Les Guerry et les Félix-Faure : deux familles qui ont tendu le fil entre Grenoble et Petrkov
« Je voudrais vous accueillir dans mon jardin sauvage plein de pervenches et de narcisses où j’ai encore des lueurs de poésie quand je ne suis pas occupée à repousser les attaques de gosses pillards et mal élevés… ou dans ma petite chambre à la Van Gogh où je vais cacher mes peines ». C’est en juin 1954 que la poétesse française Suzanne Renaud adressait ces mots depuis le petit village tchèque de Petrkov à ses amis grenoblois (lettre à Jean Guerry, ndlr). Originaire du Dauphiné, Suzanne Renaud a épousé le poète et graveur Bohuslav Reynek. Elle a vécu à ses côtés à Petrkov, de 1936 jusqu’à sa mort en 1964, séparée de sa famille et se ses amis en France, après la guerre, par l’impénétrable Rideau de fer.
Après avoir consacré plusieurs émissions à l’œuvre et à la vie de Suzanne Renaud et Bohuslav Reynek (cf. http://www.radio.cz/fr/rubrique/special/promenade-dauphinoise-sur-les-traces-de-suzanne-renaud-et-bohuslav-reynek ; http://www.radio.cz/fr/rubrique/literature/suzanne-renaud-votre-affection-lumiere-dans-lexil ; http://www.radio.cz/fr/rubrique/culture/daniel-et-jiri-reynek-les-freres-qui-ne-se-sont-jamais-separes), Radio Prague donne aujourd’hui la parole à Anne Guerry et Olivier Félix-Faure. Ils représentent deux familles grenobloises les plus proches peut-être de Suzanne Renaud et de Bohuslav Reynek, deux familles qui leur sont restées fidèles et les ont soutenus dans les années 1950-1960, particulièrement dures pour les Reynek qui vivaient alors dans le plus grand dénuement, leur belle maison ancestrale étant transformée en ferme d’Etat et la famille persécutée par les autorités communistes.
Enfants et adolescents, ils étaient, tous deux, entourés de lièvres, biches, écureuils et autres animaux très présents sur les gravures de Bohuslav Reynek. Ils n’étaient pas moins influencés par les poèmes nostalgiques de Suzanne Renaud. Olivier Félix-Faure et Anne Guerry continuent, notamment avec Annick Auzimour, fondatrice de l’association Romarin et du Fonds de dotation Renaud-Reynek, à veiller sur l’héritage des deux artistes en France.
Enseignante de profession, Anne Guerry a connu le couple Renaud-Reynek par l’intermédiaire de sa mère, Jeanne Guerry dite Zette, qui a entretenu pendant des dizaines d’années une amitié épistolaire avec Suzanne Renaud. Anne Geurry se souvient :Anne Guerry : « Ma mère a toujours écrit à Suzanne Renaud, leur amitié épistolaire a été très profonde. L’arrivée des lettres de Suzanne a toujours été un moment de célébration à la maison. Je me souviens qu’à Noël, maman préparait toujours du café et du thé pour les envoyer aux Reynek qui n’avaient rien. L’odeur de ce café que ma mère torréfiait à la maison a marqué pour moi le début des fêtes de Noël. Au retour, nous recevions souvent une gravure ou un original de poème… C’était toujours quelque chose de précieux. »
A.G. : « Une chose m’impressionne : ce couple que je n’ai jamais vu m’a beaucoup influencé dans ma vie. D’une part Bohuslav qui était ce graveur qui vivait avec sa Bible et ses chèvres dans un dénuement total et une intériorité très forte. Ses gravures m’ont marquée et sa vie aussi, cette solitude un peu sauvage et en même temps très douce. Suzanne Renaud m’a marquée aussi, cette femme qui vivait dans la nostalgie, dans l’exil, dans une sorte de dépression. Et qui, en même temps, luttait contre cette dépression avec courage et noblesse. Je ressens beaucoup de souffrance dans ses poèmes. Elle disait toujours à maman qu’elle pensait ses poèmes en balayant, en faisant le ménage. Quand le poème était assez abouti, elle écrivait. Mais il y avait d’abord une gestation très lente. Il était important pour moi de sentir à travers ses lettres comment cette femme écrivait. »
Comment votre mère a-t-elle connu Suzanne Renaud ?
