Jean Delville : une grande rétrospective du symboliste belge à Prague
Une première rétrospective de Jean Delville, peintre symboliste belge, se tient actuellement à la Galerie de la ville de Prague. Outre ses grands chefs-d’œuvre, l’exposition présente également la vie et la création inconnue de cet artiste qui a profondément marqué la peinture symboliste et la vie culturelle de la fin du XIXe siècle en Belgique.
Du réalisme vers le symbolisme
Né en 1867 à Louvain, Jean Delville est aujourd’hui considéré comme l’un des artistes les plus talentueux de sa génération. Après avoir suivi une formation à l’Académie des beaux-arts de Bruxelles, il entre dans un milieu artistique, rencontre des artistes déjà connus à l’époque et commence à voyager à Paris où il fréquente les cercles Martinistes. Son esthétique symboliste ne se développe pourtant pas immédiatement. Commissaire de la rétrospective de Jean Delville, qui s’est tenue l’année dernière au Musée Félicien-Rops à Namur avant d’être prêtée à Prague, Véronique Carpiaux présente l’œuvre de Jean Delville :« Il a commencé dans une veine réaliste. Il s’intéressait beaucoup aux petites gens, aux pauvres, aux mendiants. C’était l’époque des grandes crises et de l’industrialisation, donc il y avait beaucoup de gens qui avaient perdu leur travail. Le monde était paysan et assez dur. Jean Delville a commencé par peindre tous ces gens qu’il voyait dans les rues. Et puis, en Belgique, nous avions déjà beaucoup de représentants du mouvement réaliste. Jean Delville s’est donc dit qu’il ferait mieux d’aller vers le symbolisme pour développer une œuvre plus originale. Il est allé à Paris où il a rencontré Joséphin Péladan. Il s’est beaucoup inspiré de l’esprit ésotérique de la Rose-croix. Il a commencé à travailler dans cet esprit du symbolisme en utilisant des symboles de franc-maçonnerie, par exemple. Il s’est tourné très fort vers la spiritualité, vers la poésie, vers l’observation de la nature avec des paysages presque pointillistes. Il y a donc chez lui une très forte évolution entre le réalisme et le symbolisme. »
Le virage vers le symbolisme s’effectue donc en fonction du climat de l’époque, ainsi que selon différentes influences littéraires, parmi lesquelles notamment la Divine Comédie de Dante Alighieri ou l’œuvre de Maurice Maeterlinck, mais aussi musicales avec par exemple les opéras Parsifal ou Tristan et Yseut de Richard Wagner. Assez allégorique et très ésotérique, l’esthétique de Jean Delville est souvent qualifiée d’« idéaliste ». Dans son œuvre, le peintre belge s’emploie à manifester des idées, la sagesse, la beauté idéale et la dimension spirituelle qui se trouvent dans la matière.Fille d’Olivier, le troisième fils de Jean Delville, Miriam Delville s’occupe de la reconstitution de l'œuvre de son grand-père. Elle a participé aux préparatifs de l’exposition de Prague et souligne que c’est surtout la lumière qui constitue l’un des éléments les plus importants de l’œuvre symboliste de Jean Delville :
« La maison de mes parents jouxtait celle de Jean Delville juste à côté de son atelier qui se dressait au fond de son jardin. Ce que j’ai compris de sa vie, c’est qu’il est venu s’installer dans ce quartier, où moi-même j’habite toujours, parce qu’il surplombait une vallée de la rivière qui traverse la ville et qu’il était inspiré dès cette époque par la nature qui était encore sauvage. Souvent, il percevait la lumière qui filtrait au travers du bois Mosselman. »Les thèmes, les techniques et même le format de tableaux montrent que la création de Jean Delville est assez variée. Allant de petits dessins à des grands formats et à des œuvres dans des lieux publics, comme cette série de fresques qu’il a créée pour le palais de justice et qui ont été détruites pendant la guerre, Jean Delville présente une œuvre unique et complexe.
