La Révolution française et la première phase de la renaissance tchèque
La période de la Révolution française est marquée en pays tchèques, alors sous domination autrichienne, par une flambée d’écrits en langue tchèque. Dans le cadre d’un mémoire de recherche, Tomáš Dufka, qui travaille aujourd’hui aux archives de la Radio publique tchèque, a étudié en détail ces textes dans leur dimension contre-révolutionnaire. Ils témoignent de l’émergence, dans la décennie 1790, d’un mouvement patriotique attaché à la défense de la langue tchèque.
Le tchèque en position difficile
Car à la fin du XVIIIe siècle, la langue tchèque est menacée. Inspiré par les idées des Lumières, l’empereur Joseph II a l’ambition de mener des réformes radicales. Il abolit le servage, supprime la corvée en élaborant un nouveau système fiscal et s’attaque également au clergé régulier, jugé inutile. Joseph II est le partisan d’un Etat central fort, qui passe par l’imposition de l’allemand comme langue officielle dans toutes ses possessions. Autant dire que cela sent le roussi pour le tchèque, comme le décrit Tomáš Dufka :« La situation est assez triste parce que la noblesse tchèque est assez cosmopolite et parle surtout allemand. La seule partie de la population qui parle encore tchèque, c’est le milieu rural, peu éduqué. Mais, ce qu’il se passe dans les années 1780, c’est que la petite bourgeoisie apparaît et veut que la langue tchèque ne meure pas. »
La figure de Kramerius
Dans cette petite bourgeoisie, d’ailleurs plutôt favorable aux réformes menées par Joseph II puis par son successeur, son frère Leopold II, mais inquiète des progrès de l’allemand, on trouve Václav Matěj Kramerius, qui est aujourd’hui considéré comme l’un des pionniers du journalisme en pays tchèques. Il appartient à cette génération qui prend la plume pour diffuser des écrits en langue tchèque :« Václav Matěj Kramerius est un personnage assez intéressant. Je dirais que ce sont des personnes, comme Václav Matěj Kramerius qui est né en 1753, qui arrivent à Prague pour étudier le droit. Mais lui échoue ou en tout cas ne termine pas ses études. Il fait cependant la connaissance de gens importants dans le milieu tchèque. Ce sont des gens assez courageux, assez pratiques, dans le sens où ils sont capables de fonder une maison d’édition, et qui surtout sont très patriotes. »
Le travail de Kramerius et de ses congénères, parmi lesquels son collaborateur Jan Rulík, consiste bien souvent en la traduction de textes allemands vers le tchèque. Le patriotisme de ces hommes est en effet d’abord une volonté de défense et de propagation de la langue tchèque :
« La raison pour laquelle ils ont commencé à s’intéresser à la cause tchèque et surtout à la langue tchèque, c’est parce qu’ils voulaient influencer et éduquer la population rurale, qui souvent n’était pas lettrée et qui vivait dans des conditions médiocres à l’époque. Il faut dire que Kramerius était un fervent supporteur des réformes de Joseph II et il voulait donc dans un premier temps éduquer cette population pauvre. Et, dans le même temps, il voulait que la langue tchèque renaisse. »Ces promoteurs de la langue tchèque rassemblent aussi des profils plus originaux, par exemple František Jan Vavák :
« František Jan Vavák est quelqu’un qui est intéressant. C’est un paysan qui vivait aux abords de l’Elbe, près de Poděbrady. Il n’était pas lettré mais c’était un grand patriote et il collaborait avec Kramerius pour diffuser ce patriotisme tchèque, mais dans le sens de la langue. »
Des écrits essentiellement hostiles aux idées révolutionnaires
Dans les publications de Kramerius et de ses acolytes, on trouve des écrits hostiles à la Révolution française. Ils sont relativement simples à lire pour toucher un public le plus large possible. Ce sont ces textes que Tomáš Dufka a choisi d’étudier :
