« La perception que les intellectuels français ont de la République tchèque est faible et peu pertinente »
Marie-Elisabeth Ducreux est historienne, directrice de recherche au CNRS, co-fondatrice et première directrice du CEFRES à Prague. Nous en avons déjà parlé : le CEFRES (Centre français de recherche en sciences sociales) a été ouvert à Prague en 1991. A l’occasion de son vingtième anniversaire, un colloque auquel étaient conviés de nombreux chercheurs français, tchèques et d’Europe centrale, a été organisé début novembre à Prague. Au micro de Radio Prague, Marie-Elisabeth Ducreux a évoqué le passé et le présent du CEFRES ; et elle est tout d’abord revenue sur les échanges qui existaient entre chercheurs français et tchécoslovaques au début des années 1990.
« Les relations entre la Tchécoslovaquie et la France, au niveau institutionnel, après 1969, à part quelques rares exceptions, s’étaient éteintes. C’est-à-dire que, par principe, un grand nombre d’institutions françaises avaient cessé tout contact avec la Tchécoslovaquie ‘normalisée’. Alors, de temps en temps, on leur envoyait un ‘normalisateur’ ou quelqu’un qui avait été choisi ou quelqu’un qui arrivait à passer entre les goûtes, cela arrivait aussi dans des histoires locales compliquées. Mais en réalité, il n’y avait pas de contacts, il y avait la fondation Soros qui essayait de faire des choses, mais pour aider les dissidents. Il n’y avait pas de contacts avec la Tchécoslovaquie. Des Hongrois, des Polonais venaient à la Maison des sciences de l’Homme ou à l’Ecole des hautes études, mais pas de Tchèques, absolument aucun. Des amis français ont réussi à inviter František Šmahel, qui était lui-même mis dans un placard, qui avait conduit des tramways et qui ensuite avait été au musée hussite de Tábor. Il est venu faire deux ou trois conférences. Ce genre de pratiques, développées par en dessous, arrivaient de temps en temps et demandaient beaucoup d’efforts et beaucoup de petites pressions qui faisaient que, à un moment, ça paraissait inévitable de laisser la personne sortir quelque temps. Cela a été le cas aussi pour Josef Macek, qui est venu aussi au Collège de France. Il y en a d’autres qui sont venus un peu comme ça, Josef Válka, mais je crois qu’il est venu dans un voyage personnel, ce qui était aussi très difficile à faire. C’était au compte-gouttes et pas dans des coopérations organisées. »
Qui étaient, à l’époque, les chercheurs français intéressés par la Tchécoslovaquie ?
« C’est assez simple, je m’excuse si j’en oublie beaucoup. En 1989, il y avait Pierre Grémion, qui ne parle pas le tchèque mais qui a écrit un merveilleux livre qui s’appelle ‘Paris-Prague’ et qui s‘est toujours beaucoup intéressé à la sociologie des intellectuels et des organisations et qui a toujours travaillé en partant d’une analyse de ce qui se passait ici en Tchécoslovaquie. C’est très rare et ça mérite d’être souligné. Il y avait Jacques Rupnik, bien sûr, Antoine Marès, Françoise Mayer, qui a terminé sa thèse vers 1986. Et puis il y avait moi. Il y avait aussi bien sûr Bernard Michel, dans la génération précédente, car à part Pierre Grémion, qui est plus âgé, ce sont tous des gens de la même génération. Dans la génération précédente il y avait Bernard Michel, Jean Béranger, mais il n’a jamais beaucoup travaillé avec la Tchécoslovaquie. Après il y avait des civilisationnistes, il y avait des lecteurs tchèques à l’Ecole des langues orientales, l’INALCO, mais c’étaient des Tchèques qui enseignaient le tchèque, et les ‘réalités’ comme on dit, qui étaient d’ailleurs des gens totalement admirables. Mais c’étaient des immigrés. Après, il y avait des professeurs associés à La Sorbonne, mais c’étaient des Tchèques qui avaient d’ailleurs des statuts pas toujours simples. Mais, en parlant de sciences sociales et humaines, j’ai fait le tour. On était beaucoup mieux placé que pour d’autres pays, finalement il y avait beaucoup plus de gens, même si on tenait presque sur les doigts d’une main, qui s’étaient engagés dans des travaux sur la Tchécoslovaquie ou sur l’histoire de la Bohême. Beaucoup plus que sur la Hongrie ; il y en avait aussi mais pas beaucoup, la part des immigrés devait être beaucoup plus importante. »
Que pensez-vous du thème qui a été retenu pour ce colloque, ‘A partir de l’Europe centrale analyser un monde qui change’ ?
