La force corrosive d’un pamphlet
Le pamphlet est une œuvre littéraire à part, œuvre qui a souvent joué un rôle important dans l’histoire et dont se servaient aussi bien les puissants de ce monde que les révolutionnaires et les anarchistes. Un de ces pamphlets, un texte dont la force corrosive ne s’est pas tout à fait évanouie encore quatre siècles après sa création, se trouve dans la Bibliothèque nationale de Prague abrité dans l’ancien collège des Jésuites, le Clementinum. Il s’agit du pamphlet contre les Jésuites intitulé « Monita privata Societatis Jesu – Instructions secrètes de la Compagnie de Jésus ».
« Il s’agit d’un manuscrit volumineux et sur la majorité des pages de ce volume il y a des textes qui étaient courants dans les manuscrits de l’ordre des Jésuites. Il y a l’histoire détaillée du Collège Saint-Clément depuis le début, c’est-à-dire depuis l’arrivée à Prague du père Petrus Canisius dans la moitié du XVIe siècle. Ce catholique ardent d’origine hollandaise est venu à Prague pour sonder le terrain. Il voulait savoir si les Jésuites pourraient s’établir à Prague, y poursuivre leurs activités et y fonder leur collège. »
Les Jésuites réussissent à fonder leur collège, le Clementinum, qui est, après quelques hésitations, relativement bien reçu par la population. L’histoire du collège est retracée dans le manuscrit de façon détaillée. L’auteur évoque, entre autres, la période du début du XVIIe siècle lorsque la noblesse protestante tchèque se révolte contre les Habsbourg. La noblesse révoltée prend le pouvoir à Prague et décide de chasser la Compagnie de Jésus. Les Jésuites sont donc vraiment obligés de quitter rapidement la ville. Leur exil sera cependant de courte durée. Dès 1620, après la défaite de la noblesse protestante tchèque au cours de la bataille de la Montagne Blanche, un des événements cruciaux du début de la Guerre de Trente Ans, la Compagnie de Jésus revient dans la capitale tchèque. C’est un retour secret parce que les Jésuites se rendent compte qu’ils n’ont pas la sympathie des Pragois. Ils reviennent pendant la nuit et habillés comme de simples bourgeois car ils n’osent même pas endosser leurs habits religieux. Ils sont agréablement surpris par l’état de leur bibliothèque restée presque intacte malgré les désordres de la guerre.
Tous ces événements évoqués par le manuscrit donnent une image relativement positive de la Compagnie de Jésus et de ses activités à Prague. Ce n’est que dans la dernière partie du manuscrit, comme le constate Alena Richterová, que l’auteur change complètement de ton et que son texte dégénère en pamphlet :« Ce qui est intéressant dans ce volume c’est que sur ces dernières pages il y a un texte tout à fait différent mais dont l’écriture est identique avec celle du début du manuscrit et qui est donc écrit par la main de la même personne et à la même l’époque que les textes précédents. C’est un pamphlet contre les Jésuites intitulé ‘Les instructions secrètes – Monita secreta ou Monita privata’. En réalité c’est une mystification insidieuse formulée comme des instructions confidentielles authentiques du Général de l’ordre. Ils conseillent aux Jésuites comment se comporter, les incitent à ourdir des intrigues les plus diverses, à commettre des supercheries et des vols… »
Les Jésuites sont exhortés à soutirer de l’argent à des veuves, à commettre des divers crimes et à se livrer à la débauche. Selon Alena Richterová, il s’agit d’un texte tout à fait absurde et pourtant une partie du public l’a pris au sérieux. Le texte du pamphlet a été imprimé à Cracovie en 1614. L’auteur et imprimeur sont restés anonymes et l’impression est antidatée. Sur le frontispice de l’incunable figure la date de 1612. A partir de ce moment-là, le texte sera publié plusieurs fois, le plus souvent au XVIIIe et au XIXe siècles.
Dès les premières parutions de ce texte, son authenticité est remise en cause non seulement par les milieux catholiques mais aussi par les protestants qui estiment qu’il s’agit d’un faux et constatent que s’ils veulent rester objectifs, ils ne peuvent pas prendre au sérieux de telles inepties. Le livre ne manque pas non plus de défenseurs. Parmi les plus ardents partisans de l’authenticité du texte il y a le chasseur de Jésuites Caspard Schoppe, dit Sciopius, un érudit et pamphlétaire catholique allemand. Et Alena Richterová de constater que le débat sur le pamphlet se poursuivra encore au XIXe siècle :« Au XIXe siècle des analyses très détaillées ont démontré qu’il s’agissait d’inepties mensongères. Un grand travail dans ce sens a été accompli par l’historien Bernard Duhr, Jésuite allemand qui a vécu jusqu’en 1930. Il a publié plusieurs livres dont le plus intéressant est sorti aussi chez nous. Il s’appelle ‘Les Fables sur les Jésuites’. Bernard Duhr prouve par une analyse très détaillée que le texte a été rédigé par le Polonais Hieronymus Zahorowski, un Jésuite qui a été exclu de l’Ordre pour des délits dont la nature n’est pas connue, et a réglé ses comptes avec la Compagnie de Jésus de façon très insidieuse et perfide. Cette vengeance lui était sans doute très douce parce que les adversaires des Jésuites ont abondamment exploité ses arguments et les exploitent encore aujourd’hui. » Aujourd’hui encore, selon Alena Richterová, on attribue aux Jésuites le célèbre proverbe « La fin justifie les moyens » c’est-à-dire que les bonnes fins justifient les mauvais moyens, ce qui est également faux.Nous ne pouvons que spéculer sur le chemin que le manuscrit a fait au cours des siècles. Il est sûr que le livre a été rédigé dans un collège de Jésuites probablement au Clementinum de Prague. La reliure et les caractères de l’écriture en constituent les preuves. Au cours des années 1730, le manuscrit passe en possession des soldats saxons qui le rapportent en Saxe. Le manuscrit est ensuite trouvé par un prêtre tchèque chez un bouquiniste de Meissen. Le prêtre dépose le livre dans la bibliothèque de Dux ou il est trouvé et acheté par le savant jésuite Bohuslav Balbín qui le fera revenir au Clementinum. Bohuslav Balbín complète certains passages historiques et y ajoute ses notes. Le prix historique du manuscrit est donc encore rehaussé par les annotations de la plume de cet érudit qui est une des plus grandes figures de la pensée tchèque de la période baroque.