Festival de Jihlava : « Penser par les films »
Fondé par une poignée de lycéens à la fin des années 1990, le festival de Jihlava s’est imposé en vingt ans comme la plus importante manifestation consacrée au cinéma documentaire en Europe centrale. Le succès de sa 20e édition, qui a pris fin le weekend, témoigne d’une vitalité qui ne doit rien au hasard…
« Si nous regardons le début ; c’est un festival, c’était un événement culturel fondé par quatre étudiants du lycée de Jihlava qui est devenu un des festivals les plus importants au moins pour l’Europe centrale et l’Europe de l’Est. Je pense qu’un gros travail a été fait. »
Pour constater cette évolution, on pouvait parcourir l’exposition retraçant l’histoire du festival sur la place principale de Jihlava, une place qui garde le charme tout médiéval caractéristique du centre-ville, en même temps que le charme tout communiste d’un grand magasin Prior qui trône en son centre. On pouvait aussi demander au cinéaste belge Xavier Christiaens de nous faire partager ses souvenirs :
« La première fois qu’on est venu c’était en 2004 je pense. C’était quelque chose comme la sixième édition. L’ambiance était… C’était un peu le bordel quoi ! C’était le chaos ! C’était une énergie comme ça ! On a senti que c’est un festival qui a gagné ses titres de noblesse. »
Chaleur, liberté, éclectisme
Xavier Christiaens aime beaucoup Jihlava, où était projeté cette année son premier film, « Le Goût du Koumiz ». Il aime beaucoup le festival pour tout un tas de raison, par exemple pour l’activisme de ses organisateurs en faveur du cinéma documentaire :« C’est quand même eux qui ont créé pratiquement Doc Air. C’est la première plate-forme de documentaires en ligne. C’est ici que ça a été imaginé, mis en place et puis c’est devenu après Doc Alliance. Ils ont vraiment été précurseurs de beaucoup de choses. »
En 2012, Xavier Christiaens était l’unique membre du jury « Opus Bonum ». C’est la catégorie reine du festival, avec la particularité donc d’avoir un jury composé d’une seule personnalité, ce qui « donne libre cours à sa subjectivité ». Même s’ils ne parlent pas encore tchèque, le réalisateur belge et son équipe ne sont pas en Vysočina pour la première fois :
« Nous, cela fait la sixième fois qu’on vient à Jihlava. Pour nous, c’est vraiment un immense coup de cœur. Donc on a une longue histoire d’amitié avec ce festival. Chaque année, c’est un peu le même plaisir dans les salles ; il y a énormément de monde, les gens réagissent, ils font des commentaires, ils rient. Pour moi, c’est assez différent, c’est un public beaucoup plus chaleureux. »
Pour Elžbieta Josadė, jeune cinéaste étudiante à Paris, c’est la première visite au festival de Jihlava. Elle n’est pas venue pour rien puisque son film « Dialogue avec Joseph », un dialogue avec son père installé en Israël par arts interposés, le cinéma et la peinture, a été récompensé d’une mention spéciale dans la catégorie « Mezi moři », « Entre les Mers », qui s’intéresse au cinéma de l’Autre Europe. A écouter Elžbieta Josadė, on sent poindre aussi le « coup de cœur » :
« Jihlava c’est un festival, cela se sent, qui est très libre, éclectique dans sa programmation. On peut vraiment voir des choses très différentes. Les gens sont aussi assez libres ; par exemple, ce qu’on ne voit pas forcément dans tous les festivals, ils entrent, ils sortent des projections… C’est un peu la maison, on fait comme on veut. C’est génial, il n’y a pas ce côté de faste qu’on peut associer avec un festival de cinéma, même documentaire. »Point de rencontre essentiel pour les professionnels, avec la tenue de nombreux ateliers de travail et la mise sur pieds de différentes collaborations internationales, le festival fait aussi l’unanimité du côté du public qu’il parvient à fidéliser. A l’image de Chloé, étudiante en histoire de l’art à Nancy, qui vient pour la troisième fois à Jihlava. Elle a de bonnes raisons pour cela :
« J’aime bien l’ambiance assez simple. Les gens peuvent s’asseoir par terre. Ce n’est pas comme en France où tout serait beaucoup plus carré je pense. Ici c’est plus simple, je peux avoir une accréditation pour cinq euros, ce qui est vraiment dingue. Il y a aussi la diversité de la programmation, des choses que je ne verrai pas en France. Le cinéma documentaire, on ne le voit pas souvent. »
Du documentaire et des débats
Avec plus de 300 films projetés cette année, une quantité presqu’excessive estiment certains, le festival de Jihlava contribue à faire vivre ce cinéma documentaire sous toutes ses formes. En particulier en mettant le pied à l’étrier à de jeunes réalisateurs comme Elžbieta Josadė…
« J’ai fait mon film très longtemps, on a travaillé pendant trois ans et je n’avais aucune idée du fait qu’il pourrait aller en festival, être vu ou même avoir un prix. Je trouve cela génial car cela me donne évidemment du courage pour la suite. »
A Jihlava, il y a un cinéma d’auteur mais il y a aussi un cinéma qui interpelle. Même si on peut déplorer ou non la quasi absence de films s’inscrivant dans une veine sociale et militante, on trouve pas mal d’œuvres qui posent des questions sur nos sociétés, sur la politique, sur le monde médiatique.
