Sur les traces des Tchèques à Vienne
Quand vous ouvrez l’annuaire téléphonique de la capitale autrichienne, vous y trouverez une grande quantité de noms tchèques. C’est une des innombrables conséquences d’un mouvement migratoire qui, dès le XIXe siècle, a amené à Vienne de nombreux habitants de Bohême et de Moravie. Ils ont marqué par leurs activités la vie de la capitale mais leur présence n’a pas toujours été appréciée par les Viennois autochtones. C’est la trace incontournable qu’ils ont laissé dans la ville impériale qui est le sujet du livre paru aux éditions Mladá fronta et que son auteur Jiří Kamen a intitulé « Češi patří k Vídni » ( Les Tchèques font partie de Vienne).
« Quant à son genre, je dirais qu’il marie les aspects de l’essai, du feuilleton et du conte et je pense que les libraires ont quelque peine à le classer. Je dirais que son thème majeur est la relation entre Vienne et les Tchèques. Il y a même un chapitre où je compare les aspects urbanistiques de Prague et de Vienne et mêmes les caractères des Viennois et des Pragois. La coexistence de Prague et de Vienne y est donc très présente. »
Vers la fin du XIXe siècle, Vienne, la capitale de l’Autriche-Hongrie, est considérée aussi comme la plus grande ville tchèque car elle compte près de 100 000 habitants originaires de Bohême et de Moravie. Cependant, selon des sources non officielles, la minorité tchèque à Vienne compte jusqu’à 500 000 personnes. Ces nouveaux venus ne peuvent pas néanmoins être considérés comme des immigrés car ils sont tous les sujets de l’empereur François-Joseph. Les premiers venus de la diaspora tchèque à s’installer dans la capitale sur le Danube sont des servants et des musiciens accompagnant des nobles tchèques et moraves chargés de missions auprès de la cour impériale. A partir de la moitié du XIXe siècle, ce sont surtout des artisans tchèques qui affluent dans la capitale. Il s’agit notamment de tailleurs et de cordonniers, mais aussi de domestiques, cuisiniers, épiciers, briquetiers, médecins et instituteurs. Les meilleures écoles de l’Empire autrichien, qui se trouvent dans la capitale, attirent à Vienne aussi de nombreux étudiants tchèques. Jiří Kamen démontre dans son livre que les Tchèques ont changé l’image de la ville :
« Les Tchèques à Vienne ont été un facteur très important et ont apporté dans cette ville beaucoup de choses et ont contribué à de nombreux événements. Les musiciens tchèques ont influencé par exemple, disons, ‘ la voix de Vienne’. Les médecins tchèques ont joué un rôle important lors de la naissance de ce qu’on appelle ‘L’Ecole médicale de Vienne’, qui est excellente. C’est à Vienne qu’a vécu et travaillé le peintre baroque Jan Kupecký, la capitale autrichienne a été le théâtre des succès de nombreux footballeurs d’origine tchèque qui se sont imposés en Autriche avant la Première Guerre mondiale, dans l’entre-deux-guerres et même après la Deuxième guerre mondiale. Parmi ceux qui ont vécu à Vienne, il y a également l’écrivain tchèque Pavel Kohout auquel je consacre un chapitre dans mon livre. »Au XIXe siècle, les Tchèques affluent à Vienne pour beaucoup de raisons. Les gens simples espèrent y trouver du travail, les ambitieux viennent chercher des contacts pour faire carrière. La position des Tchèques dans la capitale n’est cependant pas très avantageuse. On les considère comme des rustres ou des campagnards mal dégrossis, on se moque de leurs habitudes, de leurs vêtements et de leur langage. Jiří Kamen constate :
« Les Tchèques étaient ridiculisés à Vienne aussi à cause de leur langage, de leur façon caractéristique de s’exprimer en allemand. Ce drôle de langage était imité et exploité dans des comédies et des cabarets où les comédiens représentaient des personnages d’origine tchèque. A Vienne, le succès de ces personnages comiques était assuré. C’est intéressant parce que les Polonais viennois ne parlaient pas non plus un allemand impeccable, loin de là, mais sans produire de tels effets comiques. C’est pourquoi par exemple le compositeur tchèque Oskar Nedbal a créé une opérette intitulée ‘Le Sang polonais’ et non pas ‘Le Sang tchèque’. »Une partie des Tchèques viennois gardent cependant leur