Théâtre : « Pomezí », une ville mystérieuse cachée dans le centre de Prague
Que s’est-il passé avec Pomezí, une ville à la frontière tchéco-germano-polonaise dont les dernières traces remontent aux années 1930 ? Et où a disparu Laura ? D’anciens et actuels étudiants de l’école de théâtre pragoise, la DAMU, nous invitent à chercher, en l’espace de deux heures et demie, les réponses à ces questions dans un bâtiment délabré en plein cœur de Prague. Tout commence dans la salle de danse Fraxos où se réunissent les jeunes de Pomezí pour préparer la fête de la ville. Mais l’allégresse apparente qui règne au départ dans cet endroit se transforme vite en une atmosphère pesante, effrayante et mystérieuse. Le spectateur n’a qu’à se promener librement dans le bâtiment pour découvrir cet univers extraordinaire entre la fiction et la réalité et les secrets obscurs de ses habitants. Mais il faut agir vite, avant que la forêt n’envahisse ce qui reste de la ville… Pour parler plus en détail de ce projet qui a été récompensé cette semaine par le Prix de la critique théâtrale pour la scénographie, nous avons invité dans nos studios son auteur, Kateřina Součková :
Se plonger dans l’ambiance comme dans un jeu vidéo
« Il s’agit d’un spectacle immersif, ce qui est un peu spécifique. Nous l’avons présenté dans un immeuble abandonné de trois étages, dans lequel nous avons créé un monde fictif. Pomezí, c’est le nom du spectacle et aussi le nom d’une ville qui est au centre de l’histoire. Notre histoire raconte ce qui s’est passé dans une ville disparue, dont il nous reste seulement des photographies. Et dans ce spectacle, nous racontons l’histoire des habitants de cette ville avant qu’elle ait été détruite. »Qu’est-ce que le théâtre immersif ?
« C’est un terme assez vaste qui vient de ‘to immerse’ en anglais. Cela peut décrire pleins de choses, mais cela signifie qu’il faut se plonger dans l’ambiance, c’est ce que nous disons chez nous. C’est une forme importante car le spectateur peut être beaucoup plus actif, il faut qu’il se déplace, et qu’il cherche ces histoires dans l’immeuble. Ce monde est comme un jeu vidéo, on peut s’imaginer qu’on entre un peu dans un monde fictif, ce n’est pas une salle avec une scène, tout est mélangé ensemble. »
Le spectacle « Pomezí » ne présente pas une histoire concrète que les spectateurs peuvent suivre du début à la fin, c’est la plus grande différence. En effet, les actions se déroulent parallèlement dans différentes pièces sur trois étages, et chacune de ces pièces représente une autre partie de cette ville fictive, qui s’appelle Pomezí. Il y a par exemple une place, une épicerie, les appartements des différents personnages, une pâtisserie de l’époque où il est vraiment possible de prendre un café ou un petit gâteau. Il y a un salon de coiffure et une forêt avec de vrais arbres… Le spectateur peut se promener librement dans le bâtiment et découvrir des fragments des histoires des habitants de cette ville, de cet endroit un peu mystérieux. Comment est né ce concept ? Où avez-vous cherché l’inspiration ?
« C’est un de nos metteurs en scène qui a vu le spectacle du groupe ‘Punchdrunk’ et aussi du groupe ‘SIGNA’, qui sont tous les deux les groupes les plus connus du monde, je dirais, à faire ce genre de théâtre. Un de nos metteurs en scène Lukaš Brychta a été inspiré par cela, donc il nous a dit que ce serait une bonne idée de l’essayer aussi. Pour trouver de l’inspiration pour Pomezí, nous avons cherché dans les livres de John Fowles qui nous présentent exactement ces mondes assez larges, fictifs, avec plein de personnages ; nous ne savons pas ce qui relève de la réalité ou du rêve, ce qui est une source d’inspiration géniale pour nous. Après, pour l’ambiance, la série Twin Peaks a été très importante, avec ce côté un peu grotesque, horreur, etc. »Pourquoi avez-vous choisi le nom de « Pomezí », un mot qui pourrait être traduit par « frontière » en français ? S’agit-il d’un nom purement fictif où fait-il référence à une ville ou un village qui existait par exemple à la frontière tchéco-allemande ?
