Du temps où l’idée de paix traversait le Rideau de fer
Le 8 mai, comme dans la plupart des pays d’Europe, est également férié en République tchèque. Si le 8 mai marque officiellement la victoire des Alliés sur l’Allemagne nazie en 1945, c’est surtout un jour d’armistice et de paix. Et c’est justement de paix dont nous allons parler dans cette émission spéciale. Plus précisément, de la paix telle qu’elle a été défendue et interprétée après la Seconde Guerre mondiale par des militants pacifistes qui se sont progressivement organisés, de part et d’autre du Rideau de fer, pour la démilitarisation de l’Europe et contre la course à l’arme nucléaire.
Pour redécouvrir cette période sous un angle peu connu de la Guerre froide, Radio Prague a rencontré trois protagonistes : Miloš Rejchrt, ancien porte-parole de la Charte 77, et deux français, Christian Mellon et Bernard Dreano, anciens membres d’une organisation pacifiste, ayant œuvré dans les années 1980 pour le rapprochement entre les mouvements de paix d’Europe de l’Ouest et les mouvements civiques est-européens.
Bernard Dreano: « J’ai été très actif dans les années 1980 dans ce qu’on appelait à l’époque les nouveaux mouvements de paix indépendants. En France, ce mouvement s’appelait le CODENE, le Comité pour le désarmement nucléaire en Europe. On ne se préoccupait pas simplement du désarmement. On était dans une période qu’on appelait la crise des euromissiles, dans une des dernières resucées de la Guerre froide, et on s’est retrouvé côte à côte, même si on avait des points d’ancrage différents, avec les dissidents démocratiques d’Europe de l’Est, en particulier de Pologne, de Hongrie, de Tchécoslovaquie et d’Allemagne de l’Est, qui eux luttaient pour la démocratisation de leur société mais aussi pour la paix, et on a fait beaucoup de choses ensemble. »Les mouvements de paix, ou pour la paix, regroupent sous cette dénomination tout type d’organisations opposées par principe à la guerre. Héritiers indirects de l’idée du philosophe Kant selon laquelle les relations internationales reposent sur les idéaux plutôt que sur les conflits, et sur la coopération plutôt que sur la menace, les mouvements de paix naissent avant même que la guerre de 14-18 n’éclate. À l’issue de la Seconde Guerre mondiale et avec l’apparition de la bombe atomique, les courants pacifistes se développent fortement dans la jeunesse, les partis politiques, les syndicats et des groupes de confessions chrétiennes, et investissent des champs plus larges comme l’écologie et les droits de l’homme. Parmi les mouvements reconnus à l’échelle internationale et dont l’action se poursuit à l’heure actuelle, notons en particulier Pax Christi, le Conseil mondial de la paix et, au début de son mouvement, Greenpeace.
Des manifestations en Europe de l’Ouest contre la course à l’armement
Mais les mouvements pour la paix qui retiennent aujourd’hui notre attention sont nés dans un contexte très précis : durant la crise dite des « euromissiles ». Alors que l’Est et l’Ouest se trouvent théoriquement dans une période de détente, officialisée entre autres par la signature d’un traité sur la limitation des armes, l’Union soviétique décide en 1977 de déployer une nouvelle sorte de missiles SS-20 à moyenne portée pouvant frapper l’Europe. En réaction, l’OTAN annonce le déploiement de fusées Pershing en Allemagne et donne trois ans à l’URSS pour négocier la limitation des missiles de moyenne portée. La tension dont découle une valse d’accords, d’hésitations et de menaces se trouve exacerbée par l’invasion des troupes soviétiques en Afghanistan en décembre 1979, la guerre civile au Liban, les grèves sociales en Pologne et la crise du modèle communiste en toile de fond.
