« Le romancier a ce pouvoir de concentrer les éléments et les forces dans un unique moment »
A l’occasion du Vendredi Saint, nous vous proposons une émission spéciale avec l’écrivaine tchèque Lenka Horňáková-Civade qui vient de publier son deuxième roman en français, Une verrière sous le ciel. Pour Radio Prague, elle a évoqué la genèse de ce deuxième ouvrage, les différents personnages, son rapport à la langue tchèque et à la langue française, mais aussi de l’importance du conte dans la culture tchèque.
Lenka Horňáková-Civade, bonjour. Ce n’est pas la première fois que nous vous invitons sur Radio Prague, mais pour ceux qui l’auraient oublié, rappelons que vous êtes artiste peintre et aussi écrivaine. Vous êtes originaire de Prostějov en Moravie, mais vous vivez avec votre famille dans le Vaucluse. Lors de notre dernière rencontre, c’était pour la sortie de votre tout premier roman Giboulées de soleil, aux éditions Alma, qui a été par la suite distingué par le Prix Renaudot des Lycéens, aujourd’hui, nous nous retrouvons à nouveau à l’occasion de la sortie de votre deuxième opus, Une verrière sous le ciel, sorti chez le même éditeur. En quelques mots, dites-nous quelle histoire vous avez choisi de raconter pour ce second roman ?
« Mon deuxième roman, ça a été une histoire écrite et racontée avec une certaine urgence intérieure. Je me suis vite aperçue que j'étais partie sur le terrain du conte. C'était à nouveau la langue française, la langue d'écriture de ce roman, mais ma partie, ma patrie tchèque s'est révélée justement dans le format qui s'apparente au conte, quelque chose que l'on connaît très bien dans mon pays d'origine. »Et que les Français connaissent peut-être un peu moins bien, pour le coup...
« Oui, il est moins répandu, on va dire. Ou alors il appartient à l'espace de l'enfance. Alors qu'en République tchèque, c'est quelque chose que l'on manipule même en étant adulte et on arrive très bien à vivre dans une réalité avec des personnages qui ne sont pas réels, mais ça ne nous dérange pas trop. »
Pour votre premier roman, vous aviez situé le récit entièrement en Tchécoslovaquie, des années 1950 à la révolution de velours. Cette fois-ci, votre héroïne est certes tchécoslovaque, mais le récit se déroule en France, avec des flash-backs dans son pays d’origine. La succession de ces deux romans, c’est presque un parallèle de votre vie : la vie de vos héroïnes en Tchécoslovaquie dans votre premier roman, la venue d’Ana en France…
« C'est probablement la seule chose qui peut-être autobiographique, parce que le premier roman n'est pas autobiographique non plus, malgré le fait que je sois aussi originaire de Moravie. Mais c'est vrai qu'à partir de l'âge de 21, 22 ans j'ai vécu en France, mais mon arrivée en France ne ressemble en rien à l'histoire d'Ana. Mais il est vrai que ses interrogations, les questionnements qui l'animent et qui l'habitent, c'est quelque chose que j'ai traversé aussi, mais pas du tout dans les mêmes conditions, ni avec le même entourage. Donc, ce n'est pas mon histoire, c'est vraiment quelque chose d'inventé. Autant le premier roman était situé à la campagne, presque dans un huis-clos, dans un village isolé, autant le second est un roman beaucoup plus citadin. On est entre une Prague des souvenirs, et un Paris fantasmé, Paris rêvé, et peut-être aussi petit à petit, Paris réel. Donc il y a ce cheminement. C'est un roman qui s'approche du conte initiatique ou d'un roman philosophique, car c'est un chemin d'un lieu vers l'autre, ou d'une personne vers celle qu'elle devient. C'est une renaissance, ou une naissance à soi. »C’est presque à proprement parler cela. Le début se joue autour de son anniversaire. Cette jeune fille, Ana (avec un seul N!), arrive à 17 ans à Paris, et reste à l’âge de 18 ans. Ça se joue dans un mouchoir de poche. Elle est envoyée par le Parti communiste tchécoslovaque pour une colonie de vacances en France. En fait, au moment de repartir en Tchécoslovaquie, elle décide de ne pas monter dans le train à la gare de l’Est et de rester, parce que c’est son anniversaire…
« Exactement. Le jour et la date arment cette jeune fille et lui donnent la possibilité de dire non. C’est probablement le premier ‘non’ massif de sa vie, comme un premier pas vers la liberté, un concept qui lui est presque inconnu et qu’elle découvre avec chaque nouveau pas qu’elle fait à Paris. Le romancier a ce pouvoir de concentrer les éléments et les forces dans un unique moment. Et c’est son ‘non’ à elle. »
