La Tchécoslovaquie, vice-championne du monde de football en 1934
La République tchèque n’a pas participé à la XXe édition de la Coupe du Monde qui vient de s’achever au Brésil par le triomphe de l’équipe allemande, sacrée pour la quatrième fois de son histoire. Pourtant, la République tchèque a un riche passé footballistique : par deux fois la Reprezentace tchécoslovaque a en effet échoué en finale de la compétition. La première fois, c’était en 1934, lors de la deuxième Coupe du monde de l’histoire organisée et remportée par l’Italie fasciste de Mussolini. Professeur d’histoire à l’Université de Corse, spécialiste de l’Italie et du football, Didier Rey a accepté pour Radio Prague de revenir sur cette compétition dont l’issue a nourri beaucoup de regrets en Tchécoslovaquie.
En 1934, la Tchécoslovaquie est proche d’obtenir une première étoile sur son maillot, une étoile qui aurait symbolisé sa victoire en Coupe du monde. Mais jouer l’Italie dans l’Italie du Duce, c’est s’exposer à nombre de vents contraires. Didier Rey évoque ces vents contraires, mais revient tout d’abord sur l’organisation de ce Mondial, une compétition qui, au départ, n’emballait pas franchement Benito Mussolini :
« Il y a un lieu commun sur l’Italie fasciste et son football, c’est que le football aurait été très vite instrumentalisé par le parti, par le pouvoir, pour s’en servir évidemment comme moyen de contrôle des masses. En fait, ce n’est pas du tout vrai. Le fascisme est très réticent vis-à-vis du football pour deux raisons essentielles. D’abord parce que c’est un sport « étranger », anglais, et qu’on le veuille ou non, porteur de certaines valeurs démocratiques. Et ensuite parce que c’est un sport de la classe ouvrière, donc assimilé au communisme et donc à l’ennemi.
Jusqu’aux débuts des années 1930, l’instrumentalisation par le pouvoir est finalement très faible. Il faudra l’action de fascistes, en même temps sportifs, comme le président de l’association italienne de football, la Federcalcio, pour persuader Mussolini de l’importance du sport, et du football en premier lieu, pour le contrôle des masses et pour le prestige du parti et du pays. Donc la Coupe du monde 1934 n’est pas, à l’origine, véritablement soutenue par Mussolini. Il est même très dubitatif. »
Pourtant dès 1930, l’Italie avait présenté sa candidature pour la première Coupe du monde. Comment s’est déroulée la désignation du pays organisateur pour la deuxième édition de la compétition ?
« En fait, il n’y a pas vraiment de candidats. En 1930, l’Italie avait bien essayé mais je dirais que cela faisait partie d’une opération de prestige et l’Etat ne s’était pas vraiment investi. En 1934, c’est pareil. Mussolini ne s’intéresse pas au début et il est presque partisan d’abandonner cette Coupe du monde. Il n’y a pas vraiment de candidat pour succéder à l’Uruguay, organisateur de la compétition en 1930, donc l’Italie, qui a les moyens techniques d’assurer ce rôle, l’emporte aisément.C’est ensuite sur place qu’au départ cela va poser problème puisque Mussolini se fait tirer l’oreille. Mais à partir du moment où le Duce a compris tout le parti qu’il pouvait tirer de la compétition, on peut alors parler, comme l’a fait Jules Rimet, de la Coupe du Duce. A partir de ce moment-là, l’Italie et le régime vont investir totalement la compétition. »
Quel est justement l’intérêt que peut tirer le régime de Mussolini de l’organisation de cette compétition ?
« Il y a plusieurs choses qui entrent en ligne de compte. D’abord, il y a l’ingénierie italienne avec la modernisation des stades pour montrer l’image d’une Italie moderne, compétitive et tournée vers l’avenir. Et on le voit avec la réalisation des enceintes, avec le stade de Florence ou celui de Bologne. Le premier est « futuriste » et l’autre emprunte plutôt à l’image de l’art romain mais tous les deux envoient finalement des messages très clairs : le génie latin, le génie fasciste.Il y a ensuite l’organisation en elle-même : être capable de mettre sur pied une compétition internationale, d’accueillir des délégations et de les loger et les encadrer décemment, ce qui sera, là aussi, une grande réussite. Il y a l’investissement financier de l’Etat, y compris par le biais de la philatélie, qui sera un élément non négligeable dans le prestige fasciste.
