Avec le collectif d’artistes Ztohoven, le « hacking » s’institutionnalise
Dans l’ancien quartier industriel d’Holešovice, non loin du centre de Prague, vient d’ouvrir un hackerspace. Inauguré en octobre 2014, ce lieu baptisé Paralelní polis ou Institut Kryptoanarchie est le dernier projet de Ztohoven, un collectif d’artistes qui se taille depuis dix ans une réputation de rebelles militants et dont les opérations, tantôt avertissements, tantôt actions coup de poing, les ont parfois menés en justice. Une nouvelle étape donc, cette fois pérenne mais surtout officielle, pour continuer à sensibiliser le public sur les failles et les risques qui altèrent notre société. Si le terme de « hacker » ne vous dit rien, ou que vous en savez trop peu pour craindre ce genre d’individu, ce reportage est fait pour vous. Car les hackers nous apportent, au fond, peut-être plus qu’on ne le croit.
« Comment ? – Paralelní polis. – C’est quoi ? – Mais tu sais, c’est l’endroit là-bas avec un café au rez-de-chaussée, et à l’étage il y a des hackers, c’est des sortes de bureaux, d’espace internet. Tu connais pas ? »
Littéralement, un hackerspace est un « espace pour hackers ». À savoir qui sont ces fameux hackers – car si l’on s’en tient à l’image souvent mise en lumière dans les médias, les hackers seraient des voyous, des criminels qui, avec leurs ordinateurs, s’infiltrent dans les systèmes, dérobent des données et braquent des comptes en ligne. En français, on les appelle aussi « pirates informatiques ». Mais il y a une autre facette, qu’on connaît moins et que Petr Žilka, porte-parole de Ztohoven, se charge d’éclairer :
« À la base, un hacker est une personne qui travaille dans l’informatique et qui réalise des prouesses techniques. Il a des compétences qui lui permettent de repousser toujours plus loin les frontières de la technologie et de trouver de nouveaux moyens de s’en servir. Récemment, on commence à employer le terme « hacker » de façon plus large. On parle par exemple de « travel hacking », le fait de voyager pour très peu cher autour du monde. On parle aussi de « food hacking », lorsque l’on cuisine et que l’on utilise les aliments de manière détournée. Ce que nous voulons montrer, c’est que les hackers apportent une autre façon de penser et que leurs petites astuces – que nous pouvons tous utiliser – rendent nos vies plus riches. »
Dans le jargon, on parle en effet de « chapeaux blancs » pour les hackers améliorant les systèmes de sécurité sur internet, à distinguer des « chapeaux noirs » dont les activités ont fait basculer du côté de l’illégalité. En l’occurrence, les Ztohoven ne sont pas un groupe de hackers à proprement parler, mais ont toujours collaboré de près avec eux. On se rappelle notamment de leur projet « Réforme morale » qui avait consisté, il y a deux ans, en la publication de numéros de téléphone de 223 politiques tchèques. Une manière de questionner d’une part la protection des données personnelles, de l’autre la nécessité de transparence en démocratie. Deux bases de réflexion chères aux hackers et à Ztohoven, pour qui les innovations technologiques modifient profondément et sans précédent les notions de vie privée et d’autorité.
