Triste mesure : Prague en images et en poèmes
Prague reste une source d’inspiration intarissable pour les photographes notamment. Mais pour les écrivains aussi, et les poètes. Deux Français installés depuis quelques années dans la capitale tchèque ont décidé de rassembler dans un livre leurs visions en images et en poèmes de la ville notamment, mais aussi d’autres lieux en Tchéquie ou dans le monde, au gré de leurs pérégrinations une année durant. Radio Prague a rencontré Klez Brandar et Marko Luth, avant la sortie de Triste mesure, en février, aux éditions Les Bijoux de Famille.
Triste mesure est le titre d’un ouvrage de photographies et de poésies réalisé par Klez Brandar et Marko Luth. Vous êtes deux Français installés en République tchèque depuis quelques années et vous avez préparé à quatre mains cet ouvrage. Expliquez-nous en le principe…
KB : « Le concept est assez simple. C’est une année à Prague vue par deux personnes vivant ici. Les photos ne sont pas forcément toutes prises à Prague, mais c’est sous le prisme de ces deux personnes. Il y a donc une photo par semaine, donc 52 en tout. Et ensuite Marko a écrit à chaque fois un poème à partir de la photo. C’était toujours dans ce sens-là. Peut-être que la prochaine fois on fera l’inverse. »
C’est un ouvrage de petit format. Est-ce un format typique pour un livre de photographies ? Personnellement, ça m’a fait penser aux albums photo rectangulaires comme on pouvait en faire autrefois, et notamment en Tchécoslovaquie…
KB : « On a pas mal réfléchi à la question du format. On a choisi celui-là parce qu’on s’est dit que ce format serait compliqué à caser dans une bibliothèque et que les gens seraient obligés de le regarder ! »
ML : « C’est un peu ça ! Et le travail, c’était de déterminer comment mettre au mieux en valeur les photos. Il y en a en effet de formats différents. Certaines sont plutôt horizontales, d’autres plutôt verticales. Ça donne un format où la mise en page est jolie, même par rapport aux poèmes. Il n’y a pas deux pages pareilles. Le format est assez original, c’est bien d’avoir un format où on ne s’ennuie pas. »
Je vais me tourner vers le photographe. Klez, vous travaillez comment ? En argentique ? Numérique ? Précisons que les photos sont en noir et blanc. C’est votre manière de photographier de prédilection ? Etait-ce une manière de rendre Prague au mieux ?
KB : « Ce que j’aime avec le noir et blanc, c’est que ça va à l’essentiel. Je préfère par rapport à la couleur qui est parfois un peu ‘perturbante’. Evidemment chacun a son avis sur la question. Au niveau des appareils utilisés, il y a un mélange. Si je peux faire une confession à la radio, il y a même deux, trois photos à l’appareil jetable ! Sinon, il y a un appareil photo de 1978, un numérique moderne pro ou semi-professionnel. Pas de téléphone portable. Trois types d’appareils donc. »
J’imagine que l’œil avisé reconnaîtra les différents types d’appareils utilisés…
KB : « Sur certaines photos, quelqu’un qui connaît verra très clairement que c’est de l’analogue, un appareil à pellicule. Par exemple, la couverture, c’est de l’analogue. Je pense que ça se voit, il y a toujours ce grain qui donne plus de chaleur et de personnalité à la photo. Mais pour les photos à l’appareil jetable, ça ne se voit pas tellement en fait ! »
Marko, vous êtes le poète de cet ouvrage. On a souvent l’idée que la poésie est quelque chose qui jaillit, quelque chose de spontané. Est-ce que c’était difficile pour vous d’avoir un exercice aussi précis : chaque semaine, créer un nouveau poème à partir des photographies envoyées par votre collègue ?
ML : « C’était super intéressant et stimulant. Pour la petite histoire, j’ai commencé à écrire des poèmes vers 12, 13 ans : avec des amis, on avait en effet un groupe de rap. J’en suis parti assez rapidement, mais l’un d’eux a d’ailleurs récemment fait un album. J’écris donc depuis tout petit, j’ai donc une vraie dynamique intérieure qui est mise en place. Pour moi, écrire c’est me mettre dans un état de conscience, où plein de choses viennent. Pas sur commande mais presque. Le fait d’avoir des photos, dont chacune a un univers ou un sujet différent, ça ne m’a pas posé de problème. Soit j’avais la photo sur moi, soit je l’avais imprimée. Je me posais et j’attendais que quelque chose vienne. Le fait d’avoir une semaine ne m’a jamais posé de problème. Quelques fois, il m’envoyait la photo et j’avais presque instantanément ou le lendemain une idée. Parfois, j’en ai écrit plusieurs avant d’en avoir un qui corresponde à la photo. Et puis, pour d’autres, c’est venu comme pendant toute ma scolarité : j’ai écrit quelque chose à la dernière minute ! »
Pourriez-vous décrypter le titre, Triste mesure ?