Jean Delville, un homme à plusieurs casquettes
A côté de sa carrière de peintre, Jean Delville était aussi théoricien et critique d’art, poète et journaliste. Professeur à l’Université libre de Bruxelles et spécialiste de l’art de la période fin de siècle, Denis Laoureux précise que c’est surtout grâce à son caractère protéiforme que Jean Delville se jouit d’une grande reconnaissance :« Sa grande contribution repose sur le fait que Delville était également un grand organisateur de la vie culturelle. Il a ressemblé autour de lui toute une série de personnes et il a organisé des salons, notamment le Salon pour l’art dans un premier temps, puis le Salon d’art idéaliste dans un deuxième temps. Et il emploie à chaque fois la même stratégie : il ressemble autour de lui des gens de la même mouvance que lui, il crée un salon, ce qui lui permet de montrer ses œuvres, et il crée une revue qui constitue la base théorique de son travail. C’est en ce sens que Delville est, je pense, un artiste et également un acteur important de la fin de siècle. »
Même si Jean Delville est considéré comme un initiateur important de la culture de l’époque, le Musée Félicien-Rops à Namur présentait l’année dernière la toute première rétrospective. Cela est partiellement dû au fait que les œuvres sont souvent détruites, appartiennent à des collectionneurs privés ou qu’elles sont intransportables. Véronique Carpiaux poursuit en indiquant les principaux motifs de cette exposition :« Jean Delville fait toujours partie des grandes expositions d’art symboliste. Mais on s’est beaucoup concentré sur ses chefs-d’œuvre qui sont conservés dans les musées comme les Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique. Donc, le public connaît Jean Delville surtout pour ses fresques dans les lieux publics, pour ses grands formats, pour ses peintures. Très peu de personnes connaissaient ses dessins. Au musée Rops, nous avons présenté les aspects méconnus de l’artiste, l’aspect réaliste de son travail, qui est beaucoup moins connu du public, et aussi son côté plus littéraire, poète. »
A Prague, l’exposition présente des œuvres inédites
Cette deuxième rétrospective organisée à la Galerie de la ville de Prague permet de retracer l’évolution de l’œuvre de Jean Delville bien plus encore que celle à Namur, car elle représente une version élargie de l’exposition originelle. En plus des dessins et des tableaux de l’auteur, le public peut admirer également les œuvres des plus importants symbolistes tchèques, comme celles par exemple de František Bílek, František Kupka ou Jaroslav Panuška. Miriam Delville présente les points forts de l’exposition :
« Il faut savoir que beaucoup de tableaux n’ont jamais été exposés ou qu’ils étaient gardés dans des réserves. La série de ses paysages nous permet de percevoir que, dès 1888, et même plus tôt, Delville est impressionné par la lumière naturelle des astres et la lumière électrique qui, petit à petit, faisait son apparition. ‘L’Extase de Dante’, une œuvre peinte en 1935, nous présente que la lumière dans son œuvre se transformera petit à petit en une lumière plus spirituelle. Cette œuvre a été également sortie d’une réserve. Il y a des œuvres des guerres 14-18 et 40-45, toutes ces œuvres n’ont jamais été exposées. C’est donc ce qui est important : faire connaître des œuvres qui n’étaient absolument pas connues du public et n’avaient même jamais été exposées, ou alors plus depuis très longtemps. ‘La fin des Idoles’, par exemple, vient d’être retrouvée au fin fond de la Flandre. Elle évoque l’intérêt de Delville pour les grands formats et la peinture monumentale que l’on découvre aussi à travers des petites esquisses de son ‘Cycle passionnel’, sa première œuvre de grande dimension qui a été détruite d’ailleurs en 1914. C’est ainsi que l’on a voulu faire découvrir, dans l’exposition à la maison de la Cloche de Pierre, l’homme et une partie de son œuvre. L’ensemble des tableaux présentés couvre donc la vie de l’artiste. Et c’est cela qui est bien. »La vie de Jean Delville représente d’ailleurs une des sources principales pour ses chefs-d’œuvre, comme en témoigne la bourse artistique pour Rome dont il a été le lauréat. Miriam Delville :
« Le prix de Rome lui a permis de séjourner dans la Ville éternelle où, enfin, il a pu admirer l’art classique de l’Antiquité et de la Renaissance. Ce séjour en Italie a été pour lui l’occasion de développer une œuvre magistrale ‘L’École de Platon’ dont on découvrira quelques études dans l’exposition. En 1898, ce chef-d'œuvre établit définitivement sa réputation. Delville affirme ainsi son credo, le but spirituel de son œuvre et de l’idéal classique de son art. »L’exposition permet au public de découvrir également toute une série d’œuvres créées pendant la Première Guerre mondiale. Père de cinq enfants, dont deux fils partis à la guerre, Jean Delville rejoint l’Angleterre où il travaille comme professeur à la Glasgow School of art. Véronique Carpiaux en dit plus :
« Il a beaucoup pris la défense de la Belgique et il a fait beaucoup de peintures et de dessins représentant la guerre : la douleur des mères qui perdaient leurs enfants, la mort des soldats, etc. Il a représenté aussi d’une manière allégorique l’Angleterre qui accueille des réfugiés. Il était très reconnaissant par rapport à l’Angleterre. »
Miriam Delville souligne qu’un tableau magistral, « La vision de la paix », que son grand-père a créé dans les dernières années de sa vie et qui est en quelque sorte un « testament artistique », est également exposé à Prague :
« ‘La vision de la paix’, l’œuvre qui termine l’exposition, n’était plus sorti depuis des années. Ce tableau achève en quelque sorte son œuvre, car il l’a peint en 1947 à l’âge de quatre-vingts ans alors qu’il perdait l’usage de sa main qui était percluse de rhumatismes. »La rétrospective de Jean Delville est à voir jusqu’au 30 août du mardi au dimanche à la Maison à la cloche de pierre, un des bâtiments de la Galerie de la ville de Prague, située sur la place de la Vieille Ville. Et pour les plus intéressés, une visite commentée par la commissaire de l’exposition à Prague, Hana Larvová, est prévue le 26 août à 18 heures.