« La musique pour apaiser l’âme »
En ce jour de Noël, Radio Prague Int. vous invite pour une émission de découverte musicale et de palabres autour de la tradition de la musique ancienne en pays tchèques, du regain d’intérêt qu’elle suscite aujourd’hui, du travail que demande l’interprétation finale d’œuvres souvent oubliées. Avec le musicien et ténor Vojtěch Semerád qui, avec sa sœur Jana Semerádová, s’est donné pour mission de diffuser son amour pour la musique baroque et de la Renaissance, notre entretien nous a emmenés un peu au-delà de la simple évocation de son travail et de ses projets : car la musique, si on dit qu’elle adoucit les mœurs, nous permet aussi, de réfléchir avec mesure et passion, à ce qui lie les humains au lieu de ne voir que ce qui les divise. Une réflexion, somme toute, tout à fait dans l’esprit de Noël…
Vojtěch Semerád, bonjour. Vous êtes le directeur artistique de l’ensemble vocal Capella Mariana. Vous êtes également manager et membre de l’ensemble musical bien connu Collegium Marianum, dont votre sœur, Jana Semerádová est l’artisane principale. Vous êtes également ténor, joueur de viole. Ces deux ensembles sont spécialisés dans la musique ancienne et sont une référence en la matière en République tchèque. D’où vient ce goût, manifestement familial, pour la musique ancienne ?
« Cela vient tout d’abord de mes parents, surtout ma mère qui nous a transmis l’amour de la musique, et une certaine connaissance des bases musicales à destination des petits enfants. A l’époque, l’éveil musical était encore assez courant dans les familles. La musique a toujours été primordiale dans la culture tchèque. Beaucoup de choses se transmettaient de génération en génération, oralement. A côté, il y avait la musique savante, le perfectionnement instrumental et vocal. Je trouve que cette base de la culture tchèque, la musicalité naturelle, est toujours là, mais elle est un peu assoupie aujourd’hui. Avec ma sœur Jana, c’est ce que nous voulions continuer à faire, à préserver et surtout transmettre aux autres l’envie de revenir à ces racines culturelles. Faire en sorte que la musique soit davantage présente dans nos vies, car la vie est assez compliquée aujourd’hui… Je trouve que la musique, surtout celle qui parle à l’âme, peut nous sortir du quotidien et nous faire du bien. »Le Collegium Marianum existe depuis vingt ans, Capella Mariana, depuis dix ans. On peut dire que vous êtes bien implantés… Quelle était la tradition de la musique ancienne, ici, en pays tchèques ? A l’époque du régime communiste, on a l’impression que la priorité était plutôt donnée à la musique plus classique…
« En effet, la période communiste a utilisé certains outils de la culture pour faire sa promotion. Mais c’était surtout la musique romantique et celle du XXe siècle qui en étaient la vitrine. Il y avait quand même certaines personnes, comme Miroslav Venhoda, qui ont cherché à approfondir leurs connaissances de la musique ancienne. Miroslav Venhoda a notamment fondé à l’époque la Société pour la musique ancienne (Společnost pro starou hubdu). Ce qu’on essaye de faire aujourd’hui, c’est un peu un travail d’archéologue, on va dans les archives, on découvre les manuscrits, les anciennes partitions et on doit déchiffrer ce qui était très clair pour des musiciens d’alors. Aujourd’hui, ce n’est pas du tout évident, et on doit, en comparant avec d’autres sources, déchiffrer tout ce qui y est écrit. »C’est aussi un travail d’historien, d’épigraphiste. Il y a un vrai travail en amont, avant de pouvoir simplement jouer la partition…
« Oui, il y a tout ce travail-là. Ensuite il y a la phase d’écriture moderne, on fait la transcription. Toutes les sources ne sont pas de la meilleure qualité, donc ce travail consiste aussi à choisir les œuvres le plus caractéristiques et les meilleures de l’époque afin de montrer et de transmettre à notre public ces trésors. Car il y en a encore beaucoup et pour plusieurs générations. J’espère qu’on va aussi transmettre cette envie à mes collègues, afin que cela continue. »
Pour interpréter ces partitions, il faut évidemment des instruments. Ce sont des instruments d’époque, ou en tout cas, des répliques. Pourquoi est-ce important de jouer sur des instruments d’époque ?
« Cette aventure vise à retrouver l’esthétique de l’époque, de s’approcher au maximum du son de l’époque. On sait par les traités et diverses sources que les instruments étaient fabriqués différemment. Surtout les cordes qui n’étaient pas métalliques mais faites en boyaux. L’archet était différent. On a même des gravures où l’on voit comment on tenait les instruments, comment on en jouait. Cela nous aide à trouver une certaine authenticité tout en interprétant avec notre sensibilité du XXIe siècle. On ne peut pas être totalement fidèle, faute d’enregistrements, évidemment… Et il faut trouver un compromis d’esthétique car à l’époque, la perfection du son ou de la performance n’était pas la priorité. Aujourd’hui, on va dans une salle de concert et il faut jouer à 100, 150 %. Autrefois, ce n’était pas le cas, la musique était un instrument pour d’autres activités… Ce qu’on fait est donc un peu ambigu. C’est une interprétation de nos jours. »Pour l’époque baroque, on connaît ici, en pays tchèques, le compositeur Jan Dismas Zelenka. Je pense aussi à Adam Michna. Mais il y a un autre compositeur à l’histoire tout-à-fait romanesque, Kryštof Harant. Qui était-il et quel est exactement le projet que vous êtes en train de monter autour de ce personnage ?
