Anne Delaflotte Mehdevi : « Avoir nos enfants dans ce pays qui n’est pas le nôtre nous ancre dans ce pays » (I)
C’est à un voyage dans le temps et dans l’espace, entre la France et la République tchèque que cette rubrique vous invite. Anne Delaflotte Mehdevi est écrivain, elle a vécu pendant près d’une vingtaine d’années à Prague. Radio Prague l’avait rencontrée à deux reprises pour ses deux beaux romans « La relieuse du gué » et « Fugue ». Lenka Horňáková Civade est aussi écrivain, et vit en France depuis presque aussi longtemps. De l’expérience de ces deux expatriées atypiques pour de nombreuses raisons, est né un livre de correspondance Praha-Paříž, dont elles ont parlé à Radio Prague dans la première partie de cet entretien.
LH : « L’idée s’est imposée d’elle-même. Anne et moi avons passé beaucoup de temps à échanger nos émotions, nos points de vue, les expériences de nos vies dans nos pays respectifs. Vu que j’avais déjà publié deux livres aux éditions Lidové Noviny, ça s’est imposé de publier nos échanges sur une durée assez longue. »
Il faut dire que ces échanges sont balisés par l’arrivée de chacune dans vos pays d’adoption, la République tchèque et la France, et se termine par le retour d’Anne en France, à Manosque. Anne, vous avez une expérience pragoise très longue, une quinzaine d’années ici. Comment se passe ce retour en France après tant d’années de vie en République tchèque ?
AD : « J’ai feinté le retour au pays, puisque je me suis installée dans le sud de la France, alors que moi-même je viens de Bourgogne. Rien à voir donc ! Après dix-huit ans à l’étranger, je craignais un peu de rentrer, je trouvais qu’il y avait une sorte de renoncement à l’idée de retourner à la maison, un peu penaud… Comme si je renonçais à cette expérience à l’étranger à laquelle je tiens. Je craignais de me retrouver dans un monde où on ne parle que le français. Autant j’aime ma langue, mais j’avais du mal à renoncer à cette habitude des langues étrangères. Donc c’est la Provence. Je n’y avais voyagé qu’une seule fois auparavant, donc c’est entièrement nouveau pour moi. C’est une région extraordinaire, ça reste donc exotique, comme Prague. »Dans cette échange qui court du milieu des années 1990 à 2011, on plonge dans l’histoire de ces deux pays à travers vos histoires personnelles. Ce que j’ai beaucoup aimé dans ce récit, c’est que l’on peut revivre un peu cette histoire récente. Lenka par exemple, vit les grandes grèves du milieu des années 1990. Cela devait être une grande nouveauté pour vous. Pourtant vous sortiez des manifestations de 1989, mais celles en France étaient d’un tout autre genre…
LH : « Oui, et les raisons pour lesquelles on manifestait étaient totalement différentes, de même que la manière dont le débat a été mené. C’est quelque chose que je ne comprenais absolument pas. A la longue, on finit par saisir. Anne m’a beaucoup expliqué. Et puis j’avais la chance de vivre avec un ‘indigène’, un Français qui m’a bien expliqué. Mais évidemment, il y avait beaucoup de surprises dans le quotidien, aussi bien dans les petites choses que dans ces grands fondamentaux de la société. »
On dit souvent que les Français sont souvent, voire trop en grève. C’est d’ailleurs le leitmotiv parfois des étrangers, lorsqu’ils observent la France. Il y a aussi des choses plus tragiques que les grèves, puisqu’il y a les attentats du métro de Paris. Lenka, vous vivez à Paris à ce moment-là. C’est un peu l’histoire qui s’emballe, cet épisode-là…
LH : « Oui, il y a eu de grands heurts de l’histoire que je n’aurais pas soupçonnés. Quand on voit la France de l’extérieur, c’est un pays très brillant, très propre sur lui, cette belle histoire de la littérature, des arts etc. Et là, on se faisait rattraper par une réalité beaucoup plus dure et inconnue. C’était pour moi la découverte du colonialisme et des côtés sombres de l’histoire de France. Mais si on vit dans un pays, il faut le prendre comme un tout. Donc c’était un apprentissage très intéressant. C’est étrange de dire cela, mais cela m’a ‘plu’ d’apprendre cela aussi. Mais il y a eu de la peur aussi. Pendant la première vague des attentats, j’étais enceinte. J’avais peur pour ma vie, pour celle de mon enfant. C’était quelque chose de très fort. »A contrario finalement, on se dit qu’à Prague, pour vous Anne, Française sortie de la France, pays de manifs, vous vous retrouvez dans un pays où dans les années 1990 où vous êtes parfois confrontée à des petites injustices quotidiennes, aux petits côtés négatifs de l’expatriation. Et parfois vous vous dites : les gens ne réagissent pas, pourquoi ne vont-ils pas dans la rue ?
AD : « J’avais quand même en tête, tout en ne les ayant pas vécues, les manifestations liées à la révolution de velours. Je me disais : oui, le peuple tchèque peut manifester pour de grandes choses, pas pour une baisse de 0,5% de salaire. Je suis un peu méchante… Je ne me représentais pas que les rues tchèques seraient totalement atones, que les gens ne réagiraient à rien. Le côté ‘profil bas’ du citoyen tchèque, c’est plus lorsque j’entendais que telle loi était passée, comme il y a cinq ou six ans, celle qui prévoyait la diminution des traitements des fonctionnaires dans des proportions importantes. Je me disais que si quelque chose de semblable se passait en France, tout le monde serait dans la rue. Et là, rien ne s’est passé. Cela m’a surprise. »
Voilà pour le côté politique et social. Quand vous déménagez toutes deux dans vos deux nouveaux pays, vous êtes aussi des jeunes femmes qui vont devenir mères. Une grande partie de cette correspondance est consacrée à la découverte de la maternité et de la façon dont on vit sa maternité à l’étranger, ce qui est quand même significatif car vous êtes loin de vos propres parents, de vos propres mères. Et il y aura la découverte de ces enfants qui vont grandir dans un pays où vous-même n’avez pas grandi. Quels ont été les moments phares de cette époque ?