Dans ce contexte de tensions constamment renouvelées, s’organisent à l’Ouest des manifestations pacifistes contre la course à l’armement et l’installation des fusées Pershing en Europe. Nés sous l’impulsion de l’URSS, alors certaine de tirer parti des forces régulières qu’elle maintenait en nombre dans les pays européens, ces rassemblements reçoivent majoritairement l’appui des partis travaillistes et communistes occidentaux. Une raison pour laquelle, à l’est du Rideau de fer, l’heure est à la méfiance :« Ce préjugé était généralement répandu que tout ce qui s’engage pour le désarmement ou la limitation de l’armement, donc les mouvements de paix, était payé par les Soviétiques et que ces gens étaient à la solde de la propagande communiste. »
Pasteur évangélique, signataire de la Charte 77 qui rassembla des opposants à la politique de normalisation en Tchécoslovaquie communiste, Miloš Rejchrt décrit ce contexte idéologique qui n’a pas facilité les premiers contacts Est-Ouest entre militants pour la paix :
« Il est vrai qu’à la télévision, nous voyions parfois des manifestations, évidemment bien coupées, et nous avions l’impression que ces jeunes ne savent pas ce qu’ils font. Ils se déguisaient en fantôme et tout à coup à midi tout le monde tombait par terre. La terre recouverte de cadavres. Pour nous, c’était soit ridicule soit incroyable, terrible. »
1980 : émergence de mouvements de paix non-alignés
D’après Miloš Rejchrt, une quelconque empathie de la part des Européens de l’Ouest à leur égard lui paraissait peu pensable. Dans ce contexte, un mouvement britannique non-aligné, formé par des intellectuels de gauche issus de la Fondation Bertrand Russell, lance en avril 1980 un « Appel pour le désarmement nucléaire en Europe ». Bernard Dreano précise :
« L’appel disait deux choses : premièrement, nous devons tout faire pour éviter la menace d’une guerre nucléaire et aller vers le désarmement nucléaire de l’Europe, c’était l’aspect le plus classique de l’appel. Mais il y avait quelque chose de beaucoup moins classique : nous voulions faire comme si l’Europe unie existait déjà, exercer notre allégeance les uns envers les autres et non envers les États, et travailler comme s’il n’y avait pas de mur de Berlin. C’est ce qu’on a fait. »
L’appel reçoit rapidement un large soutien en Europe de l’Ouest et une organisation est créée : le mouvement END (en français Désarmement nucléaire en Europe). Le cœur de son action est d’organiser annuellement des conventions internationales afin de développer un dialogue entre les sociétés civiles, et d’infléchir ainsi la détente « par le bas ». Bernard Dreano :« La première convention a eu lieu à Bruxelles en 1982. Ensuite il y a eu Berlin en 1983, Perugia en Italie en 1984, Amsterdam en 1985, Évry près de Paris en 1986. La mémoire me manque un petit peu… ensuite on a été à Coventry en Angleterre, à Malmö en Suède, plus précisément à Lund, et puis comme les choses avançaient, à Tallin, puis à Moscou. La toute dernière réunion de ce réseau a eu lieu au début des années 1990 à Maastricht. »
Qui participait à ces conventions ?
« Ce sont des réunions qui réunissaient plusieurs milliers de participants, qui venaient de mouvements qui luttaient pour la paix (bien que la question de la paix soit très variable), pour la démocratie et les droits de l’homme aussi ; essentiellement d’Europe puisque le sujet c’était l’Europe, mais l’Europe est un sujet qui intéresse le monde entier donc il n’y avait pas que des Européens. Il y avait aussi par exemple des Israéliens et des Palestiniens, des Maghrébins ou quelques Latino-Américains. C’était organisé au départ à l’Ouest, mais très vite il y a eu une présence, plus ou moins importante quantitativement mais surtout très importante qualitativement, de l’Est. Il y avait des mouvements officiels de l’époque liés au régime communiste qui essayaient de participer. Certains ne participaient pas car ils trouvaient qu’on leur était hostiles. Mais il y avait surtout ce qu’on appelait des dissidents dont certains ne pouvaient pas venir, étaient arrêtés aux frontières ou bloqués, participaient à distance. »
Traverser le Rideau de fer à la rencontre des dissidents de l’Est
Et puisque ces militants de l’Est ne pouvaient se déplacer, il a été décidé que des volontaires de l’Ouest iraient leur rendre visite. Des membres de l’END assurent ainsi dans les années 1980 des visites régulières aux groupes dissidents de l’Est. En France, cette initiative est suivie par les membres du CODENE, créé en 1982 dans l’héritage direct des thèses de l’END.
