Bruno Decharme : « L’art brut, comme brut de l’inconscient » (I)

Rouge ciel

Plongée, au cours de deux émissions, dans le monde fantastique, nébuleux, visionnaire de l’art brut. Bruno Decharme est collectionneur d’art brut, fondateur de l’association abcd à Paris qui s’attache à faire la promotion de ces créations hors du commun. Depuis de nombreuses années, il collabore également avec la République tchèque où il a déniché des artistes tels que Zdeněk Košek ou Anna Zemánková, grand-mère de la spécialiste tchèque de l’art brut, Terezie Zemánková. En novembre dernier il a présenté à l’Institut français de Prague son film Rouge Ciel. L’occasion d’évoquer avec lui ce documentaire mais bien plus encore.

Bruno Decharme
« Rouge ciel est un film consacré à l’art brut. Je pense que c’est le premier documentaire de long-métrage qui essaye un peu de cerner le concept d’art brut. C’est un film essentiellement axé sur un certain nombre d’artistes puisque ça me paraissait important de parler de l’art brut à travers des productions. Il y a une dizaine d’artistes qui font l’objet de petits portraits entre 4 et 10 minutes. Entre ces portraits interviennent différentes personnes telles que des amateurs, des historiens de l’art, des psychalystes qui donnent leur point de vue sur l’art brut. Il y a également des séquences sur l’histoire de l’art brut, traitées en animation, pour essayer de donner un peu de légèreté au sujet qui est assez touffu. Mais la structure du film est comme un tricotage. Je n’ai pas envie que le spectateur retienne une sorte de théorie de l’art brut car pour l’art brut, ça n’a pas de sens, mais au contraire une sorte de maillage de différents territoires qui, mis ensemble, donnent une sorte de panorama de l’art brut. »

Que se cache-t-il derrière cet oxymore « Rouge ciel » ?

Rouge ciel
« Il y a plusieurs raisons à ce titre. Aloïse Corbaz est une artiste très connue dans l’art brut, qui a eu une production extraordinaire. Dans ses dessins, elle a souvent inscrit des phrases énigmatiques. Dans une de ces phrases, il y avait cette expression, ‘rouge ciel’, intéressante pour différente raisons. D’abord, elle disait toujours ‘le rouge, c’est bon pour les schizophrènes’. C’est sans doute aussi une invention pour elle, comme il y a les expressions ‘noir anthracite’, ‘bleu outre-mer’. C’est un mot qui n’existe pas et qui est fort, précisément pour cette raison, ensuite ça exprime bien en quoi ces artistes de l’art brut sont inspirés de voix qui viennent d’au-dessus. Il y a donc une forme d’incandescence du ciel. »

Il faudrait revenir sur le terme ‘art brut’ d’autant que c’est une définition un peu compliquée. Il faut rappeler que le terme vient de Jean Dubuffet qui a utilisé ce terme pour désigner les créateurs à la marge, hors normes. Mais c’est vrai qu’on peut y trouver une définition beaucoup plus large. Quelle serait la vôtre et est-ce que ce terme ‘art brut’ est approprié ?

Jean Dubuffet,  Court les rues
« C’est une définition extrêmement complexe parce que tout simplement le sujet lui-même est plein de paradoxes, de contradictions. On est dans un domaine où s’exprime de la manière la plus sauvage ce que l’être humain a de plus profond. Pourquoi est-ce sauvage, pourquoi appelle-t-on cela brut ? C’est qu’il s’agit d’œuvres produites par des gens qui sont radicalement étrangers à la culture des Beaux Arts, des gens qui sont dans une marge (où en tout cas ce que la société définit comme marge), qui ont eu, sur un plan sociologique et personnel, des difficultés très importantes d’adaptation au monde, mais qui les a conduits à réinventer le monde. Pourquoi ‘brut’ ? Parce que c’est effectivement brut de l’inconscient. C’est l’expression de l’inconscient : comment l’homme, au-delà de ses souffrances, de son histoire, est capable de renaître d’épreuves les plus douloureuses de la vie, sans utiliser les moindres références à l’art, les moindres références à la culture. Ou du moins, s’ils le font, c’est en faisant un usage extrêmement personnel. Ils ne s’impliquent jamais dans une histoire de l’art car ça leur est totalement étranger. On a souvent parlé de l’art des fous. Dubuffet a préféré ‘art brut’ à ‘art des fous’, parce que pour lui, ce serait mettre une sorte de diagnostic de maladie dans ces productions, ramener ces œuvres à la maladie. En parlant d’art brut, il a essayé de sortir des œuvres des malades mentaux pour dire que celles-ci étaient extrêmement inventives, voire plus que l’art académique. Mais il est vrai aussi que si l’on prend l’histoire personnelle de ces artistes, pour 80% ce sont des gens qui ont des formes de psychoses. Quand on travaille sur ce sujet, on essaye vraiment de ne pas utiliser cet historique médical, encore que l’étude de la psychose nous permette de comprendre en quoi cette grammaire et ce vocabulaire sont particuliers. »

C’est aussi une façon de ne pas stigmatiser, car cela voudrait dire mettre une fois de plus ces artistes dans une case... et à la marge définitivement...

