« L’arrivée de Daniel Křetínský dans la presse française est liée à un intérêt économique pour le marché de l’énergie » (I)
En 2018, les médias français découvrent éberlués le nom de Daniel Křetinský qui vient de lancer une offensive inattendue sur la presse hexagonale : Marianne, Elle, et surtout Le Monde. Qui est ce Tchèque inconnu au bataillon, au nom imprononçable, mais dont on découvre l'étendue de la fortune constituée dans le domaine de l'énergie, notamment le gaz ? Comment comprendre cet investissement dans les médias alors que la presse traditionnelle est considérée comme moribonde, et peu rentable ? Si, passé l'effet de surprise, les médias français ont peu à peu dressé un portrait de l'intéressé, un journaliste français de Libération, Jérôme Lefilliâtre, a décidé de mener l'enquête en Tchéquie et d'en faire un livre. Mister K, Petites et grandes affaires de Daniel Křetinský paraît ce jeudi au Seuil. Jérôme Lefilliâtre nous a accordé un long entretien dont nous vous proposons la première partie. Très discret d'ordinaire, Daniel Křetinský a accepté de le rencontrer. Jérôme Lefilliâtre nous explique pourquoi :
« La réponse n’a pas été immédiate, et pas tout de suite favorable. Il a fallu discuter avec son entourage notamment, mais ce qu'il m’a expliqué à la fin, lors de notre rencontre, c’est que quitte à ce qu’il y ait un livre sur lui, il préférait y participer pour pouvoir donner son point de vue, même s’il dit qu’il aurait préféré qu’il n’y ait pas de livre du tout. Je pense que c’est le fait de dire que je faisais un gros travail d’enquête, que ça ferait 300 pages, que ce serait lu en France, en République tchèque qui l’a décidé à parler, car il est très discret auprès des journalistes de son pays. Là, il a accepté car c’était un travail d’ampleur et que ce serait un marqueur dans sa carrière. »
Est-ce que c’était une manière pour lui de garder une forme de contrôle, avec l’envie de donner son point de vue, pour qu’il n’y ait pas uniquement d’autres personnes qui parlent de lui, et en même temps un moyen de communiquer vers la France et les personnes qui s’interrogent sur lui ?
« Je ne crois pas qu’on puisse parler de contrôle ni de communication parce qu’il ne contrôle rien du tout et ne communique pas du tout. Il n’y a pas de relecture de citations, je ne lui ai pas montré les pages avant de les publier, il m’a fait confiance d’une certaine façon. Il a répondu à mes questions, et ensuite, j’en ai fait ce que je voulais. Je ne sais pas si c’est pour lui une façon de s’adresser à la France. Il y a des faits qui sont clairs dans son parcours, sa carrière. Ces faits, on peut les interpréter d’une façon ou d’une autre, on peut avoir dessus différents points de vue de lecteurs. Je pense notamment à la façon dont il investit dans le charbon, dans la presse – tout ceci est sujet à interprétation. »« Je pense qu'il a une vision très claire et très précise de ce pour quoi il fait tout cela, et qu’il a envie de l’exprimer. Il n’a pas envie de la laisser complètement à la libre interprétation à l’auteur qui va écrire sur lui. C’est donc une envie, comme je le comprends, de se justifier, d’argumenter, de détailler, d’expliquer son parcours. Ce n’est pas pour faire acte de communication. S’il voulait communiquer, il le ferait plus directement via des interviews dans la presse française, tchèque, anglaise ou allemande. Je pense qu’il ne passerait pas par ce livre. »
« Ensuite, il a aussi envie de s’expliquer auprès du monde médiatique et économique français. Son arrivée spectaculaire improbable, inattendue, déterminée, a soulevé énormément de questions sur ses liens avec la Russie, sur son parcours. Il a été assez mal reçu notamment au sein du groupe Le Monde. Pour lui, cela reste une blessure et il a envie de renouer d’une certaine façon avec un pays qu’il adore, mais qui l’a reçu d’une façon qui lui déplaît. »
L'intérêt de ce livre c'est évidemment que vous avez pu le rencontrer, mais c'est aussi tout le travail d'enquête approfondi en amont. A Prague, vous avez rencontré des journalistes, des gens de l'entourage de Daniel Křetinský, des personnes qui ont pu vous parler de lui. Comment avez-vous procédé dans votre enquête, puisque vous n'êtes pas tchécophone ?
« En effet, je ne suis pas tchécophone et la langue tchèque est très difficile à comprendre, à appréhender et à prononcer. C'était donc un gros problème. J'ai travaillé concrètement comme je le fais sur n'importe quel sujet, c'est-à-dire en rencontrant des gens sur place. Je n'ai pas fait la somme, mais je pense avoir rencontré une centaine de personnes pour ce livre. J'ai travaillé avec des journalistes qui avaient suivi le parcours de Daniel Křetinský de très près : il y en a plusieurs en République tchèque. Ils m'ont aidé, guidé, et j'ai beaucoup lu la presse tchèque. J'ai parfois fait traduire des articles par des tchécophones basés en France. Et puis j'ai beaucoup utilisé Google Translate qui est un outil très efficace pour comprendre une langue étrangère : ça m'a beaucoup servi pour me plonger dans les archives de la presse tchèque qui a bien documenté le parcours de Daniel Křetinský ces quinze dernières années. »Ce n'est en effet pas un inconnu en République tchèque même s'il ne donne plus d'interviews aux médias tchèques. Justement la nouvelle de l'entrée de Daniel Křetinský sur le marché des médias français a eu l'effet d'une bombe. Beaucoup se sont demandé, au vu de son parcours que l'on découvrait peu à peu en France, s'il n'était pas un homme de paille de la Russie. On a pu lire ou entendre pas mal de stéréotypes le présentant comme un oligarque venant de l'Est donc potentiellement dangereux. Du point de vue de Prague, cette description semble un peu exagérée, même si comme vous le décrivez dans le livre il est difficile de démêler l'écheveau. Quelles ont été vos principales découvertes à ce propos lors de votre enquête ?