C’est un pouvoir magique, puisqu’on parlait du conte…
« Exactement ! »
Evidemment, on le disait, ce n’est pas votre histoire à proprement parler. Cette jeune fille, Ana, a une histoire compliquée, avec un père responsable de la censure en Tchécoslovaquie, une mère qui cache de la littérature interdite sous la couverture de livres russes… Elle part dans la vie avec un sacré bagage psychologique sur les épaules…
« Oui, ce n’est pas quelque chose de facile, malgré une enfance plutôt heureuse et calme. Ce qui m’intéressait, c’est ce qui se cache sous les apparences. Parfois, il peut y avoir des tempêtes alors que la surface de la mer est d’une platitude formidable. C’est quelque chose de cet ordre-là… Elle découvre petit à petit aussi les profondeurs de ces courants qu’elle vivait alors qu’elle en avait une toute autre vision quand elle était plongée dedans. C’est aussi très intéressant de voir comment on revisite certaines réalités avec une certaine distance, avec un regard qui change. C’est ce qui lui arrive. Elle redécouvre elle-même, ses proches, ce qu’elle a vécu jusque-là. Cela la fait douter, mais cela lui donne aussi une force pour affronter ce qui va suivre. »
Ce roman initiatique montre comment elle va grandir. Elle est aidée en cela par de sacrés personnages. C’est comme une sorte de cour des miracles qui se concentre dans le bistro où elle est hébergée, accueillie comme une jeune fille errante ramenée là par un personnage encore plus étrange, Grofka. Des personnages improbables se retrouvent en ce lieu : les deux petits vieux, tellement attachants, le juif et l’arabe, Jacob et Iacub, Bernard le communiste, un Russe, puis Albert le peintre. Elle est entourée de personnages presque mythiques…
« Oui, chaque personnage est presque archétypal de quelque chose… Ils sont tous bienveillants. Ana est aussi un catalyseur pour eux, car ils vivent dans une habitude, dans un calme apparent depuis plusieurs années, un temps assez long. Tout d’un coup cette jeune femme arrive et tout est bousculé, tout prend une autre dimension. Elle arrive et chamboule ces habitudes qui préservaient tout le monde dans une représentation de soi. J’adore les cafés, les bistrots, c’est un bureau formidable pour moi et le monde m’inspire là ! C’est un monde comme un théâtre. Il m’a plu de prendre ces personnages et de les faire passer sous la lumière de ce café. Ils nous montrent ce qu’ils veulent, ce qu’ils veulent qu’on voie d’eux. Mais la réalité est toujours ailleurs. On arrive à jouer pendant un quart d’heure, même pendant 15 ans, mais quand quelqu’un arrive avec cette fraîcheur et une histoire qu’on n’attendait pas, cela peut surprendre. C’est vrai que tous les personnages sont mis un peu à côté d’eux-mêmes, d’abord par le silence puis par le regard de cette jeune fille. Ils se révèlent ainsi à eux-mêmes et aux autres. »Et puis Ana va servir de modèle pour Albert, le peintre. Dans ce roman, vous touchez à quelque chose qui vous est très intime, à la peinture… Vous êtes peintre vous-même. Dites-nous en plus sur le fait d’écrire sur cette deuxième passion, la peinture…
« Je pense que la peinture était plus un prétexte pour explorer le moment de la création. Je crois que c’est un domaine où la liberté est nécessaire, s’exerce, s’éprouve. Il me semblait que ça allait de soi et de pair avec cette découverte de la liberté faite par Ana. Cela m’intéressait de voir son regard de modèle : comment le modèle vit cette création avec son silence et son immobilité. Elle est en fait aux premières loges, elle observe ce moment insaisissable et difficile à décrire qu’est la création. Elle voit la souffrance du peintre. Elle l’interroge, l’accule jusqu’à ce qu’il explose parfois, car il n’a pas les mots pour le dire. Il a son ami, son proche, son esthète, Eugène, dont il espère qu’il a les mots. Lui n’est que dans le faire. Ce triangle m’intéressait beaucoup. Je ne prétends pas apporter de réponses, mais je voulais aborder ce sujet. »
Je rappelle que vous écrivez vos romans en français, un sacré défi j’imagine… Et cette thématique de la langue, des langues est quelque chose qui traverse ce roman : Ana qui reste mutique pendant longtemps, dont tous croient qu’elle ne parle pas français, alors qu’elle le parle.
