Le solo du peintre-magicien Frantisek Tichy

Cachon, 1939

Nous sommes, à Paris, à Noël 1930. Dans les rues de Montmartre, on peut croiser un couple de jeunes Tchèques. Depuis quelques jours, ils mènent une vie de clochards. Ils sont sans un sous, et le propriétaire de l'hôtel Trois frères les a jetés sur le pavé. Au Réveillon, les amoureux se réfugient dans un magasin vide, pas loin de la basilique du Sacré-Coeur. Les journaux leurs servent de couvertures... Sont-ils malheureux, à bout de forces ? Pas du tout. Ils s'aiment, et ils sont persuadés que, tôt ou tard, la chance leur sourira. Et puis, ils sont à Paris, dans leur ville de rêve. Au paradis des artistes. Lui, cet homme aux cheveux noirs et au regard perçant, s'appelle Frantisek Tichy. Il va devenir un des géants de l'art tchèque du XXe siècle...

La rétrospective du peintre, dessinateur, graphiste, illustrateur et scénographe, Frantisek Tichy, ouverte récemment à Prague, est une exposition événement en République tchèque. Elle regroupe près de 300 ouvrages de cet artiste à talents multiples et au caractère compliqué, bohème et, en même temps, renfermé sur lui-même, mystérieux. Son oeuvre reflète son esprit : elle est imprégnée de magie, de gaieté comme de mélancolie...

On l'appelle le peintre-sorcier. Car Frantisek Tichy avait été, pendant toute sa vie, été passionné par le cirque, le théâtre, le cabaret... Par cet univers, où l'impossible devient, pour quelques dizaines de minutes, la réalité, où les personnages masqués changent d'identité, où l'on ne sait plus très bien ce qui est vrai et ce qui est une illusion. Le futur peintre, né à la fin du XIXe siècle, dans une famille de petit commerçant, grandit dans la banlieue pragoise. Un jour, un cirque débarque dans son quartier. Le petit Frantisek regarde, émerveillé, les clowns, les acrobates, la belle écuyère... Le directeur du cirque lui permet, ainsi qu'à ses copains, de s'occuper des chevaux. En récompense, les gamins peuvent assister, gratuitement, à chaque spectacle. Tichy gardera toujours, au fond de lui, quelque chose de cet enfant, traînant au milieu des roulottes du cirque...

On pourrait presque dire que Tichy-homme et Tichy-artiste étaient deux personnages différents. Ecoutons Jana Orlikova, commissaire de son exposition pragoise : "Frantisek Tichy était une tête brûlée, un buveur sans soucis du lendemain. Mais au travail, il était très sérieux. Il était très exigent envers lui-même, et, bien sûr, envers les autres."

Entre les deux guerres, Frantisek Tichy apprend la lithographie, puis, il passe quelques années aux Beaux-Arts de Prague, mais n'obtient jamais le diplôme. Il collabore avec des journaux, des théâtres, des maisons d'éditions. Les femmes, qu'il dessine pour le mensuel Eva, ont la taille de guêpe et des jambes encore plus longues que Marlène Dietrich, elles portent de charmants chapeaux et des tailleurs à la Coco Chanel. Il savait déjà, dirait-on, comment sont les Parisiennes... Bientôt, Frantisek Tichy allait les voir de ses propres yeux.

En 1930, Frantisek Tichy part en France. Il va y passer cinq ans. Les amis du peintre affirmaient, avec un petit sourire, que Tichy n'était pas parti en France, mais... qu'il s'y était enfui... devant, écoutez bien, ses deux fiancées, car il était fraîchement amoureux de la troisième. Elle s'appelait Marie, et c'était sa future femme. Non seulement Tichy s'inspirait de la commedia dell'arte, il l'a vivait, parfois aussi ... Avec Marie il voulait, tout d'abord, aller à Marseille. Ne parlant pas un mot de français et muni de faux horaires du train, le couple descend, par erreur, à Lyon et cherche désespérément la mer... Arrivé, enfin, au sud de la France, Frantisek Tichy revit. Comme chaque peintre, d'ailleurs. Il était ébloui par la lumière provençale, par les couleurs éclatantes et la nature verdoyante. Il dessine, fait des centaines d'esquisses, saisit, avec humour, les images de la vie quotidienne : des papas ventripotents, assis dans des cafés, fumant des cigares et lisant des journaux, des mamans, des poussettes, des enfants, des chiens...

