Nicolas de Lavergne : « La science est faite pour être partagée »
« Les nouvelles modalités d’accès à l’information : Open Access et l’évolution des droits d’auteur » - tel était le thème d’une conférence donnée le 1er décembre dernier à l’Institut français de Prague par Nicolas de Lavergne de la fondation Maison des Sciences de l’Homme de Paris. Ce dernier a évoqué ensuite au micro de Radio Prague ce thème qui, à l’âge du numérique et de la communication électronique, devient de plus en plus important.
« Ce qu’on peut dire c’est qu’effectivement le numérique a révolutionné, depuis une vingtaine d’années maintenant, la diffusion des connaissances et des publications scientifiques. Il faut d’ailleurs se rappeler qu’au départ l’Internet a été créé par des universitaires pour partager des informations scientifiques et que c’est à partir de ce modèle-là que c’est devenu par la suite beaucoup plus large. Mais la vocation originelle de l’Internet était le partage de publications scientifiques. Dans le cadre de l’Internet globalisé qui s’est mis en place et qui a été immédiatement saisi par des entreprises multinationales, il y a dans le domaine scientifique des entreprises qui ont accaparé l’Internet pour diffuser les informations autrement et pour en tirer profit mais il y a aussi beaucoup de chercheurs qui se sont emparés de l’Internet pour diffuser plus largement et d’une façon beaucoup plus ouverte leurs publications scientifiques. »
Expliquons le terme « Open Access » ...
« Le mouvement de l’Open Access ou Accès libre est l’accès ouvert aux publications scientifiques qui est né à peu près en même temps que ces gros opérateurs qui ont capté les revues et mis en place un système dans lequel l’accès aux revues scientifiques est enfermé par des abonnements très chers, par des paiements à l’article très chers, etc. Ces chercheurs, on le sait, ont une longue tradition du partage non rémunéré de la science. La science est faite pour être partagée. C’est un patrimoine commun de l’Université. Il ne faut pas que le progrès général des sciences soit confisqué par des acteurs économiques qui d’ailleurs peuvent avoir un rôle dans la diffusion. Cependant quand le rôle de ces acteurs économiques n’était pas celui de la diffusion mais au contraire de la restriction à l’accès, ces chercheurs ont considéré qu’il fallait mettre en place des structures, des institutions pour diffuser les publications en accès libre, c’est-à-dire que chacun, sans avoir à payer, à s’identifier ou à appartenir à une institution qui paie, puisse accéder au maximum de publications scientifiques. »
Dans quelle mesure ces nouveaux phénomènes se reflètent-ils dans le domaine des droits d’auteurs ?
« Alors, la question des droits d’auteurs se pose de façon particulière dans le monde de la recherche scientifique parce que, effectivement, il y a une tension entre la cession des droits d’auteurs par les chercheurs eux-mêmes aux grandes entreprises de diffusion et de publication et, de l’autre côté, des chercheurs qui pensent que plutôt que de céder leurs droits aux grandes entreprises il faut les ouvrir, les libérer, les publier sous forme de licences ‘Creative Commons’ ou en ouvrant les droits de manière à diffuser leurs publications au plus grand nombre. Les chercheurs perçoivent très rarement les droits d’auteurs, à part quand ils publient leurs livres dans des maisons d’éditions de façon traditionnelle, sinon, sur les publications scientifiques ils n’ont jamais perçu de droits d’auteurs. »Notre conception des droits d’auteurs connaît donc une évolution. Dans quel sens évolue-t-elle ?
« Le droit d’auteur a des exceptions, parce qu’il faut savoir que c’est un droit avec des règles mais aussi des exceptions qui permettent depuis très longtemps, par exemple de citer un article ou une œuvre non scientifique dans le cadre d’un article scientifique pour l’analyser, pour le critiquer, etc. Donc il y a toujours eu des exceptions. Aujourd’hui ce qui se passe, ce sont des luttes à partir de ces droits et de ces exceptions, de l’usage loyal (« fair use ») et des licences, pour aller vers une plus grande ouverture ou au contraire pour aller vers une forme de fermeture et d’appropriation. »Quel est votre avis sur notre conception des droits d’auteurs ? Sont-ils trop rigoureux ? Faut-il faciliter au public l’accès aux biens immatériels, à la littérature, à la musique, aux œuvres d’art ?
