Un livre, œuf de coucou
Lorsque le prix du Club du livre de cette année a été remporté, en septembre dernier par Lan Pham Thi, une Vietnamienne de 19 ans, l’événement a fait sensation. La critique a salué le talent de cette débutante, son style novateur, concis et original, et le public s’est rué sur son livre. La critique et les lecteurs se sont tout de suite reconnus dans cette société majoritaire tchèque que la jeune Vietnamienne décrit d’une plume corrosive et sans complaisance dans son récit. Cependant, le miracle n’a duré que deux mois. Fin novembre, la critique et le public ont appris qu’ils avaient été victimes d’une énorme supercherie.
«Cheval blanc, dragon jaune », livre qui a remporté le prix du Club littéraire, est une œuvre aux dimensions modestes. Il n’a que 138 pages et ce n’est donc pas un roman mais plutôt une nouvelle. Le lecteur est frappé, au premier abord, par le caractère laconique de ce texte composé, comme une mosaïque, de petites phrases d’une extrême concision. C’est par des fragments, des bribes de pensées, des exclamations, des éclats de phrases que l’auteur, une jeune Vietnamienne établie en Tchéquie, nous raconte sa vie. Dans le récit, la langue tchèque alterne avec la langue maternelle de la narratrice, le langage littéraire est assaisonné d’expressions argotiques et même ordurières. Le caractère sauvage du texte subjugue certains critiques dont Pavel Janáček, membre du jury qui distingue le livre:
«Parmi les quinze ou seize manuscrits que j’ai lus dans le premier tour du concours, celui-ci a été, sans aucun doute, le plus intéressant sur le plan littéraire. Sur un espace très restreint, il réunit et compose une grande quantité de contrastes linguistiques et culturels et dans ce sens cette prose était sans équivalent.»
L’auteur arrive à accumuler dans son petit livre pratiquement tous les grands problèmes de la minorité vietnamienne en République tchèque : le racisme ou l’indifférence de la société majoritaire, les obstacles auxquels se heurtent les étrangers désireux de travailler ou de faire du commerce en Tchéquie, la corruption omniprésente qui permet aux fonctionnaires et aux employés municipaux de parasiter les travailleurs étrangers. Face à cet étalage de thèmes d’actualité Pavel Janáček, lui-même, a eu un moment de doute:
«Moi, contrairement à mes collègues dans le jury qui prétendent qu’il est évident que l’auteur est une jeune Vietnamienne, je ne peux pas être aussi affirmatif parce que ce narrateur nous trompe souvent. Il suffirait d’une personne qui maîtrise le vietnamien ou qui sache seulement l’imiter et ait certaines notions culturelles. Cependant ce concours est anonyme et finalement, vous découvrez que c’est une jeune fille. Je pense qu’il y a là un remarquable talent littéraire.»
Le livre s’ouvre par une scène brutale où la jeune narratrice et son cousin se font agresser par un groupe de skinheads. Le lecteur est ensuite initié aux problèmes de la jeune Vietnamienne et de sa famille installée dans une ville de province tchèque. Il devient également témoin d’une courte liaison entre la jeune fille et un peintre qui, pour gagner de l’argent, renonce peu à peu à ses ambitions artistiques. Une grande partie du livre est consacrée à l’inauguration solennelle d’un restaurant vietnamien qui appartient au père de la jeune fille et à laquelle participent le maire et plusieurs employés municipaux. L’alcool aidant, cette fête dégénère en une répugnante beuverie qui révèle la soif du lucre et le mauvais caractère de pratiquement tous les invités. Simultanément, l’auteur nous raconte une vieille légende vietnamienne sur la rédemption par l’amour qu’il juxtapose et met en contraste avec le réalisme cru du récit principal.