« C’était une attitude qui m’intéressait. Quand on arrive quelque part et qu’on ne comprend pas la règle du jeu ou les codes. C’est vrai qu’elle se défend dans ce silence parce que soudain, elle devient comme une éponge, elle absorbe tout ce qui autour d’elle. Son regard est souvent très incisif, très juste. De temps en temps, on peut avoir beaucoup plus de forces sans avoir tout le savoir autour qui pourrait ‘polluer’ cette fraîcheur en elle. Et c’était aussi une façon d’équilibrer les forces. Ce silence n’est pas pour elle un ‘moins’ alors qu’il semble l’être pour les autres. A un moment elle le dit : ‘Je ne parle pas mais cela ne veut pas dire que je ne pense pas’. La première phrase qu’elle dit ce n’est pas n’importe laquelle ! »
La langue, vous l’évoquez également en rapport avec la gestion des émotions… Vous dites à un moment « une autre langue m'aide à tenir les larmes à distance, loin, dans le flou ». Comme si, selon la langue, on avait une gestion différente des émotions et de la perception de la réalité…
« Cela, j’en suis persuadée. Quand on s’exprime dans sa langue maternelle, on amène tout le bagage de la petite enfance, de la tendresse, du toucher. Je reste persuadée que la langue maternelle est une langue du toucher, quelque chose de physique. Plus qu’une langue de concepts, intellectuelle, c’est une langue d’émotions. L’autre langue, celle qu’on apprend comme une voisine, c’est un outil dans le noble sens du terme. Pas au sens utilitaire, mais quelque chose qui, pour Ana en tout cas, sert à approcher et à aborder l’autre en sécurité, sans se mettre en danger d’être submergée par les émotions… Ça lui permet de se construire, comme un matériau où l’on se construit, où l’on se raconte, on se dit, on se montre et on se met face au monde. »J’imagine que c’est quelque chose qui vous est très proche. Vous êtes bilingue et écrivez en français…
« C’était en tout cas quelque chose de très présent lors de l’écriture du premier roman. C’est là où j’ai travaillé cette relation à la langue française alors que je la parlais depuis plus de vingt ans. A la différence d’Ana, la langue française est pour moi la langue de l’âge adulte, je ne l’ai pas apprise jeune, mais une fois arrivée en France. C’est lors de l’écriture que j’ai pu la pénétrer plus car c’est là que l’on va chercher au plus proche pour être le plus précis possible dans ce qu’on veut exprimer. C’est là que l’on commence à réfléchir véritablement à la relation que l’on a avec cette langue : qu’est-ce qu’elle dit de nous ? Que disons-nous d’elle et comment ? C’est évidemment un sujet qui parcourt le roman. »
Vous avez traduit Giboulées de soleil en tchèque. Est-ce que ce nouveau roman sera également traduit en tchèque ?
« Je l’espère bien. Justement, dans cette interrogation sur les deux langues, il m’intéresse profondément de voir comment cette interrogation va être traduite en tchèque, dans ma langue maternelle. Parce que l’héroïne est clairement à la frontière, elle oscille entre les deux, aussi bien dans sa pensée que dans son expression. Cette double vie linguistique, ces deux territoires qui se croisent et s’interpénètrent, cela m’intéresse de savoir comment cela va se traduire en tchèque. »
Est-ce vous qui allez vous en charger aussi ?
« J’ai envie de dire que je l’espère ! »