ML : « Initialement, c’était le titre d’un poème. Je vais raconter toute l’anecdote… En fait il y a trois ou quatre poèmes, dont Triste mesure, qui ont été écrits avant ce projet de livre. Trois, quatre fois, j’ai reçu les photos et j’ai pensé que j’avais exactement le poème qui y correspondait. Un jour, Klez m’a envoyé deux photos, l’une où on voit une voiture de luxe avec quelqu’un qui a un petit chien, et l’autre, datant du même jour, montre clairement quelqu’un qui vit sous un pont, qui est dans une situation très précaire. Ça m’a immédiatement fait penser au poème Triste mesure que j’avais écrit à Prague, il y a 10 ans. J’étais passé à côté de la Gare principale, près d’un endroit où il y avait une soupe populaire. J’y avais vu quelqu’un qui vomissait sa soupe à cet endroit. Plus tard, j’avais vu, place Venceslas, des gens arriver en Lamborghini avec des sacs de shopping. Ça m’a marqué. Klez m’a envoyé ces photos et tout de suite j’ai donc pensé à ce poème. Lui-même avait pris ces photos le même jour. »
KB : « Je ne vais pas citer l’hôtel où a été prise la photo. Mais c’est dans un endroit très connu à Prague et les photos sont prises à cent mètres de distance. J’ai eu le même sentiment que Marko à l’époque, cette dichotomie qui fait qu’au même endroit, au même moment dans une ville on peut voir deux situations complètement différentes, avec d’un côté des gens qui sont dans une extrême pauvreté et d’autres qui peuvent être dans une opulence dérangeante. »
ML : « Cette triste mesure est presque une forme de démesure. Ces deux extrêmes, le ‘beaucoup’ et le ‘rien du tout’, font une sorte d’équilibre qui est en fait une démesure. D’où l’aspect triste. Ce qu’il y a d’intéressant également, c’est que quand on a rencontré notre compère dans cette aventure, on cherchait un titre. Il feuillette le projet et pour lui, il était évident que cela devait être Triste mesure. Le titre s’est imposé de manière évidente. »
C’est un ouvrage d’art, de photographies, mais ce que vous dites, par rapport aux photos et aux poèmes, c’est qu’une part de la société s’y exprime aussi…
KB : « On est toujours influencés par la société dans laquelle on vit. Personnellement, l’humain est très présent dans mon travail, même si dans un projet comme celui-ci, je ne peux pas mettre de portraits. Donc, à moins de faire des photos de nature ou un sujet très spécifique, on a toujours un message. En tout cas, c’est ce vers quoi je tends. J’aime qu’il y ait une lecture plurielle dans une photo. Même politique… Ensuite, à chacun d’avoir sa lecture. »
Le cœur de cet ouvrage c’est Prague. Prague a été photographiée des milliers de fois, elle l’est d’ailleurs tous les jours par les touristes. Elle a aussi fait l’objet de beaucoup d’ouvrages d’art, notamment par de grands photographes tchèques. Comment est-ce qu’on renouvelle la photographie praguoise ?
ML : « Je pense que ça rejoint la question d’avant : par ce qu’on est. Quand on regarde les photos, on reconnaît Prague sur certaines, mais pour d’autres, ça pourrait être dans des autres endroits. Pour l’une d’elle, j’étais persuadée que c’était la colline de Vítkov, mais en fait, c’était à Buenos Aires… »
Je me suis dit la même chose ! C’est à cause de la statue équestre…
ML : « Donc j’ai écrit en pensant à Vítkov, vraiment… »
KB : « Mais ce n’est pas Jan Žižka ! »
ML : « Finalement, le poème fonctionne dans un cas comme dans l’autre. Aussi bien sur les idées que de la manière dont sont prises les photos, on retrouve pas mal ce qu’on est, et notre point de vue unique sur Prague. »
KB : « Ce qui va différencier la personne qui fait des photos et le photographe, c’est son style. Je ne sais pas si je suis l’un ou l’autre, mais évidemment je tends vers le second. Comment on renouvelle ? Vous parlez de photographes tchèques. Quand on pense à Saudek par exemple, on reconnaît tout de suite son style que ce soit la façon dont il traite l’image, ou la composition… Personnellement, je ne me suis pas dit : je fais des photos de Prague. Mais évidemment je suis dans cette ville, j’y vis et je l’aime. Donc forcément, c’est très ancré ici. »
Quand sort le livre ? Et où pourra-t-on le trouver ? En France, en Tchéquie ?
ML : « Pour la soirée de sortie, ce sera le 7 février prochain à Žižkovšiška où il y aura quelques lectures, accompagnées à la guitare. Un de nos très bons amis, le musicien Justin Lavash, va aussi jouer. A mes yeux, c’est le musicien le plus talentueux que j’ai pu voir à Prague. Il y aura aussi quelques petits concours ou petits jeux pour gagner des livres et des T-shirts. Sinon le livre est disponible en ligne, sur les pages de l’éditeur, Les Bijoux de Famille. On va essayer aussi de l’avoir dans plusieurs cafés et librairies… »
KB : « On espère qu’il sera distribué dans quelques librairies de Prague. C’est encore en cours. Ces derniers temps ont été surtout consacrés à la finalisation du livre. Mais on va essayer de faire en sorte que ce livre voyage, comme nous avons voyagé de par les mots ou la rue. »