« Nicholas Winton nous a tous sauvés et nous l'avons appris plus de 40 ans après »
Le film One life/Une vie a été projeté en avant-première au Lucerna à Prague ce week-end : il relate l’extraordinaire histoire du sauvetage d’enfants à Prague en 1939 par un courtier britannique. Aidé par quelques autres, Nicholas Winton est parvenu à faire voyager vers l’Angleterre plus de 660 garçons et filles, en très grande majorité juifs, avant l’arrivée des nazis. Parmi les personnalités présentes lors de cette projection pragoise se trouvaient le président tchèque Petr Pavel mais également l’une des dernières dernières passagères de ces Kindertransporte encore en vie, Milena Grenfell-Baines.
Née Milena Fleischmann à Prague, Lady Grenfell-Baines a aujourd’hui 94 ans et vit toujours en Angleterre. Pendant plus de quarante ans après la guerre, elle n’a pas su qui l’avait sauvée elle, sa sœur et 667 autres enfants. Entretien à écouter en français :
Comment s’est passée la projection au cinéma Lucerna à Prague ?
Milena Grenfell-Baines : « C’était formidable. J’ai déjà vu ce film quatre fois en Angleterre mais voir Anthony Hopkins jouer c’est vraiment comme voir Nicky (A. Hopkins interprète Nicholas Winton âgé tandis que Johnny Flynn joue ce rôle au moment des faits, ndlr). Il y avait le président tchèque qui m’a dit qu’il avait pleuré. »
Et vous, vous pleurez en regardant le film ?
« Non, parce que je raconte cette histoire dans les écoles depuis dix ans. C’est vrai que pendant 40 ans nous ne savions pas qui nous avait sauvé. Esther Rantzen de la BBC nous a invités en studio pour lui faire une surprise et pour nous faire une surprise. C’est comme ça qu’on l’a retrouvé. »
L'émission That's Life sur la BBC en 1988
C’est un grand moment de télévision, très émouvant. Vous êtes assise à côté de Nicholas Winton dans le studio. Que pensez-vous en ce moment précis ?
« C’est un choc pour tout le monde. Tout ça se passe très vite, ce n’est qu’après que nous réalisons. Et après nous sommes restés très bons amis. Je suis dans le nord de l’Angleterre et lui pas loin de Londres. Mais il était très aimable, il était déjà vieux mais jouait au bridge et récitait Shakespeare. Il ne voulait pas parler du passé, il ne voulait parler que du présent et de l’avenir. »
Il semblait être traumatisé – ce qui est montré dans le film – par le fait de ne pas avoir sauvé plus d’enfants et par le souvenir de ce dernier train qui devait partir avec plus de 200 enfants de Prague mais qui n’a jamais pu partir en septembre 1939 à cause du début de la guerre. Il n’en a jamais parlé avec vous ?
« Non, parce que tout le monde savait ce qui s’était passé. J’étais avec ma sœur dans le dernier train parti. Elle avait 3 ans et moi neuf ans. Il ne voulait pas parler des choses passées parce qu’il y a d’autres choses plus importantes et qu’il faut toujours penser à faire de bonnes choses. Depuis, je visite les écoles et raconte cette histoire aux jeunes. En un an j’ai visité au moins 90 écoles. »
Vous dites vous-même que votre mémoire a 'bloqué' ce départ en train, que vous ne vous souvenez de rien même si vous avez dû vous occuper de votre petite sœur. Aucun souvenir donc ?
« Aucun. Ma mémoire c’est ce cahier de souvenirs, dans lequel tous mes amis ont écrit un mot et signé. Mon grand-père me l’a donné et a écrit sur la première que je devais rester fidèle à mon pays, à mes parents et à ‘ton grand-père qui t’aime beaucoup’, à la date de notre départ, le 31 juillet 1939. C’est ce qui m’aide à me souvenir. »
« Nos parents ne nous ont jamais expliqué. Personne ne savait comment ils avaient pu prendre ces trains. Il a fallu attendre 1988 et cette rencontre avec Nicholas Winton pour que le mystère soit résolu. »
Vous êtes parmi les rares enfants de ces trains Winton dont les parents ont également réussi à fuir. Mais le reste de votre famille a été assassiné dans les camps nazis…
« Oui, mes cousins, mes tantes, mes oncles, toute la famille. »
Il y a quand même une de vos cousines qui a survécu aux camps et est devenue une grande artiste : Zuzana Růžičková
« Oui, elle a survécu à trois camps pendant cinq ans. Elle était très talentueuse au piano mais ses mains avaient beaucoup souffert en déportation. Elle voulait toujours jouer alors pendant deux ans elle n’a fait que répéter et a fini par entrer à l’école de musique. Finalement, elle est devenue la plus grande claveciniste des pays tchèques ! »
Un passeport tchécoslovaque pour Thomas Mann
Vous avez passé une partie de votre enfance dans le village de Proseč, qui est lié à l’écrivain Thomas Mann grâce à votre père Rudolf Fleischmann. Comment s’est passée cette histoire ?