C’est précisément pour se défendre contre la surveillance des communications et la conservation des données sur internet, que les hackers utilisent la cryptographie. Ce terme aux consonances mafieuses recouvre tout bonnement n’importe quel moyen de chiffrement ayant servi à préserver la confidentialité d’un message depuis l’Antiquité. Comme l’écrit l’Américain Timothy May dans son « Manifeste de crypto-anarchie », crypter signifie grosso modo mettre une carte postale sous enveloppe. Petr Žilka poursuit :« Nous ne sommes pas un mouvement politique. Bien que ce lieu s’appelle Institut de crypto-anarchie, notre but n’est pas de promouvoir la fin de l’État ou de montrer vers quelle direction la société doit aller, mais d’attirer l’attention sur l’existence d’outils qui influencent de plus en plus notre société. Notre spécificité est d’ouvrir le cercle des hackers à tous ceux qui le souhaitent, contrairement à d’autres hackerspace qui se concentrent sur le développement de software ou de nouvelles technologies. »
Au 43 rue Dělnická, sont ainsi organisés des ateliers et conférences ouverts à tous ceux qui seraient intéressés par ces outils permettant de mieux sécuriser nos activités sur internet, ainsi que par l’impression 3D ou la technologie Bitcoin. Car, si Paralelní polis présente l’originalité de se tourner vers le grand public… c’est aussi le premier café au monde à n’accepter que cette fameuse monnaie numérique qu’on appelle « Bitcoin ». Mais pas de panique, tout le monde peut aller y boire un coup ; équipé d’un smartphone c’est mieux, sinon ce n’est pas très compliqué : au comptoir, Terezie nous explique :
« Alors, voilà comment fonctionne notre « portefeuille en papier » : avec cette petite machine on génère pour vous deux codes, l’un privé, l’autre public. Comme vous le voyez, il y a deux codes QR sur ce papier. Avec le code public, vous pouvez charger de l’argent au distributeur, qui se trouve ici. Le 2e code sert tout simplement à dépenser l’argent. Voilà, c’est facile. »
Le Bitcoin est la plus développée des crypto-monnaies. Elle a été créée en 2009 par défiance vis-à-vis des grandes institutions financières. Concrètement, c’est une clef d’une dizaine de chiffre valant une certaine somme d’argent, transmise et validée par un réseau de pair à pair. Basée sur un principe de décentralisation, cette monnaie est donc « étatiquement » hors de contrôle. Petr Žilka explique la raison pour laquelle ils ont penché pour cette exclusivité :« Cette technologie est très récente mais nous pouvons déjà constater l’ampleur de son développement. Nous nous attendons à une évolution croissante. C’est pourquoi il nous semble important de se familiariser avec. »
Protection de la vie privée, partage, marché libre, économies parallèles… autant de thèmes qui ont été discutés lors du Congrès des hackers ayant inauguré les lieux. Parmi les conférences proposées, une a particulièrement attiré notre attention : « Commerce équitable avec la forêt amazonienne et lutte mondiale contre le gaspillage alimentaire avec Disco Soupe : aperçu de deux actions de la philosophie Slow Food. » On ne parle ici ni de logiciel, ni d’internet, ni de monnaie décentralisée, et pourtant, confirme Petr Žilka, cette conférence sur Slow Food avait bien toute sa place lors du Congrès des hackers. On l’écoute :
« Cette association s’intéresse aux possibilités d’utiliser les aliments normalement destinés à la décharge et étudie les régulations qui empêchent un usage rationnel de la nourriture. Cela s’intègre très bien à notre projet qui repose sur des principes moraux et l’idée de développement durable. Nous souhaitons en effet que ce lieu fonctionne de manière la plus « écologiquement économique » possible. Et comme par ailleurs les hackers aiment la bonne bouffe, cela nous a paru très adéquat au programme. »
N’ayant malheureusement pu assister à cette conférence, nous avons contacté son auteur, Bastien Beaufort, par téléphone – comme si, s’agissant de mangeaille, il fallait que l’on tombe sur un Français. Membre du mouvement Slow Food et co-fondateur de Disco Soupe en France, Bastien Beaufort nous donne son point de vue :
