Soirée alsacienne dans une vinothèque de Prague

Anna Kubišta, Alena Wagnerová, Vladimír Claude Fišera, photo: Anne-Claire Veluire

En 1938, l’écrivain tchèque d’origine juive Jiří Weil raconte dans une nouvelle intitulée « La Cathédrale de Strasbourg » son voyage en Alsace où il s’est rendu pour chercher les statues du sculpteur baroque tchèque Josef Brož. Intriguée par cette nouvelle, la pédagogue, dramaturge et écrivaine tchèque Alena Wagnerová se lance, au début du XXIe siècle sur les traces de Jiří Weil en Alsace et finit par retrouver les statues de Josef Brož dans le vieux jardin d’un diaconat de la commune de Ribeauvillé. Elle raconte ensuite cette aventure dans un texte intitulé « Que peut bien faire un Tchèque en Alsace ? ». Les deux nouvelles réunies dans un livre sont finalement publiées en Allemagne et aussi, dans la traduction française d’Anna Kubišta, aux éditions bf en France.

Anna Kubišta,  Alena Wagnerová,  Vladimír Claude Fišera,  photo: Anne-Claire Veluire
Nous avons déjà parlé de ces deux nouvelles dans cette rubrique en novembre 2008. Si nous y revenons maintenant, c’est grâce à une lecture publique de ce livre qui a réuni, le 14 novembre dernier, dans la vinothèque Wines Homes à Prague, l’auteur Alena Wagnerová, la journaliste de Radio Prague et traductrice Anna Kubišta, l’historien Vladimír Claude Fišera et l’éditeur du livre Armand Peter. Après la lecture et la dégustation de savoureux vins et fromages d’Alsace Vladimír Claude Fišera, historien français de parents tchèques a expliqué au micro de Radio Prague pourquoi il avait encouragé l’éditeur Armand Peter à publier les deux nouvelles:

Vladimír Claude Fišera,  photo: Anne-Claire Veluire
«Weil ayant été négligé ici, il était bon pour le 50e anniversaire de sa mort que l’on reparle de lui. Et puis je dois dire que les éditions Gollenstein de l’autre côté de la frontière ont fait une œuvre excellente et nous donnent un modèle en quelque sorte avec l’édition des deux nouvelles ensemble, en langue allemande. On a donc émulé le travail qu’ils ont fait avec une raison de plus. Nous voulions que ces statues abandonnées et ce jardin des diaconesses soit retapés. Nous avons lancé le livre à Ribeauvillé et le député maire a tenu parole. Les statues sont maintenant restaurées et la mairie a pris possession de ce parc qui est ouvert au public. Les spécialistes d’histoire locale ont fait des recherches sur les séjours de Josef Brož là-bas et ont trouvé des choses très amusantes dans les documents. Cela va paraître dans la Revue d’Alsace et dans la revue d’histoire locale de Ribeauvillé. Donc nous avons fait je crois un travail de passeur ce qui est notre vocation. Quand on a la chance d’être dans la double culture, il faut le prendre comme une chance et aussi comme un devoir de transmettre des deux côtés.»


La nouvelle de Jiří Weil se situe à la veille des Accords de Munich. L’auteur y décrit avec beaucoup d’humour ses rencontres avec des Alsaciens et s’amuse à les comparer aux Allemands des Sudètes vivant dans les régions limitrophes de Bohême et de Moravie. A cette époque-là, les Allemands des Sudètes revendiquent déjà leur rattachement au Reich et menacent l’intégrité territoriale de la Tchécoslovaquie. Et Jiří Weil de constater que les Alsaciens, eux aussi, sont une minorité vivant dans une région frontalière entre deux grands pays qui se disputent le droit de les gouverner, mais tandis que les Allemands des Sudètes désirent se fondre dans la mer allemande, les Alsaciens réussissent à conserver leur propre identité qui n’est ni allemande, ni française. Vladimír Fišera remarque que ces spécificités du caractère alsacien intriguaient aussi Alena Wagnerová:

Anna Kubišta,  Alena Wagnerová,  Vladimír Claude Fišera,  photo: Anne-Claire Veluire
«Alena Wagnerová est sarroise depuis 1969 donc elle comprend les questions de ces régions frontières comme l’Alsace, la Moselle, la Sarre, le Luxembourg. Etant à Saarbrück avec son mari qui est un homme de culture et qui a une grande librairie, ils ont acheté une petite maison en Alsace du Nord, dans le charmant petit village de Volksberg, où ils passent tous leurs week-ends et leurs vacances. Et ainsi, elle le cite d’ailleurs dans sa nouvelle, ils ont fraternisé avec les gens du coin qui ont essayé de leur expliquer, par le concret, par la vie quotidienne, cette complexité de l’identité alsacienne. Et c’est ça ce qui a mis Alena Wagnerová sur la piste. Elle est spécialiste de l’histoire orale (elle a aussi fait des livres sur les germanophones non-nazis des Sudètes ) et elle a donc commencé à interviewer les gens. Elle est aussi une des spécialistes mondiales de Kafka et c’est en cherchant ce que Weil a écrit sur Kafka qu’elle est tombée sur cette nouvelle, ‘Štrasburská katedrála’ (La cathédrale de Strasbourg) parue après la guerre en Tchécoslovaquie. Elle a trouvé le manuscrit de cette nouvelle. Et voilà, une chose mène une autre et on ne sait pas où ça va aboutir. C’est comme ça que ça s’est fait. »

Aujourd’hui le livre existe donc en tchèque, en allemand et en français. C’est son édition allemande qui a attiré l’attention de l’éditeur français Armand Peter:

«Le point de départ c’était Alena Wagnerová qui a traduit en allemand les textes de Weil et d’elle-même parus dans Revolver revue. Et c’est un ami d’origine tchèque de Nançy, Eugène Václav Faucher, qui nous a fait parvenir le livre en allemand et que nous avons tout de suite aimé. Nous avons lu ça d’une seule traite et aujourd’hui ce livre existe en français.»

Il semble cependant que ce curieux livre est loin d’épuiser son potentiel. Il continue à intéresser les lecteurs et cet intérêt se traduit, selon Vladimír Fišera, par de diverses initiatives de ses lecteurs:

«Ça a mobilisé les historiens locaux, ça a mobilisé les élus, ce qui a permis de sauver ce qui appartient au patrimoine de nos deux pays. Nous avons eu une douzième biennale Mitteleuropa, l’hiver dernier à Schiltigheim, et Alena a pu lancer son livre devant beaucoup de monde. Et il y a eu un très grand intérêt du public pour la chose. Donc les réactions sont bonnes. C’est une donnée qui maintenant intéresse les Alsaciens. Ils sont innombrables à avoir fait un saut au moins d’un week-end à Prague depuis le changement de régime il y a vingt ans. Donc il y a une conscience de la proximité de la Bohême et de la Moravie qu’on n’avait pas avant, qu’on avait dans l’entre-deux-guerres et qu’on a perdue. Et maintenant les gens qui veulent un peu l’approfondir, ma foi, peuvent s’intéresser à une dimension non touristique qui est celle de Weil, ami de la France. »