« L’idée c’était : essayons de vivre en tant qu’Européens sans faire allégeance à ceux qui nous gouvernent, de vivre déjà une Europe dénucléarisée et réunifiée. On n’ignorait évidemment pas le Rideau de fer, on en éprouvait les effets à chaque fois qu’on allait là-bas et on savait qu’ils ne pouvaient pas sortir à cause de cela. »
Christian Mellon, jésuite, fondateur et rédacteur en chef de la revue « Alternatives non violentes » de 1973 à 1989, ancien membre du CODENE :
« En France, on était un tout petit groupe, d’une part parce que les mouvements de paix étaient peu actifs – il n’y avait pas d’implantation de nouveaux missiles comme en Angleterre, en Italie et en Allemagne –, et parce qu’en France le terrain de la paix était toujours suspect d’être procommuniste. D’où la nécessité d’avoir un mouvement, même petit, même minoritaire, qui se situe bien clairement pour la démocratie et les droits de l’homme en Europe de l’Est. Ce qui était notre cas. »Tout comme Christian Mellon et les autres membres du CODENE, généralement issus des mouvances écologiste, de gauche ou chrétienne, Bernard Dreano, inspecteur au Ministère du Travail, prenait sur ses temps de vacances et sur ses frais personnels pour réaliser ces séjours peu ordinaires :
« Je peux vous raconter mes vacances en Europe centrale à l’époque de la fin du communisme avec mes enfants, c’était grandiose. On traversait toute la région et, quand les gens me demandaient après comment étaient les hôtels, je me rendais compte qu’on n’avait pas logé une seule fois à l’hôtel. D’où le fait que nos « adversaires », que ce soit du côté du comité officiel soviétique ou des ambassades occidentales, ne comprenaient absolument pas comment on fonctionnait. »
De 1983 à 1985, Christian Mellon passe en ce qui le concerne cinq week-ends en Tchécoslovaquie.
« On cherchait des interlocuteurs dans tous ces pays, et la Charte 77 s’était déclarée intéressée à discuter avec nous, et pour cela, à tour de rôle, les membres du CODENE allaient un week-end ou deux rencontrer ces personnes, et au retour on avait quelquefois des enregistrements magnétophones, des documents, des papiers, etc. J’ai fait cela cinq fois parce que la cinquième je me suis fait arrêté. Évidemment, il fallait échapper aux filatures. On y allait comme touristes et puis à la fin on était repéré. Cela n’a pas été très compliqué : j’ai été arrêté à dix heures du matin et expulsé à minuit. »
« Il était vraiment très calé. Il savait tout »
Miloš Rejchrt se souvient quant à lui de sa première rencontre avec Christian Mellon :
« Quelqu’un sonne à la maison et dit : ‘Bonjour, est-ce que vous êtes M. Rejchrt ? Est-ce que je peux vous parler ? Je viens de Paris. Je milite dans une association...’ Je crois que j’ai rencontré Christian Mellon de cette façon, tout simplement. Il n’était pas du parti communiste : voilà un jésuite qui s’intéresse à nous et qui, en même temps, est spécialiste de la question du désarmement. Nous étions ainsi conduits à ajuster le tir : tout ce qui se s’engage pour la paix et le désarmement n’est pas forcément issu de la propagande communiste en Occident. Christian Mellon en était la preuve. À Prague une fois, il nous a parlé de cette problématique d’implantation des fusées à moyenne portée. Il était vraiment très calé. Il savait tout, et vous savez, un jésuite, quand il étudie quelque chose, il l’étudie à fond. Donc déjà, ça c’était impressionnant. »
Christian Mellon : « C’était des échanges d’idées, il n’y avait aucune décision. On leur remettait des documents, ils nous remettaient les leur. La dernière fois, j’avais fait de longues heures d’interview sur un radiocassette. Je me souviens c’était une cassette de Brassens que j’avais emportée pour déjouer la police, qui finalement a eu la patience de tout écouter pour s’apercevoir tout à coup que ce n’était plus Brassens mais des dissidents qui parlaient. Les interviews ont été détruites, effacées. Ils m’ont rendu les bandes mais sans rien dedans. »
Lors des conventions annuelles de l’END, les voix de l’Est ont pu être représentées grâce à ces documents et enregistrements. Parmi les apports les plus marquants, Václav Havel, co-fondateur de la Charte 77 et futur président tchèque, rédige en 1984, suite à la convention de Perugia, un texte dans lequel il fait part de sa réserve quant au fait de vouloir désarmer l’Ouest par rapport à l’Est, tout en soulignant son désir d’œuvrer en commun pour une Europe pacifique et unifiée. Intitulé « Anatomie d’une réticence », ce texte sera traduit en cinq ou six langues et longuement débattu lors de la convention d’Amsterdam en 1985.