AD : « Si cette affaire de maternité est importante, et je pense que pour Lenka, c’est pareil, c’est que le fait d’avoir nos enfants dans ce pays qui n’est pas le nôtre nous ancre nous-mêmes dans ce pays. Pour moi Prague est importante parce que mes enfants y sont nés. C’est pour cela qu’on en parle, parce qu’ils nous lient à ce pays où nous sommes expatriées. »D’autant plus pour vous, Anne, puisque vos enfants sont bilingues tchèque/français, voire trilingues avec l’anglais, puisque vos enfants ont fait une scolarité tchèque…
AD : « Même si mon mari est américain, ça nous semblait évident que nos enfants aillent à l’école tchèque. »
Lenka, un moment intéressant dans votre récit : la première fois que votre aîné doit entrer à l’école primaire, vous ne comprenez pas ces classes aux noms bizarres, le CP, le CE1. Vous vous dites, ‘pourquoi le CE1 ou pourquoi le Cours moyen ? Mon enfant n’est pas médiocre ou moyen’…
LH : « C’est vraiment la découverte d’un autre système. Mais comme dit Anne, c’est lié au fait de s’ancrer dans le pays et de se réinventer sa propre histoire, une histoire qui va être originale, uniquement à nous. Cela veut dire que je n’allais pas vivre ce que vivaient mes amies tchèques au pays, ni même ce que vivent les Françaises en France. On construit ainsi un être original et se pose alors la question : que vais-je lui donner de moi, que va-t-il attraper du pays où il vit ? Le système scolaire français a en effet été une grande découverte, de voir cet amour du système, de la méthodologie. Il s’agit de quelque chose de très balisé, de très structuré, de très organisé. Je l’ai vécu par moments comme quelque chose dont on exclut les parents. L’école, c’est quelque chose qui prend une place énorme et dont j’avais l’impression d’être mise de côté en tant que parent. Mais c’est une expérience que j’ai vécu en tant que Tchèque ayant grandi dans un autre système. C’est vraiment une grande question : l’école en France est une institution qui prend une place énorme. »
D’ailleurs on parle de l’Education nationale. Le mot ‘nationale’ est important…
LH : « Oui, c’est frappant. Education nationale, cela veut dire qu’on donne son enfant à la République. Quand on se rend compte de cela la première fois, on ne comprend pas, c’est quelque chose qui vous dépasse. Mais au fur et à mesure, on comprend que c’est la nation qui forme le citoyen. »
Lenka, vous êtes toujours en France. Contrairement à Anne, vous n’êtes pas rentrée chez vous. Anne, quand vous êtes partie pour Prague, quelles sont les choses que vous entendiez de la part des personnes restées derrière vous, sur votre départ par exemple. Quelles étaient leurs impressions quand ces personnes vous rendaient visite ?
AD : « Je n’ai eu aucune remarque de mes parents au moment de mon départ. Par contre, ma mère m’a dit des années plus tard, que quand je leur ai dit que je partais vivre à Prague avec Alexandre, ils se représentaient quelque chose de très noir, de très lointain, de pauvre. Ils avaient donc un peu peur pour moi. Mais j’avais 24, 25 ans à l’époque, c’était ma vie, donc ils n’ont rien dit. Et puis mes parents sont devenus des amoureux de Prague : Prague est devenue leur étranger par moi, car leurs premiers passeports, ils les ont demandés pour venir à Prague. Mes parents, et surtout mon père est très triste que nous ayons quitté Prague. Il s’y sent bien mieux qu’à Paris par exemple, qui est une ville monumentale, qu’il ne reconnaît pas, qui ne colle plus du tout à ses rêves d’enfant, de quelqu’un qui a grandi dans les années 1950. Prague correspond mieux pour lui à son idéal de capitale européenne. »Et vous Lenka, j’imagine que pour les Tchèques, si peu de temps après 1989, le fait que quelqu’un parte à l’Ouest, ça devait être déjà un événement en soi. Et puis j’imagine que pour beaucoup, la France se résumait à la France et à la Côte d’Azur, ce que vous dites d’ailleurs dans le livre. Quel a été le regard de votre famille sur cette France que, j’imagine, vous leur avez fait découvrir autrement ?
LH : « Je ne sais pas à vrai dire quelles étaient leurs vraies craintes. Ils étaient quand même assez éblouis par la possibilité d’aller vivre à l’étranger, chose jusqu’alors impossible, sauf à être émigré, ce qui signifiait une déchirure, l’impossibilité du retour et toutes les conséquences qu’on imagine. C’est vrai que j’ai voyagé très vite après la chute du mur, mes parents aussi d’ailleurs. Mais cette idée qu’on puisse s’installer à l’étranger, c’était encore quelque chose de très nouveau, surtout dans ma famille qui venait d’une petite ville de province. La France était presque quelque chose de rassurant. La nouveauté, c’était de pouvoir partir à l’étranger avec la possibilité du retour. C’était presque grisant, euphorisant comme idée. Je pense qu’ils étaient inquiets, bien sûr, mais ils avaient une joie authentique que cela puisse se faire. Cette nouveauté a été vécue comme une nouvelle liberté, c’était le bon moment. J’ai été accompagnée par leur soutien. »Suite et fin de cet entretien la semaine prochaine dans Culture sans frontières.