Quand un père brosse le portrait de son fils adoptif
« Il émergeait toujours et toujours dans mes vers, dans mes manuscrits et dans mes livres, » affirme le poète Petr Hruška à propos du héros de son dernier recueil, dans lequel il a rassemblé les poèmes que lui a inspirés son fils adoptif. Ce personnage à la fois fictif et réel, qui s’appelle Adam, est entré dans la poésie de Petr Hruška dès 1995, et depuis lors n’en finit plus d’y revenir. Ce sont ces retours tantôt discrets, tantôt obsédants, qui ont donné à Petr Hruška l’idée de réunir ces poèmes inspirés par Adam dans le livre intitulé Nevlastní (Adoptif).
Un poète qui ne gaspille pas les mots
Pour Petr Hruška, « la poésie n’est pas une façon d’orner la vie ». Il estime que le poète doit déranger, étonner, surprendre, déconcerter, démolir les certitudes esthétiques pour en créer de nouvelles. Considéré comme un des poètes tchèques les plus remarquables de sa génération, l’auteur est né en 1964 à Ostrava, ville minière et métallurgique de Moravie du Nord, où la vie était dure et l’air pollué. Ostrava est pourtant une ville dont le « genius loci » - le « génie du lieu » - attire les poètes et exerce une fascination sur eux. Petr Hruška y est né, y vit toujours et toute sa poésie en est profondément marquée. Ecrire de la poésie n’est cependant pas son unique activité. Il enseigne la littérature tchèque aux universités de Brno et d’Ostrava, organise des festivals, des expositions et des rencontres littéraires, publie des ouvrages sur l’histoire de la littérature. Son premier livre - Obývací nepokoje (Chambres de non-séjour) - est sorti en 1995. Aujourd’hui, Petr Hruška compte huit recueils de poésie écrits dans un style sobre et dépouillé. C’est un poète avare de mots qui cherche à traduire sa vision du monde par des moyens extrêmement réduits. Ecrire de la poésie est pour Petr Hruška un acte dans lequel le hasard joue un rôle important. C’est pourquoi il ne se prépare pas à l’arrivée de l’inspiration :« Je suis le type d’auteur qui ne peut pas être préparé à cela. Quand cela arrive, c’est une invasion, une intrusion. Et ce n’est que lorsque je suis ainsi pris de court, que je vois tout à coup briller les significations qui sont importantes pour moi. Si j’étais préparé, il n’y aurait pas d’invasion, pas de surprise, il n’y aurait qu’une simple confirmation. C’est logique. Dans ce cas, je risquerais de trop vouloir quelque chose. Mais le poème est une espèce d’accord entre ce que je veux et ce qu’il advient. Les deux éléments doivent être à égalité dans le texte. (…) J’ai besoin de cette tension entre ce que je voulais et ce que je ne voulais pas mais ce qui est advenu. Et quand cela se produit avec bonheur, il en sort un poème. »
« Adam est entré dans mes textes sans demander ma permission »
Le dernier livre de Petr Hruška intitulé Nevlastní (Adoptif) retrace trois décennies de sa vie et de sa création. Les trente-cinq poèmes de ce recueil ont un dénominateur commun : ils sont inspirés par le fils adoptif de l’auteur, qui figure dans le texte parfois sous le nom d’Adam. Le lecteur ne sait cependant pas s’il s’agit du véritable nom de ce fils et quelles sont les parts de la réalité et de la fiction dans ce personnage qui change beaucoup d’un poème à l’autre. Adam est donc un garçon assez mystérieux et l’auteur ne dévoile jamais complètement l’identité de son héros, sans doute pour ne pas nuire à son rayonnement poétique :