« Kryštof Harant était un véritable humaniste. On se situe un peu plus tôt que Jan Dismas Zelenka, plutôt la seconde moitié du XVIe siècle. C’est l’époque où la cour impériale a déménagé de Vienne pour aller à Prague, en raison de la peste. C’est l’époque du règne de Rodolphe II qui voulait faire de Prague, ville provinciale, une ville impériale. Kryštof Harant était un noble qui voulait être un vrai humaniste : il était écrivain, compositeur, mais aussi diplomate. Il a donc effectué plusieurs voyages diplomatiques au service de l’empereur. Il était soldat à la fin de sa carrière et il servait aussi à la cour. Sa vie a été très romanesque en effet, mais elle s’est mal terminée. A l’époque, la grande question était celle de la confession, entre le protestantisme et le catholicisme. Et Kryštof Harant s’est converti au premier et a dirigé une attaque contre le pouvoir impérial des Habsbourg. Le parti protestant a perdu. Et comme symbole de la punition, les Habsbourg ont décapité 27 seigneurs tchèques, rebelles au pouvoir, place de la Vieille-Ville à Prague, en 1621. »« A l’occasion du 400e anniversaire de cet événement, qui arrive bientôt, j’ai imaginé ce projet autour de Kryštof Harant. Je veux montrer sa personnalité diverse, lui qui a été aussi voyageur, diplomate... A côté de sa musique, il existe un livre très important qui décrit son voyage en Terre Sainte. J’ai donc invité pour ce projet un ami, Kia Tabasian, qui est iranien. Aujourd’hui il vit au Canada et a fondé un ensemble appelé Constantinople. Son travail est dédié, non seulement à la culture musicale orientale, mais aussi à trouver des ponts, des connexions entre celle-ci et la culture occidentale. Mes collègues et moi avons été étonnés de voir combien de choses communes existent entre les deux cultures, qu’on dirait très différentes a priori. Evidemment, elles sont différentes, mais à l’époque elles étaient plus liées que de nos jours. »Ce n’est pas l’idée qu’on s’en fait parfois de nos jours. La Renaissance et le Moyen Age sont souvent présentés, ou en tout cas pensés dans l’imaginaire collectif, comme des mondes statiques, mais en fait les hommes et les biens circulaient beaucoup. On le voit bien d’ailleurs dans votre dernier album Praga Rosa Bohemiae : de nombreux manuscrits se retrouvaient à Prague, tout comme les gens. Tout cela sans avions low-cost et sans Internet ! C’était en réalité un monde très connecté, des deux côtés des rives de la Méditerranée et à l’intérieur même de l’Europe...
« Exactement ! Paradoxalement, aujourd’hui on est plus isolés avec Internet et la mobilité. Les gens ne savent plus se parler, transmettre et partager. On aborde un sujet sur lequel on pourrait parler des heures. Mais cela me rend vraiment triste : à l’époque la mobilité n’était pas facile, mais la soif et la volonté des gens étaient bien présentes. En cours d’histoire, on présente les pays de ces deux cultures comme des ennemis. Mais pas du tout : Constantinople était un centre cosmopolite et multiconfessionnel. Chrétiens, juifs, musulmans et d’autres confessions orientales y cohabitaient. On trouve par exemple des manuscrits arabes qui ont réécrit des psaumes en musique. Ils étaient donc bel et bien intéressés par la culture juive. Voilà donc le point de départ de ce projet autour de Kryštof Harant. Nous allons donc nous revoir en avril prochain, on va un peu détailler le cheminement de ce projet pour vraiment montrer, non seulement la personnalité de Kryštof Harant à travers son carnet de voyage, mais aussi nos racines communes qui plongent dans deux cultures, occidentale et orientale. »
C’est intéressant de montrer ces liens à travers la musique, et les arts de manière générale. En plus d’être plus divisés par les technologies qui devraient nous rapprocher, nous vivons dans un monde qui campe sur ses positions, un monde souvent noir et blanc. La musique a peut-être ce don, grâce à ce genre de collaboration qui met en valeur ce qui nous rapproche, de nous rappeler nos racines communes…
« Oui, c’est l’objectif de Kia et le mien. Il faut cultiver notre monde. Il est de plus en plus détruit par les fausses informations, par la violence, les catastrophes. Il faut apaiser l’âme. C’est aussi en grande partie ce que cherche notre public. Nous avons beaucoup de retours positifs : c’est pour notre public une heure d’apaisement, de paradis, une possibilité de se couper de la réalité et de se plonger dans l’histoire. »