Un siècle dans l'architecture
Un grand respect pour les traditions et le passé - tel était, d'après l'historien de l'art Pavel Zatloukal, le trait caractéristique du XIXe siècle, trait qui manque à la société de notre temps. Pavel Zatloukal sait ce qu'il dit. Il est auteur du livre intitulé "Les récits d'un long siècle" consacré à l'architecture en Moravie et en Silésie entre 1750 et 1918. Cet ouvrage a obtenu le titre de "Livre de l'année" dans le cadre du concours Magnesia Litera, titre considéré comme l'Oscar littéraire tchèque.
Il est rare que l'on parle de littérature à la télévision tchèque. L'un des objectifs des organisateurs du concours Magnesia Litera est donc d'attirer l'attention du grand public, y compris celle des téléspectateurs, sur les livres exceptionnels qui viennent d'être publiés en Tchéquie. Si l'année dernière, c'était l'ouvrage « Böhmische Dörfer » (Villages de Bohême) de Jürgen Serke qui avait obtenu ce titre prestigieux, cette année, ce fut au tour d'une oeuvre d'un historien de l'art qui est directeur du Musée des Arts à Olomouc, métropole de Moravie centrale. Le livre "Les récits d'un long siècle" est sans doute l'ouvrage le plus important consacré, jusqu'à présent, à l'évolution de l'architecture en Moravie et en Silésie au XIXe siècle.
Pendant longtemps, on a eu tendance à sous-estimer l'architecture du XIXe siècle, à laquelle on reprochait son éclecticisme et son manque d'originalité. En effet, les architectes de cette époque puisaient librement dans les styles des siècles passés sans arriver à créer un style nouveau. Sous les façades néo-gothiques, néo-Renaissance et néo-baroques, les constructions de ce temps-là se transformaient pour satisfaire aux exigences des temps modernes. La révolution industrielle, l'évolution démographique impétueuse et le flux des populations vers les villes étaient autant de défis pour l'architecture et l'urbanisme. Les besoins pratiques de la société se heurtaient cependant aux traditions, aux concepts romantiques et à l'engouement pour l'histoire. C'était le jeu des apparences: sous l'aspect d'une forteresse du Moyen Age se cachait une usine textile, la façade d'un palais Renaissance embellissait une maison de rapport. L'architecture du XIXe siècle ne manquait pas de paradoxes, mais c'est à cette époque-là qu'il faut chercher déjà les racines de l'architecture fonctionnaliste considérée comme le symbole de la modernité.
Un livre monumental de 700 pages, avec d'innombrables illustrations pesant quatre kilos - tel est le fruit du travail de Pavel Zatloukal qui s'échelonne sur une trentaine d'années. Pourquoi un tel intérêt pour l'architecture du XIXème siècle? "J'ai commencé à m'intéresser à ce thème vers la fin des années 1960, donc au moment où personne ne s'en occupait », a dit Pavel Zatloukal au journal Mlada fronta Dnes. « Même dans les courants des décennies suivantes, ceux qui s'occupaient d'un sujet aussi obscure se connaissaient, et on pouvait les compter avec les doigts des deux mains. Encore aujourd'hui, c'est un thème laissé pratiquement en friche, quoique, en Allemagne par exemple, surtout après la réunification des deux Etats allemands, on a publié un grand nombre de livres sur ce sujet. On étudie cette période beaucoup plus en Autriche, en Pologne et en Hongrie. Nous ne pouvons pas nous mesurer avec ces pays, ce qui est surprenant, dans une certaine mesure, car notre peuple se réfère beaucoup à la période de l'éveil national au XIXe siècle. Et c'est justement à ce siècle-là qu'on ne prête que peu d'attention."
Le livre s'appelle "Les récits d'un long siècle" et son auteur a l'ambition de présenter l'architecture comme un organisme vivant. Il nous raconte des récits consacrés à différents projets architecturaux réalisés en Moravie et en Silésie. Illustrant son propos par de nombreux documents, dont des plans, des photos historiques et contemporaines, des gravures et des tableaux d'époque, il évoque l'urbanisation de la Moravie et choisit quelques projets qui ont transformé le visage des villes moraves. Un chapitre important est consacré à la construction du boulevard circulaire dans la ville de Brno inspiré par une construction du même genre dans le centre de Vienne, boulevard qui pourrait, lui-même, donner de l'inspiration aux architectes cherchant une issue à la crise de la ville moderne.
Le livre démontre aussi que nos ancêtres moraves prêtaient une grande attention au paysage en cherchant à le remodeler avec générosité et sensibilité pour le rapprocher d'un paysage idéal. L'auteur parle en détail notamment du domaine Lednice-Valtice-Breclav, un parc immense en Moravie du sud qui, sur une superficie d'une centaine de kilomètres carrés, englobe des forêts, des étangs, des collines, des plaines, des châteaux et un certain nombre de pavillons pittoresques disséminés dans le paysage. De nombreux chapitres sont consacrés à la restauration de monuments historiques, et notamment à l'effort de terminer la construction des cathédrales inachevées qui était typique pour cette période. "Ni le Moyen Age, ni la Renaissance, ni le baroque n'ont trouvé assez de force et de volonté pour un tel acte gigantesque," souligne Pavel Zatloukal. Et il amène son lecteur jusqu'au seuil du XXe siècle en lui montrant les particularités de l'architecture fin de siècle en Moravie, architecture qui préparait déjà le terrain pour les exploits des architectes modernes. "La Moravie diffère considérablement de l'espace culturel pragois », remarque-t-il. « Prague tend vers le cubisme et vers les mises en cause radicales du passé, la Moravie, elle aussi, met en cause, mais avec une légère nostalgie..."
Les limites chronologiques du livre ne correspondent pas exactement au XIXe siècle. En réalité, il embrasse une période entre 1750 et 1918, donc plus d'un siècle et demi. Quel est le dénominateur commun de cette période? C'est, d'après Pavel Zatloukal, une période dominée par l'historisme. Cherchant à nouer un dialogue avec le passé, les gens de cette époque-là renonçaient délibérément à une part de leur individualité et de leur originalité. Ils étaient convaincus qu'à l'époque où la société européenne commençait à subir une transformation tumultueuse, il fallait conserver les formes traditionnelles qui devaient recevoir un contenu nouveau. Selon Pavel Zatloukal, ils cherchaient à sauver ainsi la civilisation. "C'était logique, dit-il, parce que la Révolution française leur a appris qu'au moment où s'écroule le contenu traditionnel, la monarchie par exemple, et aussi la forme traditionnelle, on est assailli par le chaos et la violence, et la civilisation s'effondre. Pour la génération de ce temps-là, c'était un mémento, et c'est pourquoi ils tenaient tellement aux traditions jusqu'à la fin du XIXe siècle."
Quelle leçon peut-on tirer de cette période? Peut-on comparer les architectes et les investisseurs en Moravie de nos jours à leur prédécesseurs? Pavel Zatloukal se montre très critique à l'égard de ses contemporains: "Je ne pense pas beaucoup de bien sur les investisseurs actuels. Beaucoup de temps s'écoulera encore avant qu'on arrive dans ce pays à réparer quelque chose après des décennies de destruction. Et ce n'est pas seulement le problème de l'architecture, je pense à la continuité de l'esprit européen. Je pense au fait que nous, plus précisément nos ancêtres, faisions jadis partie de cette communauté, que nous avions notre mot à dire sur son évolution, son orientation, son atmosphère..."