A.G. : « Elle l’a connue à travers une de mes tantes. Suzanne Renaud était un peu plus âgée que maman. Suzanne avait suivi des études de lettres à Grenoble. Ma mère a aussi suivi des études de lettres, mais en anglais et un peu plus tard. Elles ont appartenu à une génération de femmes qui ont fait des études supérieures à une époque où cela n’était pas tout à fait courant. Mais dans leur cas, il faut bien le préciser, il s’agissait d’études supérieures qui ont reflété leur goût pour la littérature. »« Ma mère a eu de belles amitiés épistolaires : avec Suzanne Renaud, mais également avec une amie allemande avant la guerre, avec la Suisse pendant et après la guerre, avec l’Angleterre aussi. Nous, les enfants, nous en étions témoins, nous partagions ses amitiés ! Aujourd’hui, avec Internet, cela n’a plus rien à voir… »
« Lycéenne, j’ai apporté des manuscrits de Suzanne Renaud à l’école »
A.G. : « J’ai un souvenir très personnel de Suzanne Renaud. En seconde ou en première, je ne sais plus, notre professeure de français nous avait demandé : Quel auteur aimeriez-vous ajouter au programme scolaire ? J’avais choisi Suzanne Renaud. J’étais arrivée au lycée avec les manuscrits de ses poèmes dont j’étais fière. Cela m’a obligé à lire ses œuvres, certes, avec mes yeux de quinze ans, de les lire et de m’en approcher. Aujourd’hui, cela me paraît comme une littérature un peu… désuète, c’est le premier mot qui me vient à l’esprit. Suzanne Renaud aimait beaucoup Marie Noël… Sa nostalgie, je la trouve encore plus pesante et douloureuse aujourd’hui. »
Votre professeure, qu’a-t-elle dit de votre choix ?
A.G. : « Elle était dans un réseau grenoblois, elle connaissait mes parents et ce lien qui les unissait à Suzanne Renaud et Bohuslav Reynek. C’était une femme très cultivée et je pense qu’elle connaissait Suzanne Renaud. Mais pour moi, c’était un bonheur de pouvoir présenter Suzanne Renaud comme ‘mon auteure’, dont j’avais les manuscrits. Ce sont de petites choses, mais elles ont jalonné ma vie, c’est sûr. »Votre mère parlait-elle souvent de Suzanne Renaud ? Vous vous souvenez des cadeaux de Noël qu’elle envoyait aux Reynek, mais en dehors de cela, évoquait-elle souvent son amie Suzanne et sa vie en Tchécoslovaquie dans vos conversations ?
