Ferda la fourmi aux travaux forcés

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« L’homme n’est pas sur Terre assez longtemps pour se casser la tête avec sa vie, et quand il sait choisir, il trouve dans tout ce qui lui arrive quelque chose de bon », écrivait le journaliste et dessinateur Ondřej Sekora (1899-1967) dans une lettre adressée à sa mère en 1923. Cette petite phrase est une profession de foi et résume toute la vie de son auteur. Il continuait à chercher « quelque chose de bon » même lors de sa déportation pendant la Deuxième Guerre mondiale et en a tiré un double journal intime très original qui vient de sortir aux éditions Plus.

Le père de Ferda la fourmi

Ferda la fourmi,  photo: repro Deníky Ondřeje Sekory 1944-1945 / Plus
Déjà dans son enfance Ondřej Sekora collectionne les papillons et les insectes. Et c’est à cette époque qu’il faut situer le début du processus ayant abouti à la création de Ferda la fourmi (Ferda mravenec), personnage du livre d’enfant qui allait le rendre célèbre. Issu d’une famille nombreuse - il est le troisième des six enfants d’un instituteur - le petit Ondřej est un passionné des sports, de la lecture et du dessin. Après l’échec de ses études de droit à l’université de Brno, il se lance dans le journalisme et obtient un poste dans le quotidien Lidové noviny où il travaillera pendant deux décennies. On lui confie la rubrique sportive puis il anime la page réservée aux enfants. En 1923 et 1927, il est envoyé spécial de son journal à Paris. Il couvre les Jeux olympiques de Chamonix, et certains de ces reportages sont publiés même par la presse française. C’est à cette époque que voit le jour Ferda la fourmi, futur héros de ses bandes dessinées et de ses livres. A l’époque, les personnages d’insectes anthropomorphiques sont très populaires parmi les petits lecteurs tchèques et Ferda s’impose bientôt par son originalité, son activité infatigable et son esprit astucieux. Il sait réparer tout ce qui se casse, il se lance toujours dans de nouvelles aventures dans le monde des insectes, il sort indemne de toutes les épreuves et est vainqueur dans toutes les disciplines. Il est évident que l’auteur a donné à cette bestiole assidue et astucieuse beaucoup de ses propres traits.

Les conséquences des lois de Nuremberg

Ondřej Sekora,  photo: repro Deníky Ondřeje Sekory 1944-1945 / Plus
Dans les années 1930, Ondřej Sekora devient aussi un illustrateur et caricaturiste renommé et ses caricatures d’Adolf Hitler exposées en 1934 à Prague provoquent une protestation de l’ambassade d’Allemagne. Après l’occupation de la Tchécoslovaquie par les nazis en 1939, la vie de ce journaliste et dessinateur renommé bascule vers le drame. Jana Kollár, héritière de son œuvre, explique que les aléas de ces années difficiles l’ont profondément marqué :

« Cette période était très importante pour lui et il en a été marqué même pendant les années d’après-guerre. Avant il vivait à un certain niveau social, il pouvait se sentir en sécurité, et soudain, rien que parce que sa femme était juive, il a été banni par la société de l’époque. »

Marié à une juive, Ondřej Sekora subit lui aussi les conséquences des lois de Nuremberg. Il doit quitter son journal et ne peut subsister pendant la guerre que grâce à la générosité de l’ancien éditeur de ses livres. Mais la machinerie nazie ne s’arrête pas là. Sa femme Ludmila est déportée dans le camp de concentration de Terezín et Ondřej se retrouve en 1944 et 1945 dans les camps de travail de Klein Stein et d’Osterode. L’éditrice de ses journaux Hana Kraflová résume la réaction du dessinateur à ce tournant de sa vie :

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« Quand nous observons la réaction d’Ondřej Sekora à cette situation nous ne pouvons pas nous empêcher de penser à son personnage le plus connu, Ferda la fourmi. Au fond, cette petite fourmi est un alter ego d’Ondřej Sekora, elle a les facultés de son auteur, sa persévérance, son obstination, sa conviction que si l’on déploie beaucoup d’efforts et si l’on est extrêmement persévérant, tout finira bien. »

