1989 ET MOI et moi et moi – Marek Skolil : « Vivre une accélération de l’Histoire, c’est unique »
Nouvel épisode de notre série sur 1989 avec Marek Skolil, l'ambassadeur de la République tchèque au Nigéria. Bien avant de devenir diplomate de carrière, et alors qu’il a quitté la Tchécoslovaquie communiste pour la France dans les années 1980, Marek Skolil a aussi travaillé pour la revue des exilés tchèques à Paris, Témoignage (Svědectví), de Pavel Tigrid. Au micro de Radio Prague, il s’est souvenu de ses années de jeunesse et de sa perception d’alors des événements qui ont mené à la chute du communisme dans son pays.
Marek Skolil, vous avez vous-même un parcours de migrant, vous avez quitté la Tchécoslovaquie dans votre jeunesse et vous êtes passé par la Grèce c’est bien ça ?
« Exactement, j’étais un migrant politique mais c’était aussi une question de jeunesse. Je ne voulais pas vivre dans un régime communiste. Quand on y réfléchit, c’est aussi ce qui pousse beaucoup de jeunes Africains à bouger. On a beau leur dire : ‘Restez chez vous, c’est votre patrie’. Mais qui suis-je pour tenir seulement cette ligne ? C’est naturel quand on est jeune de vouloir aller voir ailleurs. La seule chose, c’est qu’il faut que ces flux qui existent depuis des millénaires soit gérés et donc gérables. Cela ne peut pas se faire uniquement sur la base de bons sentiments. »
Si vous parlez aussi bien français, c’est parce qu’après être passé par la Grèce, vous êtes arrivé en France où vous avez notamment travaillé avec Pavel Tigrid au sein de la rédaction de la revue Témoignage (Svědectví en tchèque). Quelle expérience cela a représenté pour vous ?
« C’était dans les années 1980, dans la France de François Mitterrand, j’ai eu la chance d’y vivre, d’y étudier et effectivement de travailler avec Pavel Tigrid qui était une personnalité hors du commun. C’était un démocrate, un politicien mais avant tout un journaliste. Il est devenu ministre de la Culture quand notre pays a retrouvé la liberté. C’était quelqu’un qui avait des convictions très saines, très ouvertes. Ce n’était pas quelqu’un de sectaire, il était même critiqué parce qu’étant lui-même plutôt démocrate-chrétien, centriste, il n’a jamais hésité à développer des relations professionnelles et même personnelles avec des gens aux approches politiques plus radicales comme des trotskistes, etc. Il avait un esprit d’ouverture qui m’a marqué à vie. »Vu de Paris, de la rédaction de cette revue consacrée notamment aux dissidents et aux opposants tchécoslovaques, comment est-ce que vous avez observé les événements de l’année 1989 ?
« C’était un moment très particulier parce que rétrospectivement, nous avons toujours l’impression de tout comprendre à la marge de l’Histoire et si on ne comprend pas, on nous l’explique. Mais quand vous vivez une accélération de l’Histoire, c’est unique, toutes les générations n’ont pas cette chance. Parfois, il vaut mieux ne pas la vivre mais ici ça allait dans le bon sens. Ça m’a marqué à vie, je me suis rendu compte que toutes les prédictions qu’on fait, qu’on croit impossibles, en fait c’est possible. »
Vous avez des souvenirs concrets, par exemple, vous en train de regarder la télévision, d’écouter la radio, dans la rédaction, ou des conversations téléphoniques, de ce mois de novembre 1989, il y a trente ans ?
« J’en ai plusieurs, mais j’en ai notamment un qui concerne Pavel Tigrid qui croyait toujours que les choses allaient changer et que le communisme allait tomber. Je me souviens que nous avions l’habitude, le vendredi, d’aller boire une bière après le travail, en face de la Banque de France. On allait boire une bière. On part vendredi soir à 18h et on dit : ‘Chef, ne voulez-vous pas prendre une bière avec nous ?’ Mais il était accroché à la radio, il écoutait les choses qui se passaient à Prague. Et honnêtement on se disait : ‘Ah le vieux fou, il croit que quelque chose va changer’. Je peux me tromper sur la date mais je crois que c’était le 16 ou le 17 novembre, donc c’est lui qui avait raison [rires]. »
Et quand vous souvenez-vous de quand vous avez vu ou entendu parler de ce rassemblement du 17 novembre ?
