Les deux carrières de Viktor Fischl
"Toutes mes oeuvres prosaïques sont sur l'espoir sous toutes ses formes, tel qu'il se présente dans la vie de l'homme," dit l'écrivain Viktor Fischl, qui vient de recevoir, à Prague, le Prix Jaroslav Seifert. Le prix lui a été décerné pour l'ensemble de son oeuvre. Auteur de nombreux romans, contes, recueils de poésies, livres de souvenirs et traductions, Viktor Fischl, dont la vie s'étend pratiquement sur tout le XXe siècle, continue à écrire.
"Pendant 27 ans, j'ai été employé à plein temps parce que je dirigeais des ambassades d'Israël pas très importantes et, tout simplement, je n'avais pas le temps pour écrire, dit-il. Je n'ai donc ni écrit, ni publié aucun livre pendant 27 ans. Mais j'ai réuni beaucoup de matériel et de notes, et quand je suis parti à la retraite, je me suis mis à écrire des livres presque sans interruption. Quant à la vie diplomatique, elle m'a inspiré un recueil de contes que j'ai intitulé "Les contes d'un vieux haut-de-forme". En dehors de cela, je ne dirais pas que ma carrière diplomatique a influencé mes activités littéraires."
Né en 1912 dans une famille juive de Hradec Kralove, en Bohême de l'est, Viktor Fischl publie son premier recueil de poésies intitulé « Printemps » dès 1933. Pendant la Deuxième Guerre mondiale, il échappe au sort tragique de son peuple en s'exilant en Angleterre. C'est lors de son séjour britannique qu'il se lie d'amitié avec le ministre des Affaires étrangères du gouvernement tchécoslovaque en exil, Jan Masaryk, qui surveillera ses premiers pas dans la diplomatie. Après la guerre et le retour à Prague, la carrière de Viktor Fischl semble prometteuse jusqu'au coup d'Etat qui permet aux communistes de prendre le pouvoir. En 1949, il quitte donc sa patrie pour s'établir en Israël où il prend le nom d'Avigdor Dagan et poursuit sa carrière diplomatique. Aujourd'hui, à l'âge de 92 ans, il ne cesse d'écrire et il a toujours quelque chose à dire. Bien qu'il maîtrise plusieurs langues, il écrit toujours en tchèque, sa langue maternelle.
Il se souvient aussi de ses premiers succès littéraires: "Le premier prix que j'ai reçu en tant qu'écrivain a été le Prix de poésie de la maison d'édition Melantrich, en 1936. Je l'ai reçu pour le livre intitulé "Les Mélodies hébraïques". Mon premier prix pour une oeuvre en prose m'a été décerné onze ans plus tard, pour le roman « Chanson sur le regret ». C'était le Prix du Club littéraire européen, donc le prix littéraire le plus important en Tchécoslovaquie à cette époque-là. Je l'ai reçu au début de l'année 1947, mais déjà, en février de la même année, les communistes ont pris le pouvoir dans le pays. Ils m'ont dit: 'Tu peux garder l'argent que tu as reçu avec le prix, tu n'es pas obligé de le rendre, mais ton livre ne paraîtra pas.' Et, en effet, le livre a été interdit de publication pendant de longues années. Je ne l'ai publié en hébreux qu'après mon départ pour Israël. La version tchèque du livre n'est parue, je crois, qu'après 1990."
C'est sans doute le roman « Les Bouffons du roi » qui est le plus grand succès littéraire de Viktor Fischl. Le roman, qui raconte l'histoire de quatre prisonniers juifs devenus saltimbanques pour amuser le chef d'un camp de concentration, éveille des questions sur le sens de la vie, l'existence de Dieu et l'ironie du sort. Quelles sont les raisons du succès de cet ouvrage ? Viktor Fischl:"La Shoa est un sujet d'une telle gravité que chaque homme contemporain doit y penser. Je crois que c'est la raison principale de l'intérêt que cette oeuvre a suscité. La deuxième raison de cet intérêt est sans doute le fait que c'est un livre bien écrit. Pour ceux qui ont vécu l'enfer des camps d'extermination, il est très difficile d'écrire un bon livre sur ce sujet. Il leur faut prendre du recul, ainsi que de la distance dans le temps, mais ils sont toujours en train de vivre cette période de leur vie, et ils la vivront jusqu'à leur mort. C'est pourquoi j'ai écrit ce livre. On peut compter avec les doigts d'une seule main les personnes qui ont subi cela et ont écrit de bons livres sur ce sujet. Il y en a très, très peu. Moi, je n'y ai pas été, mais j'avais la chance d'avoir un frère qui en est revenu. Il ne racontait à personne ce qu'il avait vécu là-bas. Mais à moi, il en a dit assez pour me permettre d'écrire ce livre."
Les droits pour la mise à l'écran de ce roman ont été achetés par le réalisateur tchéco-américain Milos Forman.Le film, pourtant, n'a jamais vu le jour. Viktor Fischl ne cache pas sa déception :"Je ne sais pas pourquoi le film n'a pas été réalisé. Milos Forman m'a écrit, mais il ne m'a pas expliqué pourquoi. Il a dit que c'était le meilleur scénario qu'il ait jamais lu, mais qu'il ne pouvait pas faire le film pour des raisons personnelles. Il m'a écrit une lettre enthousiaste, il a même payé une partie des honoraires, tout semblait être parfait. Je ne sais pas ce qui s'est passé. Certains me rapportent diverses explications à ce brusque changement de vue, mais je ne sais pas si l'on peut s'y fier. Je ne pose plus de questions. J'ai longtemps insisté, je demandais des explications à Forman, mais j'ai fini par renoncer. Il a dû se passer quelque chose. Les deux parents de Milos Forman ont péri dans un camp de concentration. Il y en a qui disent qu'ils étaient d'origine juive, mais je ne sais pas si c'est vrai, ni s'ils ont été internés pour cela. J'espérais au moins que Forman vendrait les droits à quelqu'un d'autre, mais il ne l'a pas fait non plus. Alors, il est probable que le film ne sera pas fait."
Le roman « Les Bouffons du roi »évoque un des grands thèmes qui n'ont jamais cessé de préoccuper Viktor Fischl. Comment expliquer l'injustice fondamentale qui nous accompagne de la naissance à la mort ? Pourquoi ce que nous considérons comme bon meurt dans la misère, le malheur et la souffrance, tandis que ce qui est mauvais dure et se développe dans la gloire et la richesse? Pourquoi Dieu, s'il existe, n'intervient pas pour réparer cette injustice ? Qu'est-ce que le Bien et qu'est-ce que le Mal ? L'écrivain sait qu'on ne trouvera probablement jamais de réponses définitives à ces questions, mais il est pourtant poussé, toujours et encore, à se les poser et à chercher à y répondre. Chacun doit se poser les questions sur le Bien et sur le Mal, tout simplement pour pouvoir vivre, pour éviter les pièges que le Mal nous tend dans la vie. Interrogé sur la façon dont il a résolu ces questions énigmatiques dans sa propre vie, Viktor Fischl dit laconiquement: "Il est difficile de répondre à une telle question dans un entretien de quelques minutes. Je crois que l'homme est bon à la naissance. S'il devient mauvais par la suite, c'est de sa faute, et il devrait être puni pour cela. D'ailleurs, dans la majorité des cas, il est puni. C'est tout ce que je peux dire sur cette question."