Un double journal intime

Pour survivre dans cette dure épreuve, le déporté mobilise son talent de dessinateur, son esprit d’invention et son sens d’humour et rédige un journal intime très original. Et comme d’habitude, il s’exprime par le texte et aussi par le dessin. Publiés par la maison Albatros, ces journaux sont un témoignage très humain sur une époque inhumaine. Le graphiste Tomáš Cikán qui a préparé l’édition du livre remarque :

« Pour la première fois sont publiés les journaux intimes d’Ondřej Sekora qu’il tenait lors de son séjour dans le camp de travail d’Osterode. L’un de ces journaux est un témoignage sur le voyage et le séjour dans les camps, et l’autre est une espèce de cahier d’esquisses comprenant un grand nombre de belles illustrations qui montrent la vie du camp avec un certain détachement et en même temps témoignent du caractère insensé de cette époque. »

Photo: repro Deníky Ondřeje Sekory 1944-1945 / Plus
Dans le journal écrit, Ondřej Sekora évoque avec force de détails mais sans emphase les transports des prisonniers et la vie dans les camps, la corvée quotidienne, la faim, les maladies et les problèmes hygiéniques des prisonniers. Le lecteur se rend compte que ce camp de travail ne différait presque pas d’un camp de concentration. Mais le prisonnier aborde toutes ces épreuves sans se plaindre avec courage et humour. Avec le célèbre comédien Oldřich Nový, son codétenu, il monte pour les prisonniers une pièce de théâtre avec des marionnettes confectionnées de pommes de terre. L’éditrice Hana Kraflová voit dans son comportement l’expression de son optimisme inébranlable :

« Il travaillait très dur, manquait de nourriture et vivait dans des conditions hygiéniques complétement désastreuses, et malgré cette situation il ne perdait pas son optimisme. Ce n’était pourtant pas un optimisme vain ou naïf. Il était tout simplement un homme très persévérant et obstiné. »

L’humour libérateur

L’humour est encore plus présent dans le cahier d’esquisses qui constituent une chronique haute en couleur de la vie dans les camps de Klein Stein et d’Osterode. Comme s’il voulait confirmer son crédo de jadis, Ondřej Sekora cherche dans toutes les situations dramatiques et mêmes tragiques quelque chose de bon, quelque chose de drôle, et se sert magistralement de son style de caricaturiste. Il évoque par le dessin humoristique les souffrances mais aussi les moments de repos, les petits plaisirs et les rêves des prisonniers. La triste réalité est transfigurée par un esprit fort qui est capable de résister au pessimisme malgré la fatigue, l’avenir incertain et les dangers qui le menacent. Le graphiste Tomáš Cikán évoque les moyens artistiques utilisés par ce prisonnier qui a su garder sa liberté d’esprit :

« Le séjour dans un camp de travail n’est pas une promenade de santé et pourtant l’esthétique de ses dessins est toujours la même. Comme s’il abandonnait un moment Ferda la fourmi pour dessiner un camp de concentration. C’est ce qui me fascine dans ces illustrations. Elles sont dessinées de la même manière dont il illustrait les aventures de Ferda et pourtant leur contenu est complètement différent. C’est un témoignage sur la vie dans un camp de travail de la Deuxième Guerre mondiale. Cela fait donc un violent contraste et ces illustrations en deviennent très intéressantes et très émouvantes. »

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Le 2 avril 1945, le camp d’Osterode est dissous et Ondřej Sekora peut revenir chez lui. Sa femme Ludmila revient, elle aussi, du camp de Terezín et les deux époux retrouvent leur fils Ondřej. La famille réunie, l’ancien prisonnier peut reprendre son travail. Une nouvelle période commence, un nouveau régime arbitraire pointe à l’horizon. Mais ce sera un autre chapitre, moins difficile peut-être mais plus problématique dans la vie d’Ondřej Sekora.

Le livre Deníky Ondřeje Sekory 1944-1945 (Les journaux intimes d'Ondřej Sekora) est sorti aux éditions Plus.