« Bien sûr, on a tout de suite ‘chauffé’ nos contacts téléphoniques avec nos amis à Prague, il y avait pleins d’idées dans l’air. Mais ce qui m’a beaucoup marqué aussi quelques jours plus tard, c’est que j’appelle ma mère pour lui demander ‘Maman, qu’est-ce qui se passe à Prague, c’est excitant, est-ce que par hasard tu ne vas pas les rejoindre dans la rue ?’. Elle m’a répondu ‘Non mais tu es complètement fou, je ne vais pas me faire tabasser.’ Je l’ai rappelée trois jours plus tard pour faire venir un musicien en France au festival de Marciac, et je ne pouvais plus placer un mot, je ne pouvais plus parler de la musique parce qu’elle me disait ‘Ah Marek, je reviens de la place Venceslas’. C’était ça le moment. C’est toujours les jeunes qui font la révolution mais elle se gagne quand les gens d’âge moyen se joignent aux autres. C’était très émouvant, très touchant d’observer ce développement. »Est-ce que votre travail actif aux côtés de Pavel Tigrid et dans une revue proche de la dissidence a mis en danger votre famille restée à Prague ?
« Non, pas du tout. C’était bien entendu une crainte que j’avais au début mais en vérité, mon père était un musicien d’un certain renom dans le domaine du jazz : sans paroles, il n’était pas exposé à la censure. Il n’était aussi dans aucune structure institutionnelle donc on ne lui a pas fait de chantage professionnel ce qui était courant quand on trouvait que politiquement vous étiez suspect. Quant à ma mère, elle s’occupait de lui à la maison donc elle a été convoquée deux fois à Bartolomějská, où se trouvait le siège de la police secrète. Lors de sa deuxième visite, elle a eu le bon sens de dire : ‘Je vous ai tout dit sur mon fils, si vous voulez savoir quelque chose en plus, voilà son numéro de téléphone, appelez-le à Paris’ et elle n’a plus été convoquée après. Donc non, très heureusement, mes parents n’ont pas été embêtés. »
La rédaction était elle-même très surveillée par des espions tchécoslovaques à Paris, n’est-ce pas ?
« En effet, c’était une des choses que nous soupçonnions, je crois que mon appartement a été surveillé aussi. Quand je suis rentré un soir en 1988 ou 1989, les gens de la maison dans laquelle j’habitais m’ont dit : ‘Il y a quelqu’un qui s’est baladé, qui a regardé à travers votre fenêtre’. Mais je ne savais pas de qui il s’agissait, ça ne m’inquiétait pas outre mesure. Depuis que les archives sont accessibles, nous savons qu’il n’y avait pas d’espion au sein de la rédaction. Par contre, dans l’entourage de la rédaction, parmi les gens qui étaient en contact avec nous, il y avait une ou deux personnes qui rapportaient ce qu’on faisait aux services de renseignements de la police secrète tchécoslovaque. »
Est-ce que vous vous souvenez de votre retour à Prague ?
« Je m’en souviens très bien parce que c’était en décembre suivant et il y avait une de ces crises qu’il est difficile de comprendre maintenant, qui concernait les médias, la presse. Le papier journal était une denrée contrôlée et limitée lorsque le pays s’est ouvert, donc tout à coup, quand il y a eu beaucoup de quotidiens à imprimer, il restait des monopoles qui exerçaient un contrôle. Je pense que c’était Lidové noviny qui a été parmi les premiers à paraître quotidiennement parce que le papier était encore détenu par Rudé právo, le quotidien du parti communiste. Nous sommes allés voir le chef du Quotidien de Paris qui était prêt à nous aider et qui a trouvé quelque part de grands rouleaux de papier presse et je suis rentré à Prague avec deux camions remplis de papier à imprimer. Je crois que quelques jours après notre arrivée, le litige a été résolu et il y a eu une redistribution du papier disponible. Mais ce fut un geste des journalistes français, très apprécié à ce moment-là à Prague. »
Ça a été émouvant de revoir Prague, de sentir Prague à ce retour ?
« C’était émouvant mais vous savez il y avait tellement de choses, des amis que je n’avais pas vus depuis des années, la famille, des gens qu’on connaissait comme prisonniers qui tout à coup ont été libérés, comme notre cher futur président Václav Havel. Ça bougeait tous les jours, c’était une période très excitante. »