Après ce bref séjour marseillais, Frantisek Tichy et sa Marie remontent à Paris. Nous les avons déjà rencontrés, à Montmartre, pauvres, mais heureux. Bientôt, ils s'installeront à Cachan, au sud de Paris, et ensuite à Clichy. A Paris, Tichy gagne sa vie comme tapissier. Parallèlement, il fait ses peintures, dessins et aquarelles. Ses tableaux parisiens, exposés actuellement à Prague, respirent le charme de la ville sur la Seine. L'artiste peint des toits de maisons à Cachan, le Pont Sully, la Tour Eiffel, l'Eglise Saint-Germain, des ruelles, cafés, coins et recoins... Tichy n'oublie pas, pour autant, son cirque adoré, les trapézistes, les équilibristes, les dompteurs, les clowns reviennent souvent sur ses tableaux. Sous les projecteurs, on voit bien leurs masques, leurs costumes, leurs accessoires...

Le séjour français fut un événement décisif pour la création et la vie de Frantisek Tichy. Jana Orlikova explique... "Tichy a compris qu'en fait, il suivait la même direction que les peintres français. Contrairement à la situation en Bohême, l'art en France ne devait jamais justifier son existence. Il fait, tout naturellement, partie de la vie de la société française. Chez nous, les artistes devaient faire quelque chose de plus, ils étaient porteurs d'informations, éducateurs. Mais Tichy, il n'était intéressé que par la création pure, dépouillée de toutes ces fonctions secondaires. En France, il a trouvé le climat favorable. Tichy s'est laissé influencer par Seurat, par Chardin. Sinon, à Paris, il n'a pas fréquenté le milieu artistique français. Il était entouré de ses amis tchèques, du peintre Jan Zrzavy, du compositeur Bohuslav Martinu, et de son épouse française, Charlotte. Pendant un certain temps, ils habitaient tous ensemble, dans le même immeuble. Ils s'amusaient bien, c'était une joyeuse compagnie."

Frantisek Tichy est revenu à Prague en 1935. C'était un artiste accompli, à juste titre sûr de soi-même. De nouveaux sujets et personnages apparaissent sur ses tableaux et feuilles graphiques : Don Quijote, Paganini, les scènes du Nouveau Testament. L'artiste réalise de nombreuses expositions à succès et des décors pour le Théâtre national de Prague, illustre des chefs-d'oeuvre de la littérature mondiale, par exemple des romans de Balzac, des poèmes de Rimbaud... En plus, Frantisek Tichy est nommé professeur à l'Ecole supérieure des Arts Décoratifs. Mais... petit à petit, la politique prend le dessus sur l'art. Si, dans sa vie, Frantisek Tichy était capable d'obéir, c'était seulement à son imagination. Jamais à une doctrine politique. En 1951, il est révoqué du poste de professeur. Il se consacre davantage à l'art graphique. La plupart d'oeuvres de cette époque sont dédiées à ses amis. Atteint d'une maladie psychique, Frantisek Tichy meurt en 1961, à l'âge de 65 ans.

Admiré dans son pays, Frantisek Tichy est très peu connu à l'étranger. Jana Orlikova explique pourquoi. "Tichy vivait à Paris au temps de la crise économique. Les peintres étrangers avaient du mal à vendre leurs tableaux. Ensuite, il y a eu la Deuxième Guerre mondiale. Et puis, après le putsch communiste de 1948, les contacts des plasticiens tchèques avec le reste du monde se sont brisés. Seuls les émigrés, ou les Tchèques qui se sont mariés à l'étranger, ont pu emporter les oeuvres d'artistes tchèques à l'Ouest. Ainsi, on peut trouver quelques tableaux de Tichy dans des collections privées aux Etats-Unis."

Les historiens de l'art disent de Frantisek Tichy : le cirque et le théâtre étaient, pour lui, des symboles de l'art en tant que tel. Des symboles d'une performance artistique par excellence, dont la splendeur et la légèreté doivent éclipser le travail intense qui se cache derrière.

Frantisek Tichy et son univers splendide et léger vous attendent, jusqu'au 2 mars 2003, à la Galerie de la ville de Prague, place de la Vieille-Ville.

Auteur: Magdalena Segertová
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