« On pourrait se dire que les activistes de l’alimentation comme moi n’ont pas grand-chose à partager avec les hackers, mais en fait on partage plus de choses qu’on ne le croit. Il y a notamment deux valeurs qu’on a en commun : le caractère « open source » qui se défend donc notamment sur internet, et le « peer-to-peer » c’est-à-dire travailler directement de pair à pair. Ce sont des concepts que je connais peu dans le monde des hackers mais en revanche dans l’alimentation et au sein de nos actions, je les connais bien. Le premier, l’open source, est l’idée que l’on travaille sur des formats gratuits qui dépendent d’un engagement bénévole et qui peuvent donc être répliqués et répliquables partout dans le monde. Sur l’aspect pair-à-pair, dans l’alimentation, au sein de Slow Flood en l’occurrence, nous défendons la réduction au maximum voire la disparition à terme des intermédiaires, qui sont à notre sens responsables d’un système alimentaire qui marche un peu sur la tête. »
Court-circuiter les voies officielles quand celles-ci sont devenues illogiques, liberticides ou injustes, voilà qui pourrait résumer les raisons du hacking, que ce soit sur un plan technique, économique, intellectuel ou politique. En cela, le nom de « Paralelní polis » est symbolique, puisqu’il est emprunté au titre d’un court essai rédigé en 1978 par le philosophe tchèque Václav Benda, dans lequel ce militant anticommuniste appelle ses confrères dissidents à créer de nouvelles institutions plutôt que de chercher à changer les institutions corrompues. Petr Žilka précise :
« Notre but n’est pas de comparer la dictature communiste avec la situation actuelle. Nous vivons dans un pays bien plus libre aujourd’hui. Il est toutefois bon de réaliser que les pays occidentaux, où la démocratie est le plus développée, font face à un sérieux problème en termes de liberté d’expression, de circulation de l’information et de droit à la vie privée. Ce serait une erreur de ne pas se poser la question de savoir jusqu’où les États et les multinationales peuvent contrôler et agir sur la vie privée des gens. Ce débat porte sur nos droits fondamentaux, c’est pourquoi nous voulons le nourrir, dans la continuité de ce qu’ont fait la Charte 77 et le mouvement Paralelní polis. »« Ce qui nous plait aussi dans ce mouvement, c’est que son but n’était pas de renverser le régime ou de protester dans le sens propre du terme. Mais ses membres étaient mués par le principe que l’on a toujours les moyens de défendre sa liberté. Sous le communisme, les dissidents ont employé les moyens de l’époque – tout le monde se souvient du samizdat (système de publication clandestin mis en place dans les pays soviétiques, ndlr) qui a servi à faire circuler les informations interdites par le régime. Nous avons choisi le nom de Paralelní polis pour rappeler que chacun d’entre nous a la possibilité d’élargir les frontières de sa liberté. »
Le souci d’indépendance de Ztohoven invite bien sûr à se questionner sur leurs ressources et la viabilité financières de Paralelní polis, dont la seule location du bâtiment de trois étages coûte déjà une certaine somme. Sur ce plan, Ztohoven a décidé de fonctionner par plafonds : un conseil d’administration limité à quinze membres et des donations privées ne pouvant dépasser 15.000 kč (540 €) par mois. Parmi les investisseurs, on retrouve des noms connus, comme l’homme d’affaires Karel Janeček, le copropriétaire du DOX Václav Dejčmar ainsi que le directeur général de J&T Bank, Štěpán Ašer. Organisme sans but lucratif, les responsables de Paralelní polis espèrent néanmoins tirer des revenus de l’exploitation de l’espace. Plusieurs forfaits sont proposés au public. Une adhésion de 25h par mois avec entrée illimitée aux événements revient par exemple à 1.500 kč (54 €). Quant à l’identité et au nombre précis des membres du projet, Petr Žilka précise :
« Ztohoven est une plateforme. Nous sommes ouverts et fonctionnons sans règlement officiel. Concernant Paralelní polis, nous avons dû créer une nouvelle organisation pour des raisons juridiques. Mais l’idée est la même : ceux qui s’investissent sont de facto membres du projet. Il est prévu que cette organisation s’agrandisse à l’avenir, et tous ceux qui souhaitent s’y joindre sont les bienvenus. »