La sincérité éternelle des artistes d’art brut

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Bruno Decharme, collectionneur français, et Mario Del Curto, photographe suisse : c’est à ces deux hommes qu’on doit l’exposition « Art Brut Live » qui se tient actuellement à la galerie DOX à Prague. Présentant des productions artistiques des vingt dernières années, ainsi que des photos de leurs auteurs, l’exposition propose un regard complexe sur l’art brut, terme inventé par le peintre Jean Dubuffet pour désigner la création des personnes exemptes de culture artistique et vivant souvent en marge de la société, voire dans des institutions psychiatriques. Bruno Decharme et Mario Del Curto reviennent au micro de Radio Prague pour parler en détail de ce type d’œuvres d’art que l’on peut découvrir à Prague jusqu’au mois d’août :

Bruno Decharme,  photo: Miroslav Krupička
Bruno Decharme : « C’est tout ce qui nous échappe, tout ce qui est de l’ordre d’une espèce d’énergie vitale qui fait qu’il y a des gens qui n’ont rien à voir avec l’art et qu’il y a quelque chose, une force instinctive qui fait qu’ils produisent de l’art. Alors, on appelle l’art brut ce qui est génial parce que le mot ‘brut’ est presque antinomique du mot ‘art’ dans son acception occidentale, puisque dans l’art, ce n’est que de l’apprentissage, ce n’est que de la culture, alors que dans le brut, c’est quelque chose qui est de l’ordre de l’intime. A chaque fois, ce sont des prouesses d’intelligence, de technique et pourtant, ce sont des gens qui n’ont trouvé leur vocabulaire, leur technique qu’en eux-mêmes, sans rien imiter sauf l’expérience du quotidien. Et c’est pour cela que c’est génial. »

Mario Del Curto : « On ne peut pas dire qu’il y a une typologie de l’artiste d’art brut. Je trouve que le seul point commun que l’on peut trouver, c’est qu’il n’y a pas de point commun. Mais c’est vrai que l’on peut dire qu’il y a une partie des artistes d’art brut vivant en institution psychiatrique, une partie sont autonomes et certains sont ouvriers et ont commencé souvent leur créations très secrètes parce qu’ils ne le faisaient pas pour le montrer, ils le faisaient parce qu’il y avait une impulsion et ils avaient besoin de le faire. Un créateur d’art brut ne crée ni pour la reconnaissance, ni pour l’argent, ni pour son ego parce que souvent ses œuvres, il les cache, il ne les montre pas. Chez les artistes de l’art brut, il y a quelque chose de très rare chez les humains, c’est que l’on touche la sincérité. »

L’art brut comme passion inattendue

© Zdeněk Košek / Galerie DOX
Débutée dans les années 1980 et comptant dans sa totalité plus de 3 500 œuvres d’auteurs plus ou moins connus datant du milieu du XIXe siècle à nos jours, la collection privée de Bruno Decharme peut sans aucun doute être considérée comme l’une des plus grandes collections d’art brut du monde. A l’occasion de l’exposition à la galerie DOX qui présente quelque 300 œuvres de cette collection, Bruno Decharme revient sur ses débuts de collectionneur :

« A une période de ma vie, j’ai commencé à faire des études de philosophie et j’avais à l’époque comme professeurs des gens très célèbres, Deleuze, Lacan, Foucault, qui s’intéressaient à remettre en question la société et à la déconstruire. Mais ces gens ne parlaient pas tellement de l’art. Alors que moi, l’art me passionnait. Et puis, j’ai découvert en 1976 la collection d’art brut constituée par Jean Dubuffet qui l’avait offerte à la ville de Lausanne, qui avait comme directeur Michel Thévoz, philosophe, historien de l’art et enseignant à l’université de Lausanne. La façon dont Michel Thévoz travaillait, c’était de reprendre toutes les matières que j’avais apprises à l’université mais pour parler de l’art brut. Et puis, voilà, j’ai acheté un petit dessin d’Adolphe Wölfli. Mais il n’y avait pas de volonté de collectionner. Cela s’est fait petit à petit au cours de l’intérêt des rencontres des artistes. Et puis, à un moment, la collection s’est constituée. »

La création d’art brut est inséparablement liée avec les vies des auteurs comme en témoigne la deuxième partie de l’exposition qui présente des photos artistiques du Suisse Mario Del Curto. Photographe qui préfère la simplicité et la vérité du moment à la perfection et aux effets spéciaux, Mario Del Curto a découvert sa passion en 1983. Il précise que les créateurs d’art brut forment la force motrice de son travail :

« Comme photographe et aussi comme personne, je suis assez curieux de nature. En plus, j’habite en Suisse, près de Lausanne et je connaissais Michel Thévoz, directeur de la collection d’art brut. Et quand j’ai visité la collection d’art brut au tout début, tout de suite je me suis demandé qui était derrière les œuvres. J’aime bien ces histoires de vie qui sont en dehors des sentiers battus. Des fois, le chemin que vit la personne m’intéresse même si l’œuvre est parfois moins intéressante. Et donc, il se développe souvent des liens et des relations particulières et très fortes qui débouchent très souvent sur des relations d’amitié aussi. »

