Que se cache-t-il derrière les façades d’une ville ?
Peut-on dire que les villes ont une âme ? Nous pouvons chercher la réponse à cette question dans le livre du journaliste et éditeur Dan Hrubý « Pražské příběhy » (« Les récits pragois »). Le lecteur de ce guide touristique très particulier est invité à se promener dans les rues du quartier de Malá Strana à Prague, à pénétrer derrière les façades des maisons et à entrer dans l’intimité de leurs habitants. Les façades historiques deviennent ainsi comme transparentes et le lecteur a l’occasion de découvrir d’innombrables facettes de l’âme collective de la ville.
Une plongée dans la mémoire collective d’un quartier
Le premier tome de cet ouvrage consacré au quartier de Malá Strana (« Le petit côté » en français) est sorti déjà l’année dernière, le deuxième tome vient de paraître et l’auteur prépare déjà le dernier volet de cette trilogie. Il ne manque pas d’inspiration parce que chaque maison de ce quartier a une histoire. Dan Hrubý explique ce qui l’a motivé pour plonger dans le dédale des ruelles et des maisons pour sauver leur histoire de l’oubli :« Les années 1990 sont arrivées et j’ai commencé à me rendre compte d’une grande discontinuité qui allait se produire dans la vie du quartier. Des gens partaient, les quartiers de Malá Strana et de Hradčany ont commencé à changer avec une rapidité révolutionnaire. Et j’ai eu l’idée, mais je ne suis sans doute pas seul à l’avoir eu, que chaque maison de Malá Strana est maintes fois décrite, chaque arcade, chaque voûte, chaque saillie, mais personne ne sait aujourd’hui qui habitait ces endroits il y a trente, cinquante, cent ans. Que s’est-il passé dans ces maisons, des meurtres, des amours, des destins humains ? C’est une multitude de récits et évidemment je n’ai pas l’ambition de les évoquer tous mais de conserver au moins une petite partie de tout cela. »
Un guide pour un lecteur confortablement installé dans son fauteuil
Les vies de ceux qui ont habité dans ces maisons ont déjà inspiré entre autres le poète Jan Neruda qui a écrit « Povídky malostranské » (« Les contes de Malá Strana »), un des livres majeurs de la littérature tchèque du XIXe siècle. Dan Hrubý renoue à sa façon avec l’œuvre du grand classique mais tandis que Jan Neruda laissait dans ses contes une large part à la fiction, il ne laisse pas libre cours à son imagination et son livre se classe dans le genre documentaire. Il lui donne la forme d’un guide touristique et y ajoute les adresses des maisons dont il parle et même de petites cartes qui permettent au lecteur de s’orienter dans le quartier. Il précise cependant :« Je sais que certains lecteurs se promènent avec ce livre à Malá Strana et à Hradčany et évidemment cela me fait un grand plaisir. Mais je dis que ce livre est avant tout un guide pour un lecteur confortablement installé dans un fauteuil ou sur un canapé et qui, en lisant, peut imaginer le paysage citadin de ce quartier et se promener en pensée dans ses rues. »
Ecrire un tel livre a surtout été pour Dan Hrubý une tentative de nouer des contacts avec les habitants du quartier, avec ceux qui se souviennent et qui ont résisté à la tentation de faire table rase, de jeter non seulement les documents et des photos du passé mais aussi leurs souvenirs. Il cherchait à rencontrer surtout les habitants dont les familles habitent depuis des décennies et même des siècles Malá Strana et le quartier de Hradčany (Hradschin) entourant le château de Prague. Mais comme il n’a pas d’illusion sur la mémoire humaine, il cherche à vérifier aussi dans les archives ce que ces témoins lui ont appris.