Des mouvements de paix pour la démocratie
Comment la glace, pour ainsi dire, a-t-elle été finalement brisée entre militants de l’Est et militants de l’Ouest ? Il faut revenir pour cela deux ans auparavant : peu après la convention de Bruxelles de 1982 et alors que se prépare la convention de Berlin, le Conseil mondial de la paix, d’obédience communiste, décide d’organiser un congrès à Prague. C’est alors l’occasion, notamment pour les membres du CODENE de faire valoir leurs principes et entendre leur position. Bernard Dreano :
« Un certain nombre d’organisations en France comme la nôtre refuse d’y aller sauf si on invite la Charte 77. Ce qui évidemment, vous vous imaginez bien, était hors de question. Mais, en fait, il apparaît très vite qu’il y a une cassure, c’est-à-dire que ces nouveaux mouvements de paix indépendants se révèlent des mouvements pour la démocratie ; et malgré des divergences (mais il y avait des divergences ouest-ouest aussi) sur l’axe des priorités : qu’est-ce qu’on doit faire, est-ce qu’il faut ou pas manifester contre les missiles américains (parce que le Tchèque n’en voyait pas l’intérêt évidemment)... il se crée ce processus de débat. »
S’enclenche ainsi une série d’interviews, réalisées entre autre par le CODENE auprès de dissidents hongrois, polonais, allemands de l’Est et tchécoslovaques, et ce en vue des conférences tenues par l’END : Accepteriez-vous l’idée d’une finlandisation de l’Europe de l’Est contre une neutralisation de l’Europe de l’Ouest ? Par quels pas concrets faudrait-il commencer : démilitarisation de l’Europe centrale, création de zones dénucléarisées ? Quel est le rôle de la Charte 77 dans ces recherches ? Etc. À la convention de Berlin en 1983, une partie des participants dont le CODENE décide d’engager les discussions sur l’unité de l’Allemagne. Bernard Dreano se rappelle :
« Cela crée un scandale, à l’est comme à l’ouest, beaucoup de gens sont opposés à ce que l’on parle de cela, en particulier les sociaux-démocrates disaient : ce n’est pas le moment, c’est pour beaucoup plus tard. Mais pour nous, ce n’était pas la question. Il fallait avoir les contacts, il fallait discuter, et on a entamé des discussions avec des dissidents d’Allemagne de l’Est. En 1984, on publie à Paris une brochure où il y a le Mur de Berlin ouvert. Václav Havel dit : attention, vous êtes un peu trop anti-américains. »L’idée de paix est indissociable des droits de l’homme
Si la communication Est-Ouest se renforce progressivement et que, malgré des difficultés d’ordre pratique, le réseau des mouvements indépendants pour la paix s’organise de part et d’autre du Rideau de fer, c’est que ce dialogue repose sur un principe fondamental : la promotion de la paix est indissociable du respect des droits de l’homme. Sur fond de Guerre froide et dans le contexte d’un régime autoritaire, cette articulation est en effet loin d’être évidente et surtout loin d’être une réalité. Un événement clef a convaincu Miloš Rejchrt du fait que les mouvements indépendants pour la paix s’exprimaient clairement en vertu de ce principe : alors qu’il est officiellement invité à la convention de Perugia en 1984, sa demande de passeport est refusée par les autorités tchécoslovaques qui jugent ce voyage non conforme aux intérêts de l’État. Rejoint par des membres du CODENE et de l’END, l’organisateur de la conférence conteste ce refus. Pour Miloš Rejchrt, il n’y avait plus là l’once d’un doute :
