Une biographie d'Olga Scheinpflugova

Olga Scheinpflugova

Difficile de trouver une autre femme dont le sort serait aussi lié au sort de son pays. Elle s'appelait Olga Scheinpflugova, et elle était actrice et femme de lettres. Elle n'a jamais été exceptionnellement belle. Son visage avait trop de caractère pour pouvoir plaire au cinéma, à l'époque où les vedettes de l'écran arboraient des visages lisses et dépersonnalisées. Par contre, au théâtre son art dramatique, son visage expressif et sa voix un brin enrouée faisaient merveille. Elle a vécu sous plusieurs régimes, elle a survécu à leurs chutes, elle a connu la gloire, mais aussi de longues périodes de disgrâce. Après la Deuxième guerre mondiale, Olga Scheinpflugova s'est mise à rédiger ses Mémoires. Bien qu'elle n'ait pas eu le temps de l'achever, le livre publié longtemps après sa mort, reste un témoignage haut en couleur sur la vie d'une femme exceptionnelle et sur le théâtre tchèque de la première moitié du XXème siècle. Olga Scheinpflugova est née le 3 décembre 1902. Bien qu'il soit difficile d'y croire, aujourd'hui elle serait centenaire.

"J'ai été de ce monde" c'est ainsi que Olga Scheinpflugova a intitulé son livre. Il ne faut pas oublier que c'était le second livre, dans lequel elle a raconté sa vie. Déjà en 1946, elle a publié "Roman tchèque" ou elle évoquait sa liaison avec l'écrivain Karel Capek qui était probablement l'écrivain tchèque le plus célèbre de son temps. Pendant de longues années, elle était l'amie intime de Karel Capek, et elle a fini par l'épouser. L'amitié de cet homme était pour elle, probablement, la chose la plus précieuse dans la vie. Dans "Roman tchèque" elle parle dans un style passionné et poignant de cette amitié, de son début plein de promesses, de la rupture, de la réconciliation. Elle évoque la vie artistique de Capek, ses ambitions littéraires, ses succès et ses échecs. Elle parle aussi de la dernière période de sa vie, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, lorsque l'écrivain malade assistait à la mort du Président Masaryk, son ami, et voyait se désintégrer la Première république tchécoslovaque, avec laquelle son destin était étroitement lié. Traqué par les gens qui le haïssaient à cause de ses opinions démocratiques qu'il ne se lassait pas de propager dans les journaux, l'écrivain était à bout de forces. Le traité de Munich, qu'il considérait comme son échec personnel, l'a terrassé. Il est mort d'une pneumonie, quelques mois seulement avant l'occupation de son pays par les troupes nazies.


Dans ses Mémoires, Olga Scheinpflugova passe sur cette partie de sa vie. Elle raconte avec une richesse de détails son enfance, elle parle de sa famille. Son père, Karel Scheinpflug, était lui-même écrivain et dramaturge. Il racontait dans ses romans et nouvelles des destins exceptionnels et critiquait la morale bourgeoise et les défauts de la société tchèque. La mère d'Olga est morte, quand la petite fille n'avait que huit ans. Elle parle donc de sa belle-mère, sévère mais juste. Elle n'oublie pas sa soeur aînée, Hanka, qui joue dans sa vie le rôle d'ange gardien, aime tendrement et fidèlement sa petite soeur et continuera à l'aimer ainsi, pendant toute sa vie. Des chapitres captivants sont consacrés à la société tchèque et la vie à la campagne, au début du XXème siècle. C'est le temps où l'on fait encore tout à la maison, les femmes cuisinent, font le ménage, cousent, tricotent, brodent, confectionnent les vêtements pour toute la famille grâce à la machine à coudre, polissent des ustensiles de cuivres, font elles-mêmes leurs coiffures souvent bien compliquées et, le soir, elles ont encore le temps de lire d'épais romans. Cette vie à l'ancienne est perturbée par l'arrivée de la Première Guerre mondiale, de la pénurie et de l'incertitude. La petite fille devient demoiselle...