« Mon père a toujours admiré les livres de Thomas Mann. En 1936, Thomas Mann était en Suisse et les Allemands ont annulé son passeport – il ne pouvait plus voyager. Mon père a demandé au maire de Proseč s’il pouvait lui délivrer un permis de résidence. Mais pour ça il fallait l’accord du président de la République, Edvard Beneš. Mon père est allé à Prague voir Beneš, qui a accepté et a envoyé mon père en Suisse pour lui offrir son nouveau passeport tchécoslovaque. Thomas Mann est venu à Proseč pour remercier, avant de quitter l’Europe pour l’Amérique. »
« Le 13 mars 1939, le jour d’avant l’invasion nazie à Prague, mon père a reçu l’alerte que la Gestapo le recherchait à cause de ça. On lui a conseillé de se cacher à Berlin, où personne ne le chercherait, avant de fuir vers l’Angleterre. Il a réussi à y aller. Et au mois de mai, notre mère nous a annoncé que ma sœur et moi nous devions partir pour l’Angleterre. Nous ne savons pas comment ma mère a reçu le message, cela reste un mystère même si dans le livre de Nicholas Winton on a retrouvé la carte de visite de mon père. Donc il a vraisemblablement été mis au courant des activités de Winton et l’a contacté pour nous sauver. C’est sans doute comme ça que nous sommes arrivées en Angleterre, mais ça reste un mystère. »
Il y a une scène dans le film où Helena Bonham Carter, qui joue la mère de Nicholas Winton, ouvre un courrier contenant des injures antisémites contre les enfants réfugiés. Avez-vous eu à faire face vous-même à des réactions hostiles ?
« Même aujourd’hui ça recommence encore l’antisémitisme, à Londres notamment. Moi cela ne m’est jamais arrivé. Et la famille anglaise qui nous a accueillies était très gentille ! »
Un dernier train jamais parti
Quel premier souvenir gardez-vous de cette famille d’accueil ?
« Je sais que cela s’est passé mais ne me souviens pas. Un Monsieur nous a emmenées en train dans sa ville. Ils habitaient dans une petite maison avec leur fille, qui est allé habiter chez sa grand-mère pour nous faire de la place et ne pas nous séparer. »
Vous avez avec vous les papiers que vous aviez sur vous à l’époque...
« Oui je portais ce papier autour du cou avec mon nom et mon numéro. J’ai aussi le permis avec ma photo. Le gouvernement anglais ne voulait plus de réfugiés parce qu’en 1938 il y avait déjà 10 000 réfugiés d’Autriche et d’Allemagne. Donc il fallait une famille d’accueil en amont et 50 livres sterling de garantie. Sans permis de travail, mais de toute façon nous étions des enfants. J’ai aussi un tampon nazi fait pendant la traversée en train sur mes papiers et nous sommes finalement arrivées le 2 août en Angleterre. La guerre a ensuite éclaté et le dernier train avec 200 enfants n’a jamais pu partir et on sait que quatre d’entre eux seulement ont peut-être survécu. »
« Il faut souligner que ce n’est pas Nicholas Winton qui a révélé cette histoire. C’est Esther Rantzen qui l’a retrouvé et grâce à elle nous nous sommes retrouvés et avons pu lui exprimer notre reconnaissance. Elle est très malade mais je lui écris pour tout lui raconter. »
Quand êtes-vous rentrée pour la première fois en Tchécoslovaquie ?
« Une fois en 1975 pour voir les Spartakiades, parce que j’étais membre du Sokol quand j’étais petite. À l’époque c’était difficile et très strict. Je ne pouvais pas rendre visite aux amis. Mais depuis que le pays est libre je viens chaque année avec un groupe de musique à Prague. »
Avez-vous fait poser des Stolpersteine pour les membres de votre famille ici ?
« Nous sommes en train pour ma mère. Pour mes grands-parents il y en a déjà deux dans la rue Kozí à Prague. »
Le film Une vie sortira en France et en Belgique le 21 février.