant la guerre, victimes d’un stress prénatal…

« Les juifs qui sont né pendant la guerre et qui ont survécu à l’Holocauste sont très peu nombreux. Néanmoins, nous avons réussi à en trouver une dizaine en Slovaquie. Pendant la grossesse, leurs mères ont subi un énorme traumatisme. En comparant les fonctions cérébrales de ces personnes avec celles des gens nés avant la guerre, nous avons observé chez les survivants qui ont souffert du stress prénatal une réduction de matière grise au niveau de l’hippocampe et de l’amygdale, zones liées aux émotions et à la mémoire. Ces changements sont très importants. »

Photo: CEITEC

Le stress des femmes ukrainiennes

Existe-il dans le monde des études similaires à la vôtre ?

« De nombreuses études ont été consacrées aux impacts psychologiques de l’Holocauste sur les victimes et leurs descendants, mais notre recherche est inédite dans le sens où elle examine les changements dans la structure du cerveau à l’aide la résonnance magnétique. Je ne suis pas psychologue ou psychiatre, je suis neurologue, alors je m’intéresse à ce qui se passe dans le cerveau. Voilà pourquoi j’ai mené récemment une étude similaire concernant le traumatisme de la guerre en Ukraine. »

Dans le cadre de cette étude, vous avez sollicité des femmes réfugiées ukrainiennes en Tchéquie. Quelles ont été les conclusions ?

Photo illustrative: René Volfík,  iROZHLAS.cz

« Nous avons fait appel à deux psychologues ukrainiens qui ont travaillé sur le projet avec nous. Ensemble, nous avons trouvé 43 femmes ukrainiennes qui ont fui la guerre dans leur pays. Certaines d’entre-elles travaillent à l’université de Brno. Nous avons constaté qu’elles subissaient toutes un stress important. Ce stress était caché, il ne se manifestait pas dans la vie de tous les jours. Même si leur comportement est normal, ces femmes réfugiées sont traumatisées, dépressives et anxieuses – c’est ce que nous avons vu en examinant leur cerveau. Elles auraient besoin d’un traitement psychologique, ce qui est toutefois assez compliqué. Nous publierons prochainement les résultats de cette étude, tout en lançant une nouvelle étude consacrée cette fois au traumatisme des survivants de la guerre en ex-Yougoslavie. »