C'est pendant la Grande guerre que Olga trouve sa vocation. Elle désire, depuis toujours, être comédienne et se décide à réaliser ce dessein. On l'amène à Prague, et elle commence à prendre des leçons d'art dramatique chez la grande tragédienne de l'époque, Marie Hübnerova, qui deviendra pour elle l'exemple d'une vie et d'un talent exquis sacrifiés complètement au théâtre. Olga suivra l'exemple de cette actrice légendaire. Le théâtre sera, désormais, l'élément principal de sa vie et la force motrice de ses activités. Il sera donc, aussi, le thème majeur de ses Mémoires. Le chapitre consacré à Marie Hübnerova est le premier dans la galerie des portraits des grands acteurs et d'autres artistes par lesquels Olga Scheinpflugova a orné son livre. Elle fait surgir devant nous toute une génération de grands acteurs qui l'ont précédé sur les scènes de Prague, et elle brosse aussi des portraits de ses contemporains. Grâce à ces portraits, son autobiographie prend une ampleur beaucoup plus large et devient une espèce d'histoire du théâtre de la première moitié du 20ème siècle. Olga a l'occasion de connaître la majorité des grandes vedettes du Théâtre de Vinohrady et du Théâtre national, les plus prestigieuses scènes de la capitale tchèque. Elle joue avec ses célébrités, parfois elle partage avec elles sa loge de théâtre. Dans son livre, elle évoque, entre autres, le talent de la comédienne Andula Sedlackova qui excellait dans les comédies de salon, le tragédien du Théâtre national, Vaclav Vydra, dont la présence sur la scène avait quelque chose de monumental, la comédienne Zdenka Baldova, dont le talent comique a brillé aussi au cinéma, Eduard Kohout, qui était pendant longtemps jeune premier du Théâtre national ou encore Frantisek Smolik, artiste modeste qui savait donner aux personnages qu'il incarnait la chaleur humaine et la vérité poignante. Olga Scheinpflugova connaît, non seulement leur visage publique, mais aussi leur visage véritable caché parfois soigneusement sous le fard. Elle découvre ce qui se cache derrière ces apparences: l'incertitude, la peur de la concurrence, le carriérisme, la peur de l'avenir. Néanmoins, aucun de ces portraits n'est antipathique. Elle ne juge pas ses collègues de théâtre, et si elle parle parfois de leurs faiblesses, c'est par souci de la vérité et pour rendre leurs portraits plus vivants. Elle sait bien que les chemins de l'art sont souvent tortueux, et ce qu'elle écrit est empreint, malgré tout, d'une profonde admiration pour ces grands personnages de l'art dramatique tchèque.


Parallèlement à sa profession théâtrale, Olga Scheinpflugova poursuit sa carrière de romancière et dramaturge. L'écrivain et poète Hanus Jelinek lui consacrera un chapitre dans son Histoire de la littérature tchèque: "Actrice de talent et de race, Mlle Olga Scheinpflugova a remporté quelques retentissants succès comme auteur dramatique, écrira-t-il en 1935. Depuis une dizaine d'années, cette petite personne blonde déploie une prodigieuse activité: elle n'est pas seulement une des actrices les plus applaudies du Théâtre national, elle fait des pièces avec une adresse surprenante, elle écrit des romans tout à fait respectables et même des vers qui le sont déjà moins." Hanus Jelinek parle de plusieurs pièces de théâtre écrites par Olga Scheinpflugova, dont "L'amour n'est pas tout", où il apprécie "le dialogue sémillant et un ton de gaminerie touchant et sincère, mais souvent trop faubourien", ou la pièce intitulée "Le Trou", qui persifle les intellectuels incapables de vivre et confronte leur gaucherie avec l'esprit pratique et débrouillard du petit peuple. "Les romans de cette infatigable jeune actrice, conclue Hanus Jelinek, ont les même qualités de grâce spirituelle, de verve et légère fantaisie, avec, au fond, une sorte de tristesse romanesque et quelque peu sentimentale."


Les Mémoires d'Olga Scheinpflugova sont inachevés. Ils se terminent au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et ne parlent pas des années d'après-guerre, de la disgrâce dans laquelle la comédienne est tombée sous le régime communiste et de son retour à la gloire, dans les années soixante. A la fin de sa vie, elle a été de nouveau une actrice très applaudie, sollicitée par le théâtre, le cinéma et la télévision, personnification d'une étape glorieuse de la vie culturelle tchèque. Elle est morte en avril 1968, au milieu de la période du réveil politique tchèque, quelques mois avant l'occupation de la Tchécoslovaquie par les armées du Pacte de Varsovie et le début de la triste période de normalisation qui allait paralyser la culture tchèque. La mort l'a surprise en plein travail, comme si elle voulait lui épargner cette nouvelle épreuve.

Sa vie était remplie, jusqu'au bord, par le théâtre. Elle a confié, dans son livre, que les répétitions, la mémorisation des textes, le travail souvent difficile ne pouvaient pas lui gâcher le plaisir de faire du théâtre. Son activité lui semblait quasi surnaturelle. Elle savait que les méthodes et les divers systèmes d'interprétation théâtrale ne pourraient jamais expliquer, vraiment, le miracle qui se produit sur la scène, "cette illumination particulière qui permet à un comédien d'être un artiste et non seulement un technicien, un instrument qui exécute des ordres."