« Tout d’un coup, des représentants d’un de ces mouvements protestent auprès de notre gouvernement contre la discrimination, l’oppression, etc. C’était la preuve qu’on pouvait conjuguer l’engagement pour la paix et les droits de l’homme. Pour nous, c’était une découverte ! Ils s’engageaient pour nous depuis l’Ouest et, en plus, on ne pouvait pas dire que c’était les milieux les plus conservateurs, les plus anti-communistes qui étaient en contact avec la Charte 77, au contraire. C’était une grande satisfaction de voir que, dans la rhétorique des mouvements de paix, on retrouvait notre argumentation. »
Et en effet, dès le mois de mars 1982, la Charte 77 avait adressé une « Lettre ouverte aux mouvements de paix » dans laquelle elle affirmait « un lien indivisible entre paix et liberté ». Cette lettre insistait notamment sur le fait que « pour garantir la paix, il faut éliminer la violence et l’injustice internes aux États ». L’année suivante, Jaroslav Šabata, un porte-parole de la Charte 77, écrit ces mots à Edward Thompson, un leader du mouvement END :
« Toute activité pour la paix à la base, dans quelque partie de l’Europe que ce soit, doit se développer dans l’esprit d’une transformation démocratique fondamentale, sous peine de perdre son identité et son autonomie. »
Jaroslav Šabata défend alors l’idée d’une « paix démocratique », faisant ainsi glisser la question de la paix d’une problématique militaire à une problématique politique et sociale. Cette notion de « paix démocratique » exercera une influence majeure sur les débats en cours ces années-là, et s’intègre aujourd’hui à une théorie plus large en relations internationales. Jaroslav Šabata ajoute dans sa lettre :« Proposer un accord sur le non-recours à la force armée et le maintien de relations pacifiques alors que l’on refuse le dialogue et les relations pacifiques avec son propre peuple (…), c’est proposer une signature sur un morceau de papier sans valeur. »
Est et Ouest créent ensemble une assemblée pour les droits de l’homme
Les événements s’enchainent : mars 1985, un groupe de Chartistes lance son « Appel de Prague » à la convention END rassemblée alors à Amsterdam. Dans ce texte, la dissidence tchécoslovaque invite les militants pour la paix à prendre comme cadre des débats les Accords qu’avaient signés en 1975 à Helsinki trente-cinq États dont l’Union soviétique et les États-Unis. Alors élaborée en période de détente, cette déclaration visait l’amélioration des relations Est-Ouest par la mise en place d’une coopération à trois niveaux : économique, sur les questions de défense mais également en matière des droits de l’homme. 1986, le Comité hongrois pour la paix organise une conférence à Budapest. L’END en profite pour rédiger un manifeste des sociétés d’Europe. Intitulé « Donner vie aux Accords d’Helsinki », près de quatre cents personnes d’à peu près toute l’Europe participent à sa rédaction. Bernard Dreano rappelle la suite des événements :
« On fait ce cahier de doléance. On décide de créer une instance permanente. Jaroslav Šabata dit : il faut l’appeler Assemblée des citoyens d’Helsinki. On décide de faire une première réunion de travail en 1988 à Prague. Cette réunion de travail dure trois minutes trente. Elle est encerclée par la police, tout le monde est arrêté : tous les Tchèques sont libérés (déjà on voit qu’on n’est plus dans la Guerre froide classique), tous les étrangers sont expulsés. Une partie des étrangers se retrouve à l’aéroport de Prague, continue la conférence dans l’aéroport et prend la décision ensuite entérinée par les Tchèques au téléphone de faire la première grande Assemblée à l’automne 1990 à Prague. Évidemment, il se passe un certain nombre de choses dans la région, et par ailleurs ce n’est pas du tout par l’effet du hasard que personnellement par exemple je suis à Berlin le jour de la chute du mur. Non pas parce qu’on a planifié la chute du mur, mais parce qu’on est dans le mouvement, on est dans le timing. »Pourquoi en 1988 avez-vous choisi Prague ?