A.G. : « Oui, ma mère était triste de voir la souffrance de cette femme issue d’un milieu culturel et un peu bourgeois de Grenoble. Si elle avait été à Grenoble, elle aurait eu une vie… facile je ne sais pas, mais sans soucis. Alors que là-bas… Maman a toujours senti beaucoup de souffrance de cet exil et d’une précarité matérielle dure. Maman avait le souci de les soutenir par rapport à ce quotidien vraiment difficile, spartiate. Ils étaient nobles et pudiques dirais-je dans leur manière de vivre cette souffrance. »
« J’étais émue de voir le jardin de Petrkov, la source d’inspiration des deux artistes »
« On est allés en 1975 à Petrkov, avec mon mari et des amis. Il est vrai que pour moi, c’était un pèlerinage du fond du monde… Passer la frontière n’était pas évident à l’époque, il y avait des cerbères, des chiens, c’était quelque chose d’austère. En plus, on avait emporté un livre de Garaudy que j’étais en train de lire. J’en ai parlé aux fils Reynek qui m’ont dit que j’étais folle, que je me mettais en danger en apportant ce genre de bouquins en Tchécoslovaquie ! Alors j’ai dû le laisser là-bas. Ce qui nous a influencés, c’était le détachement matériel et la profondeur spirituelle et culturelle de la vie des Reynek. Les fils Reynek, Daniel et Michel que nous connaissions bien, travaillaient manuellement : l’un était camionneur, l’autre gardait des cochons. Mais on pouvait parler avec eux du Festival d’Avignon… Par leur mère, ils étaient étroitement liés à la culture française. Leurs connaissances nous ont impressionnés. J’étais émue de voir ces fenêtres, le poêle, l’escalier, le jardin que j’avais connus à travers les lettres de Suzanne Renaud. Cette espèce de jardin tout fou ! (rires) Bref, de voir pour de vrai la source de cette inspiration ! Cette espèce de discrétion aussi qui était la leur et qui est pour moi une valeur artistique. »« Le salon de musique des Reynek était une sorte de chapelle »
C’est le père de l’architecte Olivier Félix-Faure qui a transmis à son fils le goût pour l’art du graveur Bohuslav Reynek, tandis que sa mère, Elisabeth Félix-Faure, entretenait, elle aussi, une amitié épistolaire avec Suzanne et Bohuslav.Olivier Félix-Faure : « Mon père s’est très vite passionné pour les gravures de Bohuslav Reynek. Il en a reçu en cadeau de la part de Bohuslav, il en a racheté à Grenoble, à la galerie Saint-Louis qui en avait un certain nombre. Il a su transmettre à ses enfants, en particulier à ma grande-sœur Brigitte et à moi-même, ce lien fort entre le travail de Reynek, les poèmes de Suzanne Renaud, et nous. Cette amitié est partie de ma grand-mère, mon père et ma mère, qui eux–mêmes sont allés voir Bohuslav et sa femme en Tchécoslovaquie, du temps où ils étaient encore tous les deux vivants, ainsi que leurs deux fils qu’on connaissait bien. Je vois encore ma grand-mère envoyant chaque année un petit paquet aux Reynek pour Noël et recevant en échange une petite lettre qu’on lisait dans le salon. »
Une lettre accompagnée peut-être aussi d’une gravure de Reynek…
O. F.-F. « Oui, souvent. Pour moi, qui avais à l’époque dix, onze ans, il était curieux d’imaginer ce pays qui nous était proche, mais dont nous étions en même temps séparés par le Rideau de fer. Ce Rideau de fer, j’ai pu le franchir avec mes enfants en 1985-1987. Il existait encore, mais il était quand même plus fragile. »
Dans quel contexte vos parents ont-ils rendu visite à la famille Reynek à Petrkov ? Ont-ils souvent évoqué ce périple au cœur de la Tchécoslovaquie ?
O. F.-F. : « Ils ont effectué ce voyage en 1963, ma sœur avait à peu près seize ans. A l’époque, le frère de mon père (Jean Félix-Faure, ndlr) travaillait à l’ambassade de France en Tchécoslovaquie, en tant qu’attaché commercial. Mon père, ma mère et ma sœur ont été reçus par lui à l’ambassade. Ils sont allés à deux reprises en voiture voir Bohuslav et sa femme à Petrkov. Je me souviens que quand ils sont revenus, ils nous ont raconté que l’appartement de mon oncle était truffé de micros, qu’ils étaient suivis par une voiture noire dans les rues de Prague… Ils ont été bouleversés par cette visite, ils se souvenaient surtout du salon de musique des Reynek que moi, j’ai connu après. Il était comme une chapelle dans la maison. Ils ont tout vu de près : les travaux de Bohuslav, son système pour imprimer les gravures… Cela les a beaucoup touchés. Pour les Reynek, il était formidable de voir des gens venus de Grenoble. J’ai d’ailleurs une photo de Bohuslav saluant mes parents qui repartaient pour la deuxième fois de Petrkov. Mon père racontait que lorsqu’ils se quittaient, Bohuslav lui avait dit : ‘Vous avez de la chance d’avoir de Gaulle’. »Votre oncle, était-il lui aussi proche des Reynek ?