« On s’est beaucoup intéressé, pendant l’époque du communisme, à l’influence de la Révolution dans les écrits. On cherchait des écrits qui étaient favorables à la Révolution. Mais en réalité, la production littéraire était différente à l’époque de la Révolution parce qu’il y avait la censure, une censure assez forte. Je me suis donc dit que j’allais concentrer mon attention sur les écrits contre-révolutionnaires, parce que c’étaient les seuls écrits à être imprimés. Bien sûr, on ne peut pas dire si les gens étaient ou non d’accord avec ces écrits, mais cela n’était pas mon but. Mon but était de voir la langue propagandiste et le discours de ces écrits. Comment la propagande est-elle construite ? Comment sont les techniques qui devaient influencer la population tchèque dans le sens que la Révolution est mauvaise ? » De manière fortuite, l’émergence de ces défenseurs de la langue tchèque coïncide avec le début de la Révolution française. Kramerius crée ainsi son journal le 4 juillet 1789, le bien-nommé Krameriovy noviny (Le journal de Kramerius), édité à Prague à plusieurs centaines d’exemplaires. C’est dix jours seulement avant la prise de la Bastille. Le mois suivant cependant, les autorités autrichiennes interdisent les écrits se rapportant aux événements français, à propos desquels Kramerius n’était d’abord pas hostile. En 1790, le journaliste, qui fonde la maison d’éditions Česká expedice (L’Expédition tchèque), peut à nouveau écrire sur la Révolution :« Dès lors, Kramerius commence à être beaucoup plus négatif, ou un peu déçu par la Révolution. La première chose décevante pour lui, c’est la Constitution civile du clergé. Il est croyant, il est catholique, et il n’aime pas ce que les Français font vis-à-vis de l’Eglise. »
Et les choses ne vont pas en s’arrangeant avec la déclaration de guerre de la France en avril 1792 au roi de Bohême et de Hongrie, puis avec l’exécution, le 21 janvier 1793, du roi Louis XVI. La guerre et le régicide entraînent toute une série d’écrits contre-révolutionnaires dans les territoires sous domination autrichienne et donc en Bohême. D’autant plus que François II, le nouvel empereur après la mort de son père Leopold II, adopte une politique conservatrice, résolument opposée à la politique française.
Un argumentaire bien particulier
Tomáš Dufka, dont l’étude se poursuit jusqu’à l’année 1796, quand les troupes françaises se rapprochent de la Bohême, remarque que la structure des textes et les procédés narratifs sont souvent les mêmes que ceux qui étaient employés lors de la décennie précédente, dans les années 1780. Ils poursuivaient une visée pédagogique avec une question posée et une réponse mettant en exergue un exemple à ne pas suivre. C’est alors la figure des révolutionnaires français qui devient le mauvais exemple :
« L’incarnation du mal est le jacobin. Le jacobin, c’est quelqu’un qui aime le chaos, qui aime la violence et qui ne raisonne pas. Il est seulement dans le registre de l’émotion. »Un autre argument mobilisé dans les textes contre-révolutionnaires tchèques consiste à attaquer les conceptions fausses de la liberté et de l’égalité que véhiculeraient les révolutionnaires français. A la place, les auteurs défendent une vision organique de la société, où chacun est bien à sa place et doit y rester, condition nécessaire pour que la liberté soit garantie, tout autant que l’égalité devant Dieu. Tomáš Dufka insiste aussi sur l’importance de la construction de l’intrigue : un même événement, par exemple l’exécution de Louis XVI, peut être raconté différemment. Dans les pamphlets tchèques, la figure du roi est ainsi présentée sous l’angle du martyr, dans une sorte de métaphore christique.
Difficile de dire quelle influence ces textes ont pu avoir sur leurs lecteurs. Ils illustrent en tout cas le renouveau des écrits en langue tchèque. C’est ainsi la phase initiale du mouvement de renouveau national, qui se développe dans les pays tchèques durant la première moitié du XIXe siècle.