« En l'état des éléments que nous avons, que j'ai recueillis, sur lesquels j'ai enquêté pendant des semaines, je ne crois pas du tout à la piste russe, soit d'un lien de Daniel Křetinský au Kremlin, à Vladimir Poutine, d'une relation de sujétion. Et ce, même s'il y a des éléments qui posent question comme le fait qu'une très grande partie de sa fortune a été bâtie sur le gazoduc qu'il possède en Slovaquie, Eustream, qui charrie du gaz russe vers l'Europe de l'Ouest, le gaz de Gazprom. Mais en ayant beaucoup travaillé sur ce sujet, je pense que les éléments qui laissent penser que Daniel Křetinský n'a aucun lien avec Moscou sont plus forts que ceux qui laissent penser qu'il pourrait avoir un lien. Donc j'écarte cette piste dans le livre, clairement. »
« C'est quelque chose qui est remonté très vite en France, quelques semaines après l'annonce de l'opération de Daniel Křetinský car il y a clairement une méconnaissance de ce qu'est la République tchèque. C'est un pays qui, malgré les liens historiques qu'il entretient avec la France, est mal connu des Français même si beaucoup ont fait du tourisme à Prague. On l'associe encore totalement dans nos imaginaires à la Russie parce que le pays a fait partie du bloc de l'Est. Or quand on se déplace à Prague, quand on rencontre des Tchèques, on se rend compte que le pays est plus tourné vers l'Europe de l'Ouest que vers la Russie aujourd'hui. Même s'il y a une part d'euroscepticisme dans la société tchèque, même s'il y a des questions qui se posent sur l'influence russe etc. Mais on est bien en Europe centrale, pas en Europe de l'Est, et c'est quelque chose que j'ai moi-même découvert et dont j'ai pris la mesure en travaillant sur le sujet du livre. »
« Je pense que l'arrivée de Daniel Křetinský en France, son arrivée massive, est plutôt liée à un intérêt financier, économique, pour le marché français de l'énergie. S'il a pris ces positions très importantes dans les médias français, c'est parce qu'il a des ambitions sur le secteur de l'énergie et pas seulement, en France. Il vise un gros acteur, pas forcément racheter la totalité d'une entreprise française mais au moins peut-être prendre une participation au capital, récupérer des actifs d'EDF, la grande entreprise énergétique française, d'ENGIE la deuxième grande entreprise énergétique française. On voit qu'il a déjà beaucoup investi sur un autre marché, celui de la grande distribution avec le groupe Casino qui est un très grand acteur des supermarchés en France. »
« Si on reconstitue le processus par lequel Daniel Křetinský a été amené à investir en France on a la démonstration de cette hypothèse. Il a essayé de rentrer dans le capital d'EDF dans 2016 : il a rencontré à l'époque des conseillers ministériels, des gens de l'agence des participations de l’État qui gère les investissements de l’État français dans les grandes entreprises, pour essayer de se faire une place dans EDF, l'équivalent, en beaucoup plus gros, de ČEZ en République tchèque. A ce moment-là, on l'a reçu, on l'a écouté poliment et on l'a rapidement éconduit parce qu'on ne le connaissait pas. On ne savait pas qui c'était, peu de personnes le connaissaient, on se demandait qui était cet investisseur tchèque qui soudain s'intéressait à ce mastodonte français, cet emblème du capitalisme français, qu'est EDF. »
Et donc les médias seraient un tremplin pour se faire connaître en France...
« Effectivement, c'est une des mes hypothèses. Il se rend compte que s'il veut arriver sur le marché français de l'énergie avec de grandes ambitions, il a besoin d'être connu de l'élite économique et politique française. A la suite de cette désillusion en 2016, il décide d'investir dans la presse française. Je ne crois pas que ce soit un hasard. Il le raconte lui-même : en 2017, il décide d'investir en France. En plus, c'est au moment où Emmanuel Macron s'apprête à arriver au pouvoir à la présidence de la République, Macron qui a des idées très libérales, très exclusives en matière d'énergie, qui a tendance à vouloir privatiser le secteur de l'énergie. Daniel Křetinský, intelligemment ou pas, c'est l'avenir qui le dira, décide d'investir dans la presse pour se faire des réseaux, des contacts et ensuite passer à la deuxième phase de son 'offensive', c'est-à-dire récupérer des bouts d'EDF, d'ENGIE, ou d'autres acteurs dans les mois ou les années qui viennent. Bien sûr, aujourd'hui, tout le monde le connaît, beaucoup de gens l'ont rencontré, qu'il s'agisse de ministres ou de chefs d'entreprise. En deux ans, il a réussi à rentrer au cœur du capitalisme français : à cet égard, son investissement dans la presse a été utile. »
Suite et fin de cet entretien avec Jérôme Lefilliâtre le 13 mars.