Et enfin, il y a bien évidemment le football en lui-même et là, on s’en doute, le football étant une chose trop sérieuse pour être laisser aux footballeurs, Mussolini et les gens de la fédération vont savoir recevoir et discuter avec les arbitres lorsque cela sera nécessaire. Les Espagnols et les Tchécoslovaques en finale en feront les frais. »
Vous citiez Jules Rimet, alors président de la FIFA, qui disait que le véritable chef de la FIFA durant la compétition, c’était Mussolini. Comment cela se concrétise ?
« Cela se concrétise d’abord dans les stades. Ce sont des ovations permanentes pour Mussolini et notamment en finale. Et il fait même fabriquer, par un des artistes italiens les plus prestigieux de l’époque, une coupe monumentale, la Copa del Duce, remise au vainqueur à la fin de la compétition, qui prend plus d’importance pratiquement que la Coupe du monde en elle-même, le trophée Jules Rimet. »Du côté sportif également l’Italie met toutes les chances de son côté puisque des joueurs d’origine argentine sont naturalisés…
« Ce sont les « oriundi », des descendants parfois très lointains d’immigrés italiens, que l’on va naturaliser pour l’emporter. N’oublions pas qu’à l’époque les naturalisations sont assez simples et qu’il n’est pas, à la différence d’aujourd’hui, interdit de porter plusieurs maillots. On le reverra avec Ferenc Puskás, lorsqu’il aura quitté la Hongrie après la révolution de 1956 et qu’il jouera pour l’équipe nationale d’Espagne. »
Comment cela s’exprime sur le terrain ? Comment se déroule la compétition ? On parle de matchs très violents…
« Oui, ce sont des matchs très violents, d’ailleurs contre l’Espagne, et la finale est également une finale brutale. En même temps, le football de l’époque est brutal. En 1931, le gardien du Celtic est tué sur une sortie face à un attaquant des Rangers. Ce n’est pas quelque chose d’exceptionnel, on meurt sur les terrains de football. Ceci dit, les matchs apparaissent véritablement comme une bataille et cela sera encore plus vrai quatre ans plus tard en 1938. Mussolini enverra un message aux joueurs italiens pour leur dire qu’ils livrent une bataille pour l’Italie.En plus, il ne faut pas oublier le contexte international, même si on est en 1934. Néanmoins, c’est l’Espagne, pas encore du Front populaire, mais l’Espagne républicaine, et la Tchécoslovaquie est peut-être la seule démocratie d’Europe centrale. Donc jouer contre les démocraties et les vaincre, ce n’est pas non plus anodin. Même si attention, je le répète, 1934 n’est pas 1938. »
Le journaliste sportif tchèque Josef Laufer, le premier européen à avoir commenté en direct un match de football en 1926, a de quoi se réjouir : après deux semaines de compétition, son équipe est en finale après avoir disposé successivement de la Roumanie, de la Suisse puis de l’Allemagne nazie. Il faut dire que la sélection tchécoslovaque pratique alors un très bon football, ainsi que le souligne Didier Rey, avant de revenir sur cette fameuse finale du 10 juin 1934 :« Finalement, la Tchécoslovaquie est un Etat héritier de la double monarchie (l’Autriche-Hongrie), donc pas seulement en termes géopolitiques mais même en termes de football. La Tchécoslovaquie, la Hongrie, l’Autriche sont trois puissances footballistiques qui comptent. L’Italie devient championne du monde en 1934 contre la Tchécoslovaquie et en 1938 contre la Hongrie. Donc nous avons là un football qui compte. D’ailleurs on retrouvera la Tchécoslovaquie, dans des conditions différentes c’est vrai, à nouveau en finale en 1962 contre le Brésil.