patriotisme et une certaine fierté de leur origine. Ils fondent des écoles tchèques et créent des associations de compatriotes. Ils sont nombreux à adhérer à l’association sportive Sokol qui devient progressivement un véritable pilier du patriotisme tchèque. D’autres désirent par contre s’assimiler entièrement à la société viennoise, prennent leurs distances à l’égard de leurs compatriotes et cherchent à couper tous les liens avec les milieux tchèques. Pour échapper à la situation de caste inférieure, beaucoup de ces nouveaux venus décident même de changer d’identité. Le livre de Jiří Kamen ne cache pas que la minorité tchèque à Vienne n’était pas très populaire et qu’elle éveillait même une certaine antipathie :
« J’ai une théorie que je dois à l’écrivain autrichien Robert Menasse qui étudiait ce phénomène. Menasse et moi, nous pensons que l’antipathie ressentie à l’égard des Tchèques se manifestait surtout chez les Tchèques ayant adopté l’identité autrichienne ou viennoise, qui, dans le cadre de leur nouvelle existence, cherchaient à devenir plus autrichiens que les Autrichiens de naissance. Ils détestaient leurs racines et cela se manifestait aussi dans leurs rapports vis-à-vis des Tchèques récemment arrivés à Vienne. »
Tout d’abord, cette attitude plutôt dédaigneuse et moqueuse des Viennois à l’égard des Tchèques n’a rien de nationaliste, mais elle change progressivement d’aspect et devient plus sérieuse avec l’émancipation des habitants de Bohême et de Moravie dans le cadre de l’Empire d’Autriche-Hongrie. Ce seront finalement les Tchèques que les Autrichiens considéreront responsables de la chute de la monarchie danubienne en 1918, opinion contestée d’ailleurs par les historiens modernes qui constatent que la désintégration de l’Empire était inévitable. Jiří Kamen résume les relations entre Tchèques et Autrichiens aujourd’hui :« L’antipathie contre les Tchèques s’estompe progressivement mais elle prend aussi de nouvelles formes, comme la campagne contre la centrale nucléaire de Temelín située non loin de la frontière autrichienne. Je crois pourtant que la situation s’améliore. Il est intéressant de constater que du côté tchèque il n’y a presque pas d’antipathie ressentie à l’égard des Autrichiens. Par contre, les Autrichiens aiment bien les Polonais, mais les Tchèques ne manifestent pas beaucoup de sympathies pour les Polonais qui, paradoxalement, aiment bien les Tchèques. Tout cela est donc bien confus. »
Quoi qu’il en soit, la présence des Tchèques à Vienne se fait sentir encore aujourd’hui. Jiří Kamen évoque dans son livre de nombreux domaines de la vie où cette influence a été particulièrement marquante. En trente-deux chapitres, il montre les activités des Tchèques viennois pratiquement à tous les degrés de la hiérarchie sociale et y ajoute de nombreuses observations, anecdotes et faits divers pour recréer l’atmosphère de la ville. Considérés parfois comme un peuple de serviteurs, de cuisiniers et de cochers, les Tchèques se sont imposés dans les arts, dans la musique, dans l’architecture, dans les sciences et dans l’industrie. Et l’auteur de citer les chercheurs autrichiens qui admettent que « les Tchèques viennois ont eu une influence décisive non seulement sur la culture populaire mais aussi sur la mentalité, le langage et l’expression générale de la ville ». Parmi les plus grandes personnalités viennoises, il y en a beaucoup qui sont d’origine tchèque. L’architecte Adolf Loos, le peintre Oskar Kokoschka, les musiciens Gustav Mahler et Oskar Nedbal, le vainqueur de Napoléon à Leipzig Joseph von Radetzky, le psychologue Sigmund Freud, le voyageur Emil Holub, tous ces hommes et encore beaucoup d’autres défilent dans le livre parce qu’ils ont un dénominateur commun – leurs racines tchèques. Ils ont contribué, chacun à sa manière, à tisser la trame infiniment compliquée des relations tchéco-autrichiennes et sont loin d’être oubliés encore aujourd’hui, un siècle après la chute de la monarchie danubienne. Avec le temps les antagonismes tchéco-autrichiens se sont apaisés et le livre de Jiří Kamen démontre que nous pouvons les considérer aujourd’hui avec moins de passions, plus d’objectivité et une forte dose d’humour.