Un quartier qui se dépeuple
Sa tâche n’est pas facile parce que les habitants du quartier se font de plus en plus rares. Malá Strana est aujourd’hui plutôt un quartier administratif et touristique et ses vieux palais ont été occupés par les deux chambres du Parlement, des ministères, des institutions d’Etat et des ambassades. Dan Hrubý déplore cette « déshumanisation » et « bureaucratisation » du quartier historique :« Les quartiers de Malá Strana et de Hradčany se sont transformés en une espèce de musée. Leur population comptait pendant tout le XXe siècle entre 20 000 et 25 000 habitants. Aujourd’hui, si je ne m’abuse, ils ne sont que 4000. Tout ce quartier est conservé comme si c’était un objet de musée dont l’extérieur ne change presque pas. Les façades des maisons sont peut-être repeintes et restaurées, mais personne ne sait ce qui se passe à l’intérieur. Cependant la vie n’a pas complètement déserté Malá Strana. On doit se lever tôt pour le constater, pour voir les gens qui y vivent et qui vont au travail. On peut y trouver encore des brasseries dont les habitués restent le soir dans le quartier et ne sont donc pas obligés de prendre le tram ou le métro. »
Les récits pragois
Dans le premier tome du livre « Les récits pragois », sous-titré « Une promenade à Malá Strana », l’auteur nous fait entrer dans le quartier par le pont Charles et nous présente une multitude de petits récits sur des destins humains. Parfois il n’en donne qu’un court résumé, parfois il s’y attarde et en fait des récits captivants. Des chapitres entiers sont consacrés à quelques personnalités importantes de la vie culturelle et politique. Il suit entre autres les traces du peintre et graveur Vladimír Boudník, grand ami de l’écrivain Bohumil Hrabal, qui lui a rendu hommage dans le livre intitulé « Tendre barbare », il évoque la vie derrière les portes de la villa habitée dans la seconde moitié du XXe siècle par le célèbre comédien Jan Werich et le grand poète Vladimír Holan. Un article très révélateur est consacré à la maison où vivaient dans la première moitié du siècle les frères Karel et Josef Čapek et leur famille. Dans la rue Nerudova l’auteur entre dans la maison de l’écrivain Ludvík Aškenazy, gendre du romancier allemand Heinrich Mann, etc., etc… La mémoire centenaire d’un quartier resurgit et le lecteur apprend d’innombrables choses nouvelles sur les personnalités qu’il croyait connaître mais dont le vrai visage lui restait caché.Dans le deuxième tome des « Récits pragois », Dan Hrubý amène le lecteur sur la colline du château de Prague, dans les quartiers de Hradčany et de Nový Svět, pour le ramener finalement à Malá Strana. Et l’auteur dévoile déjà aussi le plan du dernier tome de sa trilogie et d’un autre livre qu’il aimerait à l’avenir consacrer à la Vieille Ville de Prague :
« Il me reste encore une partie de Malá Strana, les places Maltézské et Velkopřevorské et les rues adjacentes. Et puis, comme j’ai passé presque toute ma vie sur l’autre rive de la Vltava, dans la Vielle Ville, j’aimerais visiter et évoquer l’ancien ghetto juif et le quartier Na Františku, que je connais, si j’ose dire, et où la recherche de l’histoire sociale sera donc pour moi plus facile. »Un aspect positif
Les villes comme les hommes ont donc leur âme mais il faut beaucoup de travail et de patience pour la faire resurgir du passé et pour arracher leur mystère aux vieilles pierres. Les livres de Dan Hrubý parus aux éditions Pejdlova rosička sont une tentative de ressusciter la mémoire d’un quartier historique qui se dépeuple et risque de perdre sa mémoire collective. Dan Hrubý fait le maximum pour freiner ce processus de l’oubli mais il trouve aussi un aspect positif dans la raréfaction des habitants de Malá Strana :
« Je me suis aperçu que les habitants du quartier restants sont maintenant plus liés et plus sociables. Ils se réunissent dans des associations, organisent des bals et d’autres manifestations et c’est un phénomène très sympathique. »