« Des Spectres hantent l’Europe », le lauréat 2016 de la catégorie « Opus Bonum » est de ceux-là. Maria Kourkouta et Niki Giannari ont posé leurs caméras dans un camp de réfugiés en Grèce à la frontière avec la Macédoine. A la sortie de la projection, à la Maison des ouvriers, on croise le ministre en charge des droits de l’Homme Jiří Dienstbier, qui confirme :« Evidemment, c’est vraiment sympa que le festival fête déjà son 20e anniversaire. Ici, on a l’opportunité de voir des films, mais aussi de prendre part à différents discussions et débats sur les thèmes mis en lumière par les films. Il y a ici une atmosphère particulière avec ces gens qui viennent ici. C’est vraiment une bonne chose que ce festival existe. »
Susciter le débat, cela ne passe pas seulement par le cinéma. Des rencontres avec des personnalités qui prennent une part active à l’élaboration des grands enjeux contemporains sont chaque année organisées, l’année dernière par exemple avec Julien Assange, cette année avec le psychologue américain Philip Zimbardo… Cela peut quand même laisser sur sa faim si l’on en croit Chloé :
« Je suis là depuis jeudi après-midi. J’ai été à la conférence de Zimbardo et je ne sais pas trop quoi en penser. C’est un peu une ‘rockstar’, avec une façon de présenter à l’américaine… »Donc c’est ce psychologue qui est un peu l’invité vedette cette année. Qu’a-t-il raconté à l’occasion de sa conférence ?
« Il a expliqué à nouveau l’expérience de Stanford, ce sont des choses qu’on connait déjà. Il a beaucoup parlé de son enfance et il y a toujours un côté un peu larmoyant, un peu pathétique peut-être dans le discours américain, dans la façon de se présenter... Il y avait aussi des choses intéressantes sur l’actualité, sur les migrants et la façon dont ils sont stigmatisés. »
« Penser par les films »
Bon, mais le cœur de la machine, cela reste belle et bien la promotion d’un cinéma documentaire exigeant. C’est ce dont témoignent les films projetés dans le cadre de la section anniversaire du « Jihlava Manifesto 1997-2006 », dans laquelle on trouvait « Le Goût du Koumiz ». En fait, il s’agit aussi de discuter le sens même de ce qu’on appelle « cinéma documentaire » comme l’explique l’universitaire David Čeněk :
« Ce que je trouve très bien, c’est que c’est vraiment un festival qui montre qu’il n’existe pas le cinéma documentaire et les films de fictions. Ce n’est pas la peine de faire la différence. Parce qu’il y a une telle variété de films. On peut dire qu’ils sont documentaires mais pas tous. Il y aussi plein de films expérimentaux. Je pense qu’ils ont réussi à éduquer le public à s’intéresser à ces films qui sont parfois difficiles à voir. Il y a peu de films que vous voyez ici dont vous vous dites ensuite : ‘c’était un film amusant’. C’est toujours des essais filmiques ou des films sur des thèmes très compliqués. C’est un des rares festivals en République tchèque qui ne cherche pas à divertir mais à montrer l’art cinématographique. »
C’est ce que résume un des premiers slogans du festival, qui constitue pour David Čeněk sans doute son plus grand accomplissement :
« Ils ont réussi à obliger les gens à penser par les films. C’est aussi la devise du festival non ? ‘Penser par les films’. »
Tout est dit sur le festival ? Ah non, Xavier Christiaens a encore quelque chose à ajouter :
« Et puis alors il y a l’humour, l’humour tchèque. Les cérémonies de clôture, chaque année, c’est un poème surréaliste. C’est magnifique. »
Un poème surréaliste qu’on doit aux membres de la troupe de théâtre VOSTO5, un collectif également originaire de Jihlava. Jiří Havelka, magicien de l’improvisation, est l’un de ses fondateurs. Ami de lycée de Marek Hovorka, le directeur du festival, il est aussi l’un de ceux qui a contribué à sa création.
En résumé, il y a ce sentiment sans doute partagé par beaucoup de festivaliers :
« Chaque fois, chaque jour, j’ai vu des choses qui m’ont rendu heureux d’être ici. »