« À la fois parce qu’on voulait reconnaître le tribut à la Charte 77 et parce qu’on avait le sentiment que c’était un verrou, que les choses étaient en train de bouger et que, quelque part, faire sauter ce verrou-là était fondamental. On n’imaginait pas qu’un de nos sympathisants allaient ouvrir nos débats et qu’entre-temps il serait devenu président de la République. »
Quand le pacifisme l’emporte sur les régimes totalitaires
Fin 1989, les régimes totalitaires d’Europe de l’Est tombent les uns après les autres sans un bain de sang, et Václav Havel, ancien dissident, devient président de la République tchécoslovaque. Une issue pacifique qui, bien que soudaine dans l’enchainement des événements, s’explique pour Christian Mellon avec une certaine évidence :« Que ces régimes s’effondrent sous le coup des sociétés civiles et dans la non-violence – on a parlé de Révolution de velours, le seul endroit où il y a eu de la violence c’est en Roumanie –, on ne pouvait pas le prévoir, mais cela a été une conséquence du travail de préparation fait par tous ces mouvements sociaux à la fois démocratiques et non-violents, car la non-violence faisait partie de leur base – en tout cas pour Solidarność et la Charte 77 c’était très clair, et pour les Allemands aussi. »
Qu’est-ce que ces réunions, qu’est-ce que ces associations ont produit pour vous ?
Miloš Rejchrt : « Qu’est-ce qu’elles ont produit ? Elles nous ont libérés de notre sectarisme. »
L’histoire et l’action des mouvements indépendants pour la paix en Europe sont restées particulièrement en marge des médias durant les années 1980, notamment en France qui, relativement autonome dans le cadre de la Guerre froide et elle-même détentrice de la bombe atomique, avait quelque part intérêt au statu quo. Bernard Dreano :
« On n’avait aucun espace dans les médias, aucun. On avait beaucoup plus de contacts et d’ouverture auprès de l’armée française qu’auprès des journalistes. Ce qui explique pourquoi on a un peu oublié cette histoire. »
L’héritage des mouvements indépendants pour la paix
Au regard des objectifs que les mouvements indépendants pour la paix s’étaient donnés, s’ils n’ont finalement pas réussi à empêcher l’installation des missiles américains en Europe de l’Ouest à partir de novembre 1983, ils auront accompagné en profondeur le processus ayant mené à la victoire des sociétés civiles sur le totalitarisme en Europe de l’Est. Ces mouvements auront surtout contribué à l’émergence d’un modèle de conférence qui sert aujourd’hui de référence pour les réunions internationales. Bernard Dreano explique :
« Ce sont des « marchés », c’est-à-dire : on réunit des gens, on construit des conditions de débats et des échanges d’expériences, on crée de l’intelligence collective, mais on ne crée ni d’internationales, ni de partis, il n’y a pas de résolutions finales, ni de déclarations, on ne cherche pas à unifier la conférence, elle s’autogère et, s’il y a des retombées, ce sont les conséquences de la conférence, ce ne sont pas la conférence elle-même. Chacun y vient avec ses légumes et sort avec des recettes de soupes, mais il y a autant de recettes que d’ateliers. C’est le modèle qui va se développer avec des participations dix fois plus forte dans les forums sociaux mondiaux actuels, et en partie initiés physiquement par les mêmes personnes. »
L’action des mouvements pacifistes européens s’estompèrent après la signature du Traité sur l’élimination des forces nucléaires à portée intermédiaire en 1987. Mais l’Assemblée européenne des citoyens, qui travaille pour la paix mais aussi plus largement pour la démocratie, les droits de l’homme, la justice sociale et l’intégration européenne, est toujours active à l’heure actuelle et présidée par Bernard Dreano. Pendant les années 1990, l’organisation s’occupe notamment de la question de la paix en ex-Yougoslavie, depuis Prague où le Comité tchèque pour la paix leur avait ouvert un bureau après la chute du communiste. Les héritiers de ce mouvement se trouvent encore aujourd’hui dans les Balkans et le Caucase.