« Pourquoi le droit d’auteur est-il menacé dans le monde numérique que nous connaissons aujourd’hui ? C’est parce que, effectivement, la reproduction n’est plus limitée par le support physique et le fait que quelqu’un l’achète, ne prive pas quelqu’un d’autre de l’achat. Il y a un stock de livres et quand il est épuisé, plus personne ne peut en acheter. Par contre, quand vous téléchargez un fichier, vendu ou pas, cela n’empêche pas dix mille, vingt mille, trente mille autres personnes de le télécharger aussi. Donc, c’est pour ça qu’il y a un changement de ce point de vue-là dans la vente, la diffusion et la circulation des biens immatériels. Pour ce qui concerne les publications scientifiques au sens assez large, ça fait partie des domaines qu’on pourrait appeler ‘domaine public’, c’est-à-dire des biens communs, des choses qui sont importantes pour le progrès et le bien général de l’humanité et ne doivent pas être accaparées par des acteurs précis. »
Vous êtes spécialiste des humanités numériques ce qui est un domaine de recherche qui n’est pas facile à définir. En tout cas j’ai trouvé toute une série de définitions qui sont loin d’être identiques. Quelle est donc votre définition ?
« Les humanités numériques (Digital Humanities) c’est à la fois la numérisation des humanités, c’est-à-dire le fait qu’aujourd’hui on est dans un monde qui est autant numérique que réel. Enfin le numérique fait partie du réel, ce n’est pas un autre monde qui s’ajoute au nôtre. C’est le même monde mais qui est étendu. Les humanités numériques est un ensemble assez compliqué. C’est à la fois le numérique dans notre monde - comment l’analyser - c’est aussi le numérique dans le champ scientifique y compris les possibilités qu’il donne, par exemple ‘Big data’, l’analyse des données. Et puis ce sont toutes ces possibilités de diffusion, au-delà des barrières, au-delà des frontières, dans certains cas au-delà des barrières de langues parce que les traductions automatiques sont de plus en plus efficaces. Voilà, ce sont des humanités augmentées. »Quel pourrait être le rôle des humanités numériques dans la diffusion, le partage et la valorisation du savoir ?
« Aujourd’hui elles jouent un rôle important dans le sens où elles sont pionnières, elles sont à l’avant-garde justement de la diffusion du savoir. C’est à dire les publications scientifiques doivent êtres structurées, pensées pour être diffusées en ligne et de ce point de vue-là, il y a des chercheurs qui sont particulièrement attentifs à faire en sorte qu’un livre ne soit plus juste seulement une série de phrases avec une majuscule au début et un point à la fin mais presqu’une base de données. C’est-à-dire qu’on puisse circuler dedans autrement, qu’on puisse aller voir des éléments connexes, qu’on puisse passer d’une partie à l’autre. Il y a beaucoup de possibilités ouvertes par le numérique d’une façon générale pour explorer différemment le monde. »
Une des définitions des humanités numériques dit que c’est un domaine de recherche au croisement de l’informatique et des arts, lettres, sciences humaines et sciences sociales. Pouvez-vous donner un exemple de l’application des méthodes utilisées par les humanités numériques dans la littérature ou dans la recherche littéraire ? Est-ce le cas, par exemple, de la présentation simultanée de l’œuvre littéraire et de l’œuvre peinte de William Blake ?
« Je ne connais pas précisément cette présentation mais on peut donner d’autres exemples. Il y a des chercheurs qui ont travaillé sur la République des Lettres au XVIIIe siècle et qui ont montré en fait, à partir des lettres échangées par des savants de l’époque, tous les réseaux de diffusion et de savoir qu’il aurait été beaucoup plus compliqué de montrer uniquement de façon linéaire en travaillant dessus. Mais là, en mettant une base de données simple, on peut avoir des représentations graphiques, des mises en forme, des cartographies qui justement parviennent à montrer des choses qu’on ne peut pas montrer uniquement avec des schémas ou avec du texte. »