Rouge ciel
« Exactement. C’est pourquoi cette idée de marge, je suis toujours assez prudent dans son utilisation. La marge, c’est parce que c’est nous qui les mettons à la marge, mais pour eux, il n’y a pas de marge ! Ils font partie de l’histoire de l’humanité, de la pensée, dans une richesse extrême. Ce sont des gens qui sont de grands visionnaires, qui ont une acuité au monde que probablement nous n’avons pas. La complexité du monde qu’ils sont capables d’exprimer, est beaucoup plus riche d’enseignements que ce que nous sommes capables de produire. »

Pour rebondir sur ce que vous disiez auparavant : est-ce que leur production, l’art qu’ils produisent aurait quelque chose de salvateur ?

Zdeněk Košek
« Oui, je pense qu’il y a déjà quelque chose de salvateur pour eux. En ce qui concerne la psychose, je ne pense pas qu’il s’agisse d’une maladie, mais d’un mode de fonctionnement psychologique très particulier, qui a une part de douleur évidemment. Sur le plan créatif et de la pensée, elle a un mode de fonctionnement tellement particulier qu’on observe des phases délirantes – que moi j’appelerais des phases d’excitation créative – mais qui s’accompagne de douleurs extrêmes parce que ce sont des gens qui ont vécu des traversées terribles. Donc, au moment de la création, où ils arrivent à exprimer artistiquement leur monde et ce qu’ils ressentent, il y a une phase de renaissance probablement issue d’une autre phase extrêmement noire, négative pour eux. Mais c’est aussi salvateur pour nous parce que je pense qu’il nous enseigne. C’est un enseignement extraordinaire du monde, de la vision du monde. Par exemple, quand vous entendez parler Zdeněk Košek, qui est un de ces artistes, c’est fabuleux, c’est un maître à penser. D’une certaine façon, il sauve le monde parce qu’il est capable d’en exprimer la richesse et la complexité ce qui fait qu’il y a un émerveillement poétique et même presque scientifique. Ce sont des gens qui nous donnent accès à une certaine vérité. »

Ils dévoilent une facette du monde que nous ne voyons pas parce qu’on ne veut pas ou on ne peut pas la voir...

« Là, en ce moment, nous nous parlons, et nous sommes capables d’isoler tout ce qui se passe en dehors de notre conversation parce qu’on est concentrés. Je pense qu’eux ont la capacité de capter que tout fait signe. C’est terrible, car quand tout fait signe, on est assailli par les signes. En même temps, c’est une capacité de ressentir le monde. Parce qu’il n’y a pas de raison de dire qu’un bruit d’oiseau ne fait pas signe, ne fait pas sens dans notre vie. Nous, on réduit tout, mais on réduit pour vivre, pour être capable de vivre. Eux, n’ont pas cette capacité, donc ça prend une ampleur d’une richesse extraordinaire, avec le côté négatif puisque c’est terrible à vivre. »

Anna Zemánková
Ce sont des douleurs terribles...

« Elles sont terrifiantes, car quand tout fait signe, on ne sait pas ce qui vous arrive. Qu’est-ce que c’est que ce bruit d’oiseau, de train qui passe au fond de la campagne et qui signifie soudain quelque chose ? »

C’est une acuité au monde puissance 1 million...

« C’est exactement cela et je pense que c’est le ressenti du tout petit enfant. Avant de reconnaître le monde, il entend des bruits, tout fait signe et il est encore incapable de se dire d’où ça vient et ce que ça signifie. Pour la plupart, heureusement, on leur veut du bien puisqu’on s’en occupe, mais ils ne savent pas ce que cela signifie. Puis, il y a un moment, dans un stade de leur évolution, ils sont capables de se reconnaître, de hiérarchiser les images et les sons qu’ils reçoivent. Je pense que si l’art brut nous touche aussi, c’est parce que ça fait écho à des phases primitives de notre petite enfance. »

www.abcd-artbrut.org