O. F.-F. « Ils avaient une relation moins étroite, parce qu’il s’était moins intéressé, naturellement, aux gravures de Bohuslav. Mais il les connaissait et il s’était occupé de leur faire parvenir une chaîne haute-fidélité pour qu’ils puissent écouter de la musique dans de bonnes conditions. Même au sein de ma famille, j’ai remarqué qu’il existe des gens plutôt indifférents à l’œuvre de Reynek et d’autres qui y sont très sensibles. Je ne sais pas d’où cela vient. C’est peut-être l’aspect religieux d’une partie de l’œuvre de l’artiste qui crée ce clivage. »
En 1974, donc trois ans après la mort de Bohuslav Reynek, vous lui avez consacré une exposition à Grenoble. J’ai beaucoup entendu parler de cet événement. Comment l’exposition a-t-elle été conçue ?
O. F.-F. « C’est un joli souvenir pour moi, car j’aime organiser des expositions, mais je n’ai pas beaucoup d’occasion de le faire. Je suis architecte et un de mes clients avait un grand local à Grenoble, une longue cave voûtée. Avec mon père et Annick Auzimour, nous avons cherché un espace pour organiser une exposition Reynek. J’ai trouvé ce local, nous l’avons repeint en blanc et installé un éclairage qui suivait la voûte et on y a accroché les œuvres de Reynek. C’était une très belle exposition. Je me souviens du vendeur qui avait la galerie Saint-Louis à Grenoble et qui a acheté et revendu de nombreuses œuvres de Reynek. Il est venu, il s’est mis à genoux et a dit : ‘On ne peut visiter une telle exposition qu’à genoux… »Votre famille et vous-même, vous avez acheté de nombreuses gravures de Reynek. C’est plutôt rare : Bohuslav Reynek, comme beaucoup d’artistes d’ailleurs, avait l’habitude de donner ses œuvres à ses amis…
O. F.-F. « Dans la famille, il existe effectivement un certain nombre de gravures qui nous ont été offertes par l’artiste, souvent dans le cadre d’un courrier… Mais la plupart d’œuvres qui font partie de la collection de mon père ont effectivement été achetées, soit à la galerie Saint-Louis justement, soit chez David. Quand j’avais à peu près vingt ans, mon père m’a dit qu’il y avait une grande série de gravures de Reynek à acheter à la galerie Saint-Louis. Comme je n’avais pas beaucoup d’argent à l’époque, nous l’avons achetée à deux. C’était le début de ma collection que j’ai encore, évidemment. Au total, je dois avoir une trentaine de gravures de lui. Contrairement à beaucoup de gens qui les encadrent et les mettent sur leurs murs, je les ai rangées dans un carton. De temps en temps, je les sors et je les regarde. Car les gravures et les dessins, il ne faut pas les laisser trop longtemps à la lumière. »
Qu’est-ce que vous aimez le plus chez Bohuslav Reynek ?
O. F.-F. « J’aime beaucoup ses gravures religieuses. D’abord j’ai un portrait extraordinaire de lui, avec un chat. Il est au-dessus de mon lit, depuis que je suis marié. J’ai un certain nombre de Piétas, puis j’ai une gravure en noir et blanc, où l’on voit très bien la maison de Petrkov. J’en ai une autre qui a été faite à Bohuslav à Poisat, du temps où c’était encore une banlieue pauvre de Grenoble, on y voit un homme avec un chien. J’ai aussi quelques gravures plus champêtres, par exemple ‘Un arbre tout seul’ qui ressemble à un dessin de Bonnard ou encore un visage de Job qui rappelle l’art de Rouault. Finalement, j’ai des gravures qui représentent des moutons, une chèvre, une branche d’arbre sous la neige, une fenêtre ouverte sur un paysage… Bref, tout ce monde un peu mystérieux de Reynek. »