« Pour nous, c’était fictif au début, nous l’avons inventé car symboliquement, cela voulait dire plutôt ‘entre les deux’, ce qui était un thème génial. Mais après, nous avons découvert qu’il existe bien plusieurs villages qui portent ce nom, parce qu’en tchèque, c’est un nom assez commun. Et pour nous, ‘entre les deux’ a une valeur symbolique très importante, parce que c’est entre la ville et la forêt, c’est à dire entre la civilisation et quelque chose de plus animal, peut-être plus mystérieux. Et dans notre spectacle, il s’agit justement du mélange de ces deux choses, parce qu’à l’occasion d’une grande fête qui se déroule une fois par an -ce sont ces jours-là que le spectacle met en scène-, un peu de forêt se mélange à la ville, à la vie quotidienne des habitants. Et du coup, ils deviennent un peu plus sauvages, vivent plus d’émotions, plus de folie, et c’est ce qui nous intéresse : ce mélange entre la civilisation et quelque chose de plus basique, de plus naturel. »« La pièce a commencé à vivre grâce aux spectateurs »
Combien de personnages et d’histoires peut-on donc découvrir en arrivant à Pomezí ?
« Cela dépend de votre capacité à chercher. Il existe onze personnages qui sont présents physiquement, et il y a un personnage un peu spécifique, parce qu’il n’existe plus, il a disparu. Mais on peut trouver des petites traces de sa vie. Ce qui s’est passé avec cette fille est très important. Et c’est un mystère... »Cela donne très envie de poser la question, pour savoir où a disparu Laura ?
« Cela dépend de la personne à qui vous demandez. Vous pouvez demander à chaque personnage, et tout le monde aura ses propres explications, à propos de ce qui s’est passé avec Laura. »
Les personnages se déplacent beaucoup, partout dans cet immeuble et interagissent entre eux. Comment est fait le scénario ? Existe-il quelque chose qui ressemble à un scénario écrit ? Chaque personnage possède-t-il un texte fixe ou les scènes sont-elles plutôt improvisées ?
« Bien sûr, il existe un scénario, parce qu’en deux heures et demie, il ne serait pas possible d’organiser toutes ces grandes scènes. Mais c’est un scénario qui s’organise plutôt en tables, avec des colonnes ; chaque personnage a sa propre colonne. Nous savons ce qui se passe à un moment donné pour un personnage. Le cadre de la situation est donc donné, il y a vingt-neuf situations pour chaque personnage. Nous savons ce qui doit se passer, mais il existe rarement un texte donné pour une situation. Il y en a quelques-unes qui sont écrites, mais elles sont le plus souvent improvisées, et les acteurs savent très bien ce qu’il faut faire, ce qu’il faut dire, quels sont les rapports qu’il faut entretenir avec l’autre, et quelle est leur histoire, donc ils suivent le cours de ces histoires. Mais c’est beaucoup fondé sur l’improvisation, aussi parce que les spectateurs entrent beaucoup dans le spectacle. Du coup, il faut bien improviser pour gérer cela. »
Pendant combien de temps avez-vous travaillé sur ce projet et comment avez-vous répété ?
