La fin récente du mois de mai nous ramène inévitablement à l'histoire hussite, à travers deux dates-clé : le 30 mai 1416, Jérôme de Prague suit les traces de son maître Jan Hus dans les flammes du bûcher de Constance. En mai 1434, la bataille de Lipany voit la victoire des hussites modérés sur les radicaux et la paix retrouvée dans le royaume de Bohême. Si le siècle hussite nous occupe aujourd'hui, ce n'est, à vrai dire, pas une grande première : tout au long de leur histoire et notamment en temps de crise, les Tchèques se sont référés à cette période, synonyme de gloire militaire. Il n'est pas étonnant, dès lors, que l'épopée hussite se soit aussi vue réappropriée par divers courants idéologiques. Retour sur une page d'histoire qui a souvent flirté avec le mythe.
"Tabor, voilà notre programme ! ". Ainsi s'exprime en 1910 le futur président de l'Etat tchécoslovaque Masaryk. Quelque peu hasardeuse, la formule s'inscrit dans l'esprit du mouvement national au XIXème siècle, ravivé avec intensité depuis 1867. Cette année voit la naissance de la nouvelle monarchie austro-hongroise. La solution bicéphale choisie par Vienne met en sourdine les droits historiques de la nation tchèque et lui laissent un fort goût d'amertume. A l'intérieur, la tension s'exacerbe entre communautés tchèques et allemandes. La nation tchèque accepte alors la vision de l'histoire formulée par l'historien protestant Frantisek Palacky. Pour Palacky, la période consécutive à la défaite de la Montage Blanche en 1620 consacre un Age des Ténèbres pour les Pays Tchèques. La période hussite représente, dans cet ordre d'idées, le dernier acte significatif de la nation tchèque.
Tabor
Masaryk avait très tôt pris ses distances avec tout nationalisme étriqué et il fut un pourfendeur inlassable des raccourcis historiques simplistes. En 1910, il se réclame pourtant de Tabor, cité hussite modèle fondée en 1420 en Bohême du sud. Le brillant journaliste Peroutka devait montrer, en 1922, l'aspect purement mythique de la référence taborite. Ennemis de tout compromis avec le pouvoir temporel, les taborites n'auraient-ils pas condamné Masaryk comme hérétique ?
La mort de Jan Hus à Constance
Il n'est cependant pas étonnant que l'épopée hussite représente un vecteur de la conscience nationale : elle constitue une période glorieuse de l'histoire militaire tchèque. Signalons que le terme de "hussite" est impropre puisqu'il fut donné par les ennemis du calice après la mort de Jan Hus à Constance. Péjoratif pour ses inventeurs, le terme offre aussi le désavantage d'établir un lien trop étroit entre la pensée de Hus et l'action, parfois violente, de certains de ses partisans. Au départ des guerres hussites, il y a pourtant bien une réaction d'autodéfense. En 1420, le prétendant au trône de Bohême Sigismond de Luxembourg fait publier un bref du pape appelant à la croisade contre les "hérétiques" tchèques. Les armées hussites, commandées par Zizka, infligent à Vitkov - bientôt "Zizkov" - une cuisante défaite aux armées coalisées d'Europe. Ce ne sera que la première d'une longue série.
Jaroslav Cermak: Les hussites
De 1420 à 1431, ce seront cinq croisades de grandes nations qui échoueront face à la détermination d'adversaires inférieurs en nombre. Bien plus, à partir de 1430, les régions frontalières en Hongrie, Autriche et dans l'Empire allemand trembleront face aux chevauchées hussites, incursions tenant lieu de razzias. A la base du succès tchèque, il n'a pas que la foi ardente mais une invention originale : l'ancêtre du char moderne ! Plus exactement un rempart composé de charrettes, à l'intérieur desquelles les guerriers se protégeaient. Elles étaient disposées à un endroit favorable, une pente douce par exemple, où la cavalerie adverse ne pouvait déployer toute sa force. Les succès hussites devaient assurer pendant longtemps une réputation d'excellence aux mercenaires tchèques en Europe.
Jan Zizka
A plus long terme, les victoires hussites ne cesseront plus de constituer un point de référence dans l'historiographie nationale. Quitte à être réinterprétées de manière abusive au gré des courants idéologiques. Deux grands postulats émergent, mêlant réalité et stéréotype : le premier pousse à n'envisager les guerres hussites que sous l'angle du combat nationaliste. Certains groupuscules d'extrême-droite endossent ainsi facilement l'héritage hussite. Jan Hus s'en retournerait aux flammes, lui qui déclarait : " Je vous dis sur ma conscience que si je connaissais un étranger de n'importe quel pays qui serait plus vertueux que mon propre frère, il me serait plus proche que mon frère ". La lecture exclusive des guerres hussites comme conflit entre Tchèques et Allemands est un anachronisme des temps modernes. Hus comptait de nombreux Allemands parmi ses partisans et c'est un Allemand, Nicolas de Dresde, qui institua officiellement la communion sous les deux espèces.
Les hussites
Un autre exemple de réappropriation idéologique est fournie par l'historiographie marxiste après 1948, qui fait des taborites les précurseurs du communisme. Si la thématique sociale est présente dans la pensée de Hus, ses partisans armés délaisseront bien vite l'idéal égalitaire pour la logique militaire. Fondé en 1420, la ville de Tabor était destinée à abriter une communauté vivant selon les règles de la pauvreté évangélique. Dans les faits se forma bientôt une caste de militaires régulant la vie de la cité.
Ludek Marold: La bataille de Lipany
En mai 1434, les taborites sont battus à Lipany par une coalition de hussites modérés et de catholiques. Le mythe de l 'épopée hussite n'en reste pas moins promis à un brillant avenir. Anecdote significative : le soir du 21 septembre 1938, après l'annonce officielle du diktat de Münich, des manifestants envahissent la cour du Château de Prague et imposent comme chef de gouvernement le médiocre général Syrovy. On le prenait pour un nouveau Zizka parce qu'il était borgne, comme lui !