« Je pense que c’était une bonne idée de Françoise Mayer, car, bien que le Mur de Berlin et les régimes communistes soient tombés en 1989, aujourd’hui, en 2011, en France, dans l’ensemble, les gens sont très peu informés sur la vraie réalité de la République tchèque et de ses pays voisins. Je ne dirais pas qu’il est faible. Il est très haut sur un plan touristique : l’attirance de Prague, des belles villes de la République tchèque… Ca, c’est évidemment très important, mais je pense que la perception que les Français cultivés, les intellectuels et les chercheurs en sciences sociales peuvent avoir de ce pays, de son histoire, de ce qui s’y passe, de sa situation aujourd’hui, de la façon dont il conduit sa politique, etc., est extrêmement peu informée, faible et peu pertinente. C’est d’ailleurs vrai pour tous les autres pays. Je pense qu’il y a encore beaucoup de choses à faire dans cette dimension de médiation qui cherche à ne pas être superficielle mais à susciter des travaux communs, donc, in fine, une meilleure compréhension de ce qu’on fait ensemble ; arriver, en partant du même terrain, à de nouveaux objets de connaissance intellectuelle et scientifique. »
Revenons sur la formation du CEFRES au début des années 1990 : comment ce CEFRES est-il né ? Quelles étaient ses missions au début ? Et pourquoi le choix de la Tchécoslovaquie et de Prague ?
« D’abord, ce n’est pas un centre concentré sur l’Europe centrale, c’est un centre qui fait la médiation, qui s’est appuyé sur les rares spécialistes français de la Tchécoslovaquie, de la République tchèque et d’autres pays de la région, pour pouvoir justement construire un espace de médiation scientifique où pourraient se croiser finalement des recherches sur beaucoup d’autres choses et non pas uniquement sur l’Europe centrale. Mais c’est une intersection : par exemple, lors de la première journée du colloque, il y a eu une intervention avec un orientaliste tchèque qui travaille sur les pays arabes. Ca aussi, c’est quelque chose que nous pouvons faire, que nous avons fait, que le CEFRES a fait : c’est-à-dire de mettre en relation des spécialistes français, pas toujours français d’ailleurs, car souvent ce sont des réseaux internationaux, être une base pour des réseaux internationaux et mettre en relation les recherches qui se font ici avec ce qui se fait ailleurs et peut être qu’on pourra faciliter les contacts, l’intégration. Au début la mission était celle-là. C’est-à-dire que les circonstances étaient très différentes, le régime communiste venait de s’écrouler, ça devenait une partie du monde passionnante, qui était pour les Occidentaux un endroit où l’histoire se faisait, ici à Prague, et à Berlin, Varsovie, ensuite il y a eu la Roumanie, et après la Russie. Il y a eu une succession d’évènements très importants comme ça, vous savez bien, avec ces idées de ‘fin de l’Histoire’ et d’avènement général de la démocratie. Après, vous voyez que les choses ne s’arrêtent pas. Il y a eu la guerre en Irak, en Yougoslavie, les attaques d’Al-Qaida, maintenant il y a les Printemps arabes… Donc je dirais que tout ça est extrêmement important et prouve qu’il n’y a pas de fin de l’Histoire. Maintenant, c’est la crise financière en Europe et dans le monde. Il est alors normal que l’intérêt qui était très vif dans les années 1990 pour une Europe centrale qui paraissait justement au centre des questions les plus importantes pour le monde entier, l’Europe et les Etats-Unis, diminue. De plus il y a eu autre chose : l’intégration de ces pays dans l’Union Européenne en 2004, et comme vous le savez, c’est quelque chose que tout le monde a souhaité mais qui est quand même perçu avec parfois des réticences. »
Par rapport aux événements que vous avez cités et qui se sont passés durant les deux décennies qui se sont écoulées entre la fondation du CEFRES et aujourd’hui, quel regard portez-vous sur l’évolution du CEFRES et quel pourrait être son rôle dans les prochaines années ?
« Alors, au sujet du CEFRES, il faut comprendre tout d’abord que c’est une toute petite structure. Les directeurs successifs, les collaborateurs, les doctorants, français, tchèques, mais pas toujours, ont essayé de le faire rayonner. La meilleure façon de le faire rayonner c’est par ses propres travaux, en partenariat avec des Tchèques, des Slovaques, quelque fois des Allemands, enfin ce n’est pas une question de nationalité, c’est une question de sujet et de réseaux, de dynamique. Une dynamique de réseaux européens impulsée ici, franco-tchèque, c’est ça qui est intéressant. Je pense que c’est ça qui doit rester. Maintenant on est dans une période de restrictions budgétaires, de ‘révision générale des politiques publiques’ comme on dit en France, et nous ne savons pas très bien ce que les différentes instances vont décider de faire. Partout il est sujet de faire des coupes, des restructurations, donc comme tout, le CEFRES n’échappe pas à ce débat, qui n’est d’ailleurs pas un débat, mais une attitude. Je dis ‘attitude’ car, moi, je ne pense pas que ce soit une contrainte. Je pense que le CEFRES a des atouts pour résister, encore faut-il que ses atouts soient perçus. »