Le témoignage littéraire d’un membre d’une minorité ethnique sur la société majoritaire manquait dans les librairies tchèques et l’écrivain Jan Cempírek ressentait, lui aussi, ce manque. Il décide donc de combler cette lacune et de tendre un piège aux lecteurs et à la critique. C’est sous la fausse identité d’une jeune romancière vietnamienne qu’il réussit à écrire un texte suffisamment convaincant pour séduire les jurés d’un concours qui se font avoir et finissent par considérer le livre comme un véritable événement littéraire. Jan Cempírek avoue avoir eu deux motifs pour prendre une fausse identité:
«La première raison est un reportage sur le fonctionnement du marché du livre que je préparais et qui devait paraître dans le magazine Respekt. Pour ce reportage j’avais besoin notamment du matériel sur la manipulation de l’opinion publique et sur les médias. La deuxième raison était mon désir de parler de notre coexistence avec la minorité vietnamienne, un thème qui n’a pas encore été largement discuté. Je voulais tout simplement ouvrir ce thème.»
Les réactions à cette mystification littéraires sont très diverses. Il y en a même qui réagissent assez violemment, qui crient au scandale et accusent l’auteur d’avoir triché. Certains critiques trop enthousiastes d’abord, considèrent aujourd’hui cette mystification comme immorale. Jan Cempírek, lui, ne pense pas pourtant avoir fait quelque chose de condamnable et rappelle que de toute façon le concours était anonyme:
«Les jurés jugent d’abord les manuscrits et choisissent celui qui gagne. Et ce n’est qu’après que l’identité de l’auteur est dévoilée. Cela signifie que j’aurais gagné de toutes les façons, même si je m’étais présenté tout de suite sous mon vrai nom. Cependant cela n’aurait pas eu l’effet dont j’avais besoin pour ce reportage et que je voulais exploiter d’une certaine manière. L’argent m’a été envoyé en septembre et j’en ai fait don, deux jours après, aux personnes qui travaillent sur le projet d’un dictionnaire tchéco-vietnamien.»
Jan Cempírek dit avoir été inspiré par Boris Vian qui avait publié sous le pseudonyme Vernon Sullivan le roman «J’irai cracher sur vos tombes », une violente dénonciation du racisme qui avait valu à son auteur une condamnation pour outrages aux bonnes mœurs. L’historien de la littérature Vladimír Papoušek voit pour sa part une certaine utilité dans ce genre de mystifications:
«Dans l’histoire de littérature nous pouvons trouver beaucoup de mystifications littéraires qui sont, parfois, très productives parce que la mystification littéraire corrige d’une certaine manière les stéréotypes dans notre perception de la réalité et met en relief certaines différences et certaines lacunes dans cette perception. Je dois dire que de nombreuses mystifications littéraires sont très intéressantes. Rappelons Jaroslav Hašek, ou récemment Jiří Dědeček et Václav Jamek. Cependant, parfois la mystification n’est qu’une simple forme d’exhibition. Il est très important de savoir ce qui en résulte à la fin. Elle se justifie quand c’est une véritable œuvre d’art. Si ce n’est pas le cas, elle n’est que quelque chose de bête, de crasseux, elle devient plutôt un scandale littéraire ou artistique mais ce n’est pas quelque chose qui mérite notre attention.»
Dans le cas de « Cheval blanc, dragon jaune », s’agit-il d’une mystification justifiable? Aujourd’hui les critiques se rendent compte que les qualités littéraires du livre de Jan Cempírek ne sont pas exceptionnelles et que le récit est loin d’être un chef-d’œuvre. En revanche, il faut dire que l’auteur a vraiment réussi à bouleverser la scène littéraire tchèque. Il a dévoilé les mécanismes discutables des concours littéraires et a rappelé aux critiques qu’ils ne sont pas infaillibles. Il a attiré l’attention des lecteurs et des médias sur le sort des immigrés vietnamiens et sur toutes les minorités qui coexistent plus au moins mal avec la société majoritaire tchèque. Ce n’est pas rien. Il peut se venter d’avoir atteint ses principaux objectifs.