Les artistes d’art brut et leurs vies (extra)ordinaires

© Mario Del Curto,  Richard Greaves / Galerie DOX
« Richard Greaves, par exemple, a commencé à construire des cabanes complétement atypiques. Mais c’est quelqu’un qui n’a jamais voulu rencontrer les gens qui s’intéressent à son travail. Valéry Rousseau qui m’a montré des photographies de son travail est allé sept ou huit fois sur son terrain sans jamais l’avoir rencontré. Chaque fois, comme un renard, il partait dans des maisons dans la forêt. Et quand Valéry Rousseau m’a montré les photos, trois ou quatre jours après, j’ai été chez Richard. J’arrive sur son terrain où il y avait des cabanes, je frappe sur une porte et il y a un homme qui m’ouvre. J’ai dit : ‘Vous êtes Richard Greaves ?’ Et il m’a fait : ‘Ouais, ouais, t’es surpris ?’ Et j’ai répondu :’Bah oui, je suis surpris parce qu’on m’a dit qu’on vous voyait jamais.’ Et lui : ‘Oui, mais, je t’ai vu sortir de la voiture, j’ai eu confiance et je dois parler avec quelqu’un.’ Mais il ne voulait absolument pas que je le photographie. Je pouvais photographier les cabanes, les sculptures et tout l’environnement mais c’est seulement au quatrième voyage qu’il a accepté que je fasse des photographies de lui. »

Mais inutile de dire qu’aucun type de culture, pour marginal qu’il soit, ne peut rester inconnu bien longtemps. Ainsi donc, même les artistes d’art brut deviennent de plus en plus une curiosité demandée, l’apport de cet intérêt restant discutable :

Bruno Decharme : « A l’époque, quand j’ai commencé à collectionner, il n’y avait quasiment pas de collectionneurs en dehors de la Collection de l’art Brut de Lausanne. On n’avait absolument pas le droit d’utiliser le mot ‘art brut’ si l’on voulait collectionner en dehors ou même si l’on voulait écrire. Le mot ‘art brut’ était presque un label, une propriété copyright de Dubuffet.

© ACM / Galerie DOX
Ce qui me réjouit et en même temps me pose un problème en conséquence, c’est qu’il y a un réel retournement. Beaucoup d’institutions détestaient cette forme de l’art mais aujourd’hui, c’est en train de complètement se retourner, ce qui est le cas, par exemple, de la Biennale de Venise qui s’est tenue il y a deux ans.

Donc, c’est réjouissant parce que ça veut dire que quelque part on a repéré quelque chose d’important dans l’expression humaine. Mais aujourd’hui, cela devient presque un retournement dominant avec toute la perversité que l’on peut y avoir autour. Il y a évidemment un marché qui se met en place. Donc, cela devient très problématique. On en a parlé avec Mario, quand j’ai commencé, cela avait une valeur artistique géniale pour nous mais cela n’avait pas de valeur commerciale. Ça ne valait rien. Maintenant, ça vaut énormément pour certains, avec tout ce que ça suppose comme conséquences. »

Mario Del Curto : « Il y a une sorte de chasse à l’artiste d’art brut à présent. On aimerait en trouver tout le temps beaucoup. On les découvre souvent plus tôt, alors qu’avant il y avait beaucoup d’œuvres qui étaient découverts à la fin de la vie ou même après la mort de l’artiste. »

Une création éternelle ?

© Mario del Curto,  Eugenio Bras / Galerie DOX
Pourtant, cette reconnaissance des artistes d’art brut peut-elle vraiment produire des changements fatals dans leur création, voire détruire leur authenticité ? Bruno Decharme s’oppose à cette idée en indiquant que tant que l’homme sera sur terre, on pourra parler de l’art brut :

« Qu’il y ait une évolution formelle, c’est évident. Mais c’est normal, quand vous voyez des œuvres des années vingt d’art brut, elles sont forcément formellement différentes. Elles sont aussi imbibées de la culture de l’époque, de la guerre de 14 etc. Donc les formes sont différentes mais ce qu’ils racontent, les obsessions, les grands thèmes sont toujours présents. Les grands thèmes de Georgi qui fait ses avions qui sont des Arches de Noé pour nous sauver, ce sont des thèmes éternels. Ces gens pointent toujours une justesse de savoir sur le monde. »

Et c’est précisément pour leur justesse et leur sincérité involontaires que les créateurs d’art brut réussissent à être populaires, tout en le refusant, comme s’en souvient Mario Del Curto dans sa dernière histoire :

« Eugenio Santoro était un ouvrier italien. Quand la guerre est arrivée, il a été déporté en Albanie dans un camp de concentration. En sortant, il pesait 42 ou 44 kg. Il a émigré en Suisse et ensuite il a fait venir sa famille et sa femme et il travaillait dans une usine de chocolat.

Il a été découvert grâce à un homme qui était le responsable du centre anarchiste de Saint-Imier. Cet homme, qui s’appelait Born, entendait des bruits derrière un mur. Et un jour, il a regardé par-dessus le mur et il a vu Eugenio Santoro en train de sculpter. Eugenio Santoro lui a dit qu’il faisait des sculptures depuis des années mais dès que la sculpture était finie, il la démontait. Toutes les sculptures étaient donc emballées dans du plastique et entassées à la cave. Il n’avait aucune envie de les montrer, c’était pour lui vraiment une activité intime.

Alors, monsieur Born est allé voir Michel Thévoz à Lausanne et ils ont décidé de faire une exposition. Et il y avait évidemment le nom d’Eugenio Santoro sur l’affiche. Et quand Eugenio Santoro est arrivé au vernissage, il a vu son nom sur l’affiche et il a dit : ‘Mais pourquoi il y a mon nom sur l’affiche ? Je ne comprends pas. Ce n’est pas moi qui ai organisé l’exposition. C’est Michel Thévoz qui devrait être sur l’affiche.’ Et je crois que dans cette phrase, il y a vraiment tout, toute cette innocence et toute cette sincérité des créateurs d’art brut. »