Lenka Horňáková-Civade et sa vie littéraire entre deux langues
Installée avec son mari français et leurs deux enfants dans le sud de la France, la peintre Lenka Horňáková-Civade se consacre également à l’écriture. Auteure de plusieurs livres en tchèque sur sa Provence chérie, Lenka Horňáková-Civade a sorti chez Alma Editeur, son premier roman écrit en français, Giboulées de soleil. Le succès du roman est incontestable : cette histoire d’une lignée de femmes nées de père inconnu dans la Tchécoslovaquie des années 1930 à 1980 a décroché le Prix Renaudot des lycéens 2016. De passage à Prague pour préparer la sortie de la version tchèque des Giboulées de soleil, Lenka Horňáková-Civade nous parle de sa vie littéraire entre deux langues, le français et le tchèque.
« L’aventure de ce premier roman continue et c’est extraordinaire. Je suis de retour à Prague, toujours avec la même compagnie, avec mes héroïnes qui sont là, plus vivantes que jamais, parce que très reconnues et appréciées par les lycéens. Ce prix, c’est un grand cadeau qui m’a été offert. Je viens de terminer la traduction en tchèque et le livre va paraître le 16 mars à Prague, chez la maison d’édition Argo, qui a été très rapidement intéressée par le texte. Giboulées de soleil va aussi paraître en allemand. »
Vous avez réalisé vous-même la traduction de votre livre. Peut-on parler de traduction dans ce cas ?
« Déjà, j’ai beaucoup réfléchi avant d’accepter de faire cette traduction. Il y a effectivement le danger de réécrire le livre. Mais c’est une question de discipline, il faut respecter l’auteur (rires). C’est un travail assez particulier, avec un seul avantage : je connais l’intention de l’auteur. Les questions étaient faciles à répondre. Je pense déjà que l’écriture est une traduction, une traduction d’intention, de ce que l’on veut dire. La langue est un moyen et on y arrive avec plus ou moins de succès. Dans ce cas précis, j’ai dû passer par un autre moyen, qui s’avère être ma langue maternelle. Je me suis astreinte à une certaine discipline pour respecter le texte en français. Sinon, j’aurais initialement écrit un roman en tchèque ! Mais il aurait été entièrement différent. Je dois dire que j’étais curieuse de me découvrir écrivain français en tchèque. Le meilleur moyen était de passer moi-même par cette traduction. »
Le lecteur tchèque connaît mieux le contexte historique que le lecteur français. N’avez-vous rien modifié, par exemple dans les parties du roman où vous évoquez la collectivisation des biens dans la Tchécoslovaquie communiste ou bien l’invasion soviétique de 1968 ?
« La question est de savoir quel est le lectorat tchèque qui connaît le contexte ? C’est la génération de mes parents et de mes grands-parents, moi-même, je ne la connais que très peu. Mais les générations suivantes ? Elles apprennent l’histoire justement pas les œuvres d’art, par les films et par ce qui se raconte dans les familles. C’est un regard particulier qu’ils auront à travers mon livre, mon regard à moi, évidemment romancé. Ensuite, j’ai précisé certaines choses. Par exemple, quand on parle du comité du parti communiste communal, il a fallu trouver l’appellation précise, sinon, cela piquerait l’œil du lecteur tchèque. Aussi, j’ai un peu modifié la partie où j’évoque la légende de Libuše. Le lecteur français ne la connaît pas du tout, alors que les Tchèques n’ont pas besoin d’expliquer quoi que ce soit, ils la connaissent dès leur petite enfance. J’ai plutôt été confrontée à des problèmes linguistiques, aux particularités du tchèque et du français. En français, les conjugaisons sont d’une richesse assez extraordinaire, ce qui m’a permis d’organiser l’histoire dans le temps d’une certaine manière. En tchèque, cette conjugaison est moins souple. Il m’a fallu donc jouer avec le texte, parfois renverser les paragraphes, pour que la suite soit plus logique. »Votre relation avec les héroïnes de votre roman, Marie, Magdalena, Libuše et Eva, a-t-elle changé lorsque ces personnages se sont mis à parler en tchèque ?
« En fait, je ne sais pas dans quelle langues elles me parlaient au départ. Je les voyais plutôt comme des images. Ensuite, le roman est construit en français, donc elles parlaient cette langue. C’est vrai que maintenant, elles sont devenues peut-être plus charnelles à mes yeux, car elles parlent la langue que je connais le mieux. Le français m’a permis de mettre une distance, pour les laisser vivre leur vie indépendante. Bien sûr, je suis distillée dans leurs histoires, elles me sont plus proches qu’auparavant, mais on s’accorde mutuellement une certaine liberté. Il est vrai qu’en traduisant, je me disais parfois : ‘Mon Dieu, mais qui a écrit cela !’ (rires). En même temps, j’étais contente de ne pas être obligée de réécrire le roman en tchèque, de pouvoir me fier au texte. »
Il est vrai qu’en traduisant, je me disais parfois : ‘Mon Dieu, mais qui a écrit cela !’
J’imagine une écrivaine tchèque qui, comme vous, apporte son premier roman à un éditeur français. A-t-il été accepté tout de suite ? Comment cela s’est passé ?
« J’étais bien entourée, j’avais évidemment quelqu’un qui avait fait des corrections minutieuses du texte avant que celui-ci ne soit envoyé aux éditeurs. Ensuite, j’ai envoyé une dizaine de copies à différents éditeurs. Elles me sont toutes revenues avec une réponse négative, avec toutefois une remarque d’un éditeur qui a écrit : ‘qualités narratives incontestables’. Je me suis penchée de nouveau sur le texte, je l’ai encore retravaillé, je suis allée au plus près de ce que je voulais dire. Sur le deuxième envoi, j’avais deux réponses positives, c’était une grande joie. Ensuite, il n y a pratiquement plus eu d’interventions dans le texte. »
Vous avez présenté Giboulées de soleil au Maroc, au Salon du livre de Casablanca, également à Essaouira. Quelles sont les réactions des auteurs français, marocains et tchèques – si vous en avez déjà, à votre roman ?
« Je suis contente de voir que les Marocains trouvent des choses qui leur parlent dans une saga familiale tchécoslovaque. Les Marocains, en particulier, étaient intéressés aussi par le bilinguisme, c’est une question qui les préoccupe. Finalement, les relations familiales intimes sont universelles : tout le monde a une mère, avec un peu de chance on a connu sa grand-mère ou son arrière-grand-mère. Il m’est arrivé de rencontrer des lecteurs qui m’ont dit : ‘J’avais une grand-mère comme ça, elle parlait exactement comme celle dans votre roman !’ C’est touchant. Mes personnages n’ont plus de nationalité à ce moment-là. »
Les relations entre les mères, les filles, les grand-mères et les petites filles sont au cœur de votre roman. Quelle est, selon vous, leur particularité ?« Ce sont des relations compliquées et complexes. Ce n’est parce que les femmes parlent à priori beaucoup qu’elles se disent tout. Parfois, on a besoin d’une ou deux générations pour pouvoir poser des questions que l’on souhaiterait peut-être poser à quelqu’un d’autre. C’est aussi un roman sur les non-dits, leur pouvoir et leur poids. Combien de fois on se dit : ‘J’aurais dû poser cette question-là… Ce regret est terrible. »