Kamel Daoud : « Je dois expliquer que je suis humain, alors que tout me condamne parce que je suis humain »

Kamel Daoud, photo: Site officiel de Festival des écrivains

Pour parler aux Tchèques de ce qui divise et rapproche l’Europe chrétienne et les pays arabo-musulmans, le Festival des écrivains a choisi d’inviter Kamel Daoud à Prague. Ce lundi, l’écrivain et journaliste algérien y présente à l’Institut français son roman « Meursault, contre-enquête ». Succès mondial auréolé du prix Goncourt du premier roman, le livre redonne une identité à « l'Arabe » anonyme tué par le héros d’Albert Camus dans « L’Etranger ». Mis en cause en France en début d’année dans une polémique sur l’Islam et les femmes, critiqué pour ces positions également en Algérie, Kamel Daoud n’a pourtant pas hésité à aborder ces sujets, et bien d’autres encore, lors de ses rencontres avec la presse et le lectorat tchèques. Au micro de Radio Prague, Kamel Daoud a d’abord évoqué son rapport à l’Europe centrale et plus particulièrement à la République tchèque :

Kamel Daoud,  photo: Site officiel de Festival des écrivains
« Pour notre génération, la République tchèque est très peu visible en Algérie, contrairement à la génération précédente, car il y avait des liens de coopération militaire, industrielle ou économique entre les deux pays, des mariages mixtes aussi. Pour moi, cela n’a pas beaucoup de visibilité. Par contre, je tiens énormément à sortir du couple algéro-français pour montrer que la littérature algérienne peut exister et qu’elle n’est pas uniquement algérienne, qu’elle peut parler de l’homme et s’adresser à lui un peu partout. Je trouve important d’être dans des pays comme la République tchèque pour essayer de transmettre des messages, sensibiliser sur des différences, rappeler que le reste de l’humanité existe, qu’elle a des problèmes et qu’il faut les partager, parce qu’on ne peut pas s’enfermer chez soi. Pour essayer aussi de dissoudre des malentendus, lancer des alertes sur des confusions et des fascismes qui sont en train de se construire et de s’annoncer, que ce soit dans mon pays ou en Europe et en Occident, où l’on assiste à la montée du populisme. Je pense qu’il est utile de toucher des pays avec lesquels on n’a pas de lien direct par l’histoire ou la géographie, pour mieux sensibiliser sur ce qui se passe. »

Le thème central de ce Festival des écrivains est le crime et le châtiment. De quelle façon l’avez-vous traité dans votre roman « Meursault, contre-enquête » ? Et comment avez-vous eu l’idée de reprendre le sujet de « L’Etranger » d’Albert Camus et de le développer à votre manière ?

Photo: Actes Sud
« Nous avons des explications conscientes et des raisons inconscientes. Je suis quelqu’un qui aime continuer des livres. Je suis un lecteur frustré, je suis né dans un village où il n’y avait pas de livres. Parfois, je prenais juste des titres, à la fin du livre, et j’imaginais des histoires… J’aime bien cette façon de fantasmer, de continuer les histoires de chefs-d’œuvre. C’est une raison consciente. L’autre explication consciente est que je suis Algérien et que Camus fait partie de l’histoire douloureuse de l’Algérie. D’une manière ou d’une autre, à un moment où à un autre, un tel roman devait être écrit, par moi ou par quelqu’un d’autre. C’est une nécessité de l’histoire. L’idée vient aussi d’un peu de colère, car je n’aime pas les débats qui sont menés sur Camus en Algérie et en France et qui se demandent à quel pays il appartient, quelle est sa nationalité. Camus était un grand interrogateur du XXe siècle. C’est un grand philosophe qui a vécu ses idées par la chair et pas seulement par l’aspect cérébral. J’aime cet aspect-là, cet équilibre très précis entre l’idée et la métaphore, par le style. C’est quelqu’un qui me touche. J’ai aimé l’interroger, le secouer, le pousser. J’ai aimé investir son univers pour continuer. C’est quelque chose qui me tenait à cœur, cela fait partie de ma façon d’admirer Camus, tout en étant insolent avec lui. »

Qu’en est-il du crime et du châtiment dans vos écrits ?

« Je viens d’un univers où le châtiment est plus grand que le crime. On est coupable d’être venu au monde, d’être né après l’indépendance et de ne pas voir fait la guerre de libération. Les monothéismes ont ce propre de culpabiliser la vie de l’homme de par sa naissance avant même qu’il ne fasse quoi que ce soit. L’idée chez nous, un peu chez vous, dans cet univers théologique de la Méditerranée, c’est que le châtiment est là, parce que le seul crime est d’être né, d’être tombé du paradis, d’assumer cette faiblesse humaine - qu’on qualifie de faiblesse mais qui ne l’est pas - de désirer aussi. Il y a aussi le châtiment pour révolte et rébellion politique. Nous vivons dans des espaces politiques très clos. C’était le cas de la République tchèque jusqu’au début des années 1990. On est tous coupables, on mérite tous le châtiment, jusqu’à preuve du contraire. Nos droits nous sont donnés comme privilège, alors que ce sont nos droits. »

« J’aime bien cette idée du crime et du châtiment parce qu’elle résume tout à la fois le complexe chrétien, la culture musulmane, l’aspect politique chez nous, ce rapport complexe à la vie, ce sentiment de culpabilité qui précède même l’acte, l’engagement. Cela conditionne beaucoup de choses dans nos vies. Je pense que la littérature est un exercice de reconstruction de l’innocence : je dois expliquer que je suis humain, alors que tout me condamne, parce que je suis humain. »

Ce mardi, Kamel Daoud sera l’invité du magazine Panorama.