Avant la guerre, les équipes, qui jouaient dans ce qu’on appelait la Bohême, participaient soit au championnat d’Autriche, soit au championnat allemand. Comme on l’a dit précédemment, les frontières étaient beaucoup moins étanches. C’est vrai que c’était des équipes de Bohême composées essentiellement d’Allemands. »
Des Sudètes peut-être ?
« Voilà, mais pas seulement, il y avait aussi des équipes allemandes de Prague, qui participaient, avant 1914, aux compétitions allemandes. Donc il y a un football qui est ancien, qui est de qualité. Et pendant tout l’entre-deux-guerres, des équipes tchèques voyagent aux quatre coins de l’Europe en démonstration. Je pense notamment au club pragois de Žižkov, qui joue toujours dans le championnat tchèque, et qui à l’époque fait une tournée en France, une tournée en Algérie, et qui va mène disputer une rencontre ici à Bastia en Corse. Ce sont des équipes qui voyagent, que l’on s’arrache, qui tournent, qui sont pour certaines d’entre elles déjà professionnelles. Donc, c’est un football de qualité, un héritier du football austro-hongrois. »Donc Italie – Tchécoslovaquie, c’est une finale pleine de promesses pour les amateurs de ballon rond et qui n’a d’ailleurs pas déçu avec beaucoup de suspense…
« La victoire n’est obtenue qu’après prolongations. Si je me souviens bien, ce sont les Tchécoslovaques qui mènent une partie de la rencontre, les Italiens n’égalisant qu’in extremis, et s’imposant au cours des prolongations avec un jeu très brutal et surtout un arbitre qui ferme les yeux sur des actions très brutales des locaux. »
Antonín Puč, meilleur buteur de l’histoire de la sélection tchécoslovaque, libère en effet les siens à la 76e minute. Une libération de courte durée puisque cinq minutes plus tard, Raimundo Orsi, attaquant d’origine argentine, remet les pendules à l’heure pour des Italiens qui arrachent la victoire en prolongations grâce à un but d’Angelo Schiavio. Pour beaucoup, il y a un douzième homme italien sur la pelouse, pourtant suédois, monsieur l’arbitre Ivan Eklind, accusé de toutes les compromissions avec Mussolini. Didier Rey commente :« Qu’il y ait influence occulte du pouvoir, c’est un secret de polichinelle. Mais ce sont des choses qu’on retrouvera dans les toutes les Coupes du monde des années suivantes. On l’a déjà vu en 1930 en Uruguay, on le reverra un peu moins en 1938 en France. En 1954, il y aura le miracle de Bern qui voit les Allemands de l’Ouest l’emporter sur les Hongrois malgré un troisième but hongrois égalisateur tout à fait valable refusé par l’arbitre. Ce n’est pas quelque chose d’extraordinaire même si évidemment, l’organisation, les pressions sur les arbitres, la violence, les spectateurs, avec un soutien là aussi très engagé, l’ensemble crée un contexte très difficile pour tous les adversaires de l’Italie. »
Qu’est-ce qu’on retient de cette Coupe du monde, au-delà des critiques sur l’arbitrage ?
« On retient quand même une bonne équipe de l’Italie. Malgré les coups de pouce de l’arbitre, c’est une belle équipe. Il y a des bons joueurs, on pensera à Giuseppe Meazza. C’est un enfant des quartiers populaires, il y a beaucoup de symboles derrière, qui est arrivé là grâce à sa valeur. Le fascisme étant alors présenté comme celui qui permet aux gens valeureux et méritants d’accéder à la gloire. Il y aussi un grand entraîneur, Vittorio Pozzo.Mais finalement on va retenir surtout, alors qu’on l’a vu au départ ce n’est pas du tout le cas, la mainmise totale du régime sur la compétition. La Coupe du monde 1934, c’est la Coupe du monde de Mussolini. C’est ce qui ressort lorsqu’on lit des ouvrages non spécialisés. On a pensé que Mussolini avait été véritablement très intéressé dès le départ par cette compétition. Or ce n’est pas le cas. »