« Pour créer le projet, nous avons commencé avec deux directeurs, Lukáš Brychta et Štěpán Tretiag. Nous avons mis six mois à inventer l’histoire. Ensuite, nous avons répété pendant deux mois avec les acteurs. Et en même temps, nous avons beaucoup travaillé avec des scénographes. Nous avons commencé à parler individuellement avec chacun des acteurs pour leur dire par exemple : ‘C’est ce personnage, il aime bien manger du chocolat, ou un autre aliment…et dans son enfance, toute sa famille est morte…’, des choses comme cela. Nous avons créé ce spectacle un peu dans un dialogue, et nous avons créé une vie assez réaliste pour ces personnages. A la fin de cette étape, nous avons commencé les répétitions, avec en général deux ou trois acteurs en même temps. Nous avons créé des situations comme cela, nous avons essayé de trouver un principe pour ensuite le monter sur scène. Et après, pendant deux ou trois semaines, nous avons travaillé sur une étape plutôt technique, pour savoir comment tout le monde devait se déplacer dans ce grand immeuble. Puis il y a eu l’ouverture, je dirais que la vraie répétition et la vraie création du spectacle ont commencé à ce moment-là. Parce qu’à cet instant, tous les problèmes liés à l’improvisation ont commencé, si un spectateur faisait quelque chose, il fallait savoir quoi faire en retour…Après tout cela, la pièce a commencé à vivre grâce aux spectateurs. Ensuite, nous avons mis peut-être un ou deux mois avant que le spectacle devienne ce qu’il est aujourd’hui. »La ville de Pomezí se trouve dans un bâtiment délabré, près de la gare routière de Florenc, dans le centre de Prague. Comment avez-vous trouvé cet immeuble ?
« Nous avons eu beaucoup de chance. La municipalité nous a loué cet immeuble, sans nous demander d’argent. Elle nous a donné cet immeuble pour un an et demi. C’était assez génial, parce qu’au début, ils nous ont même aidés avec cet immeuble, ils ont construit des toilettes. C’était vraiment génial de leur part. »Des personnages à rattraper et des décors à toucher
Les spectateurs peuvent se mouvoir librement dans le bâtiment. De quelle manière peuvent-ils donc suivre l’histoire des personnages ?
« Cela dépend de la stratégie du spectateur. Il peut courir, pour suivre les personnages. Mais il y a une autre possibilité : il peut chercher dans le décor du spectacle, parce que ce décor raconte un peu l’histoire, ce qui s’est passé. Par exemple, il peut trouver une rose sur la table, ce sont comme des petites traces qu’il peut suivre, des traces qui racontent une autre histoire : l’histoire de l’espace, de ce qui est arrivé, et des situations. Il y a aussi des lettres personnelles qui disent pas mal de choses… Ou alors le spectateur peut combiner les deux stratégies : chercher un peu dans le décor et puis suivre un personnage… C’est un peu comme dans la vie. Si on vit dans un petit village, on croise une personne qui attend à la gare, et cinq minutes plus tard, on la voit entrer dans la boulangerie, on entend de quoi elle parle, etc. On peut donc reconstruire son histoire, parce qu’on s’est un peu intéressé à ce qui lui est arrivé. C’est un peu ce système-là, on peut observer des petites traces. Et après, on peut reconstruire soi-même sa propre histoire, sa propre interprétation, selon ce que l’on a vu. Du coup, il ne faut pas se stresser pour tout voir, ce n’est pas possible étant donné qu’il y a onze personnages qui ont des situations parallèles. »Le bouleversement du rôle traditionnel du spectateur est l’élément qui vous plaît le plus. Pourquoi un spectateur voudrait-il assister à un tel projet ? Qu’est-ce que cela peut lui apporter ?
« Je n’oserais pas dire ce que cela lui apporterait, mais notre objectif était d’offrir la possibilité aux spectateurs d’être un peu plus actifs. En cela, je ne veux pas dire que dans un spectacle normal, nous ne sommes pas actifs en tant que spectateurs, mais peut-être que nous sommes plutôt actifs mentalement, psychiquement : nous essayons de comprendre et de réfléchir. Et dans ce spectacle, nous pouvons réfléchir et aussi bouger, nous pouvons avoir une vraie expérience avec notre propre corps, ainsi, cela nous permet d’être aussi plus actifs mentalement, car nous devons construire cette histoire nous-mêmes, et personne ne nous offre la possibilité de tout voir. Personnellement, c’est ce qui m’intéresse. Je sais qu’il y a pas mal de spectateurs qui sont un peu frustrés vis-à-vis de cela. Mais au contraire, beaucoup de spectateurs m’ont dit qu’ils sont déjà las du théâtre normal, et ce spectacle leur a donné l’envie d’assister encore une fois à cet autre type de spectacle. »