« Adam est une apparition. C’est un personnage qui a commencé à entrer dans mes poèmes il y a une trentaine d’années de cela. De temps en temps, j’ai écrit non sans surprise un poème dans lequel Adam figurait. Je me doutais que l’archétype de ce personnage était mon fils adoptif. Il est tout simplement entré dans tous ces textes sans demander ma permission. Je n’avais pas l’intention d’écrire le moindre poème et encore moins tout un livre dans lequel Adam jouerait le rôle principal. Cela s’est fait tout seul progressivement. Je ne le chassais pas de mes poèmes. Souvent il m’arrivait d’écrire quelque chose et tout à coup il était là. Il me convainquait alors que c’était un poème sur lui et que je devais le laisser là. Le texte s’est recroquevillé autour de lui et j’ai fini par écrire un poème dans lequel Adam figurait d’une façon substantielle. »
Un enfant qui a de la peine à trouver sa place dans le monde
Bien que le garçon figure donc dans tous les poèmes du recueil, sa présence dans le texte est parfois tellement discrète que le lecteur n’arrive pas à le retrouver facilement. Les textes sont courts, le poète procède par allusions, il ne dit pas tout, souvent il ne fait que suggérer. Le lecteur qui lit attentivement ces poèmes, finit cependant par déceler quelques-uns des principaux traits de la biographie et du caractère de cet enfant hors du commun que ses parents biologiques ont probablement maltraité puis abandonné. Il n’est pas étonnant qu’un tel enfant ait beaucoup de peine à trouver sa place dans le monde. Le poète ajoute quelques touches à son portrait :« Il a toute une série de handicaps qui ne lui permettent pas de réussir dans le monde dans le sens le plus courant du mot. En même temps, c’est un homme plein d’une immense énergie qui s’oppose et fait obstacle au train-train quotidien, à tous les vides et à toutes les abominations de notre monde. Sans s’en rendre compte, il devient charmant grâce à son rapport de force à la vie et s’attire une attention tragique et comique. C’est un être qui n’est pas du tout simple, unidimensionnel, unicorde… »
Le portrait mental d’un père
Le petit garçon abandonné, qui figure dans un des premiers poèmes du livre, n’a pas la vie facile parce qu’il n’est pas comme les autres enfants. Il grandit, a des difficultés à l’école, aime dessiner, et ses dessins trahissent ses angoisses et ses désirs. C’est un enfant qui aime jouer mais dont les jeux sont parfois dangereux. Rien n’est facile pour ce garçon qui devient un adolescent maladroit aux élans imprévisibles. Et il n’est sans doute pas facile pour son père adoptif de communiquer avec lui. Outre une profonde sympathie pour ce fils adoptif, certains poèmes du livre expriment aussi un embarras, un tâtonnement et parfois une perplexité. Au-delà d’un témoignage sur un enfant à problèmes et le monde qui l’entoure, ce recueil est donc aussi une confession et un portrait mental du père qui cherche sincèrement à comprendre et à aider son fils, un père qui ne cache pas ses doutes et ses moments d’égoïsme.Dans les derniers poèmes du livre, Adam n’est plus un enfant mais un homme adulte qui s’est déjà essayé à plusieurs métiers tout en restant maladroit et imprévisible, et dont la vie prend souvent des tournants inattendus. Son père adoptif voit cependant beaucoup d’autres facettes de sa personnalité et explique que son fils est aussi un être plein de force et d’espoir :
« Adam n’est pas un pauvre bougre. Ce n’est pas un malheureux, il n’est pas nécessaire de compatir avec lui. Au contraire, il y a en lui un espoir étrange, effronté et permanant. Il n’a absolument pas besoin de compassion comme pour un homme à l’écart des autres. Il n’a besoin que d’attention pour que nous nous rendions compte que nous nous trouvons tous dans une situation semblable, tous jetés dans le vide du monde, que nous nous gênons les uns les autres et faisons tout pour pénétrer dans la vie d’un autre. Dans Adam, il y a ce combat entre la proximité et l’isolement comme chez tous les autres. Et déjà ce combat est un espoir. »