Les décalages de Seiline Vallée

decalages_posedlost2.jpg
0:00
/
0:00

Oubliez Monsieur Loyal, les lions et leurs dompteurs, les tours de passe-passe, le clown qui rit et le clown qui pleure. Le cirque d’aujourd’hui explore de nouvelles pistes et défriche des terrains encore inconnus. Le comique et le tragique peuvent s’y mêler sans discontinuer. Et un rendez-vous sous chapiteau peut se transformer en une pièce de théâtre qui n’en est pas une, ou en spectacle de cirque qui n’en est pas un non plus totalement... C’est sur ce fil fragile entre les genres que se tiennent en équilibre les deux membres de la troupe franco-tchèque Décalages, et pour en parler, à l’occasion de leur spectacle Obsession présenté au festival annuel du cirque Letní Letná, Radio Prague a rencontré la Française Seiline Vallée.

Seiline Vallée, vous êtes installée en République tchèque depuis quelques années. Parlez-moi un peu de votre parcours jusqu’en République tchèque...

Avant de parler de votre troupe Décalages, quel était votre parcours en France ?

« J’ai commencé le théâtre très jeune, presque petite fille. J’ai fait beaucoup de théâtre classique : Molière, Tchekov... Ensuite je me suis dirigée vers la comedia dell’arte, le clown, un théâtre plus visuel et physique. Et j’ai fait l’Ecole internationale de théâtre Jacques Lecoq et une école de trapèze. En France je travaillais donc comme actrice et comme acrobate. Déjà je combinais un peu tout ça. »

Précisons pour les auditeurs qui ne le sauraient pas : l’école Jacques Lecoq est une école de théâtre basée sur le corps et le mouvement. Et il existe une école tchèque fondée par Vendula Prager, et où vous-même donnez des cours également...

« Oui, de temps en temps, quand j’ai le temps. Pour l’instant, les cours sont sous forme de studios. L’école Jacques Lecoq à Paris est basée sur le mouvement et la création. Elle n’est pas réservée qu’aux acteurs, mais aussi aux gens qui veulent vraiment apprendre à créer un spectacle de A à Z. On apprend énormément de choses et on ressort avec beaucoup de bagage. »

Ce bagage, vous l’avez emporté en République tchèque. Et vous avez créé une compagnie qui s’appelle Décalages. Pourriez-vous me parler de l’histoire de cette compagnie et m’éclairer aussi sur son nom ?

« Avec Salvi, on a créé la compagnie il y a deux ans. C’est une continuité de notre travail à tous les deux puisqu’on a déjà créé un spectacle ensemble sous le nom d’une autre compagnie, Continuo. Ça fait cinq ans qu’on travaille ensemble, et on a senti qu’on voulait prendre un autre chemin. On a donc créé Décalages. Pourquoi ‘décalages’ ? Parce qu’on aime beaucoup le métissage des genres et dans nos spectacles on explore ce croisement des genres. C’est du théâtre, en même temps de la danse, en même temps on utilise des techniques de cirque. On s’est dit : on utilise des techniques de cirque, mais on n’est pas un cirque. On est acteurs, mais en même temps ce n’est pas du théâtre classique. On danse mais ce n’est pas un spectacle de danse. Donc tout est un peu décalé dans les genres qu’on utilise. »

Vous dites donc que ce sont des genres décalés, que ce n’est pas dans des petites cases... En quoi cela s’articule-t-il avec la thématique de votre spectacle, Obsession, que vous présentez à Letní Letná, en dehors de la mise en scène proprement dite ?

« Par exemple dans Obsession, le thème central, c’est la relation entre un homme et une femme. On examine toutes les limites en allant dans les extrêmes. On parle donc de l’enfermement, de comment on peut se laisser enfermer par l’autre, ou au contraire le dominer, ou être dominé. Par exemple, on a eu une idée de scénographie qui a été de faire un mur de cordelettes. On utilise 6 km de cordes. Et on fait des acrobaties sur ce mur. Donc on décale l’acrobatie, dans le sens où on n’utilise pas des agrès classiques comme le trapèze ou les tissus, comme c’est l’habitude, mais on utilise un objet scénographique et visuel qui a priori n’évoque pas le cirque ou l’acrobatie. On l’utilise comme un agrès, où on peut se suspendre et faire des acrobaties. On utilise aussi le jeu de l’acteur... la question c’est comment jouer en faisant de l’acrobatie ? Comment ne pas symboliser les moments acrobatiques seulement par la performance ? Il s’agit de vraiment l’inclure dans l’histoire. »

Comment le public tchèque réagit-il à cette forme de spectacle ? En France, j’aurais tendance à dire que cette forme de cirque, de « nouveau cirque » est plus connue... Les Tchèques sont-ils réceptifs à ce type de spectacle ?

« Je pense que oui, parce que c’est un peu nouveau ici... C’est un peu perturbant peut-être... mais du coup intéressant et excitant pour les gens. Ca dépend des spectacles en fait. Notre spectacle précédent, Letokruhy, utilisait plus les agrès classiques mais toujours au service de l’histoire. Il a été très bien reçu. Il était plus populaire. Le spectacle Obsession est plus choquant pour les gens, car le thème est plus dur. Mais les gens réagissent bien, ils sont souvent surpris, notamment parce qu’ils ne savent pas si c’est du théâtre, du cirque... C’est vrai que ce n’est pas une forme classique. C’est très visuel et ça fait beaucoup appel à l’imagination. On essaye de parler de choses qui nous touchent mais qui touchent aussi les gens : on parle de la vie tout en le transposant dans un univers visuel. En tout cas Obsession est plutôt bien accueilli. »

Par votre expérience de travail ici en République tchèque, avec des artistes tchèques, qu’est-ce que vous avez pu ressentir de commun ou de différent par rapport à des artistes en France ? Y a-t-il des traditions spécifiques aux Tchèques ? Travaillent-ils d’une façon qui vous a apporté un plus ?

« C’est évident, c’est une toute autre mentalité, donc une autre façon de travailler. J’ai beaucoup appris la marionnette avec Salvi... La tradition de travailler avec les marionnettes et les objets est très forte ici. Pour moi c’était une découverte, même si j’avais déjà travaillé ainsi avant. C’est aussi une des raisons pour lesquelles j’ai décidé de venir ici la première fois : j’avais envie de voir comment ça se passe ailleurs. En France il y a un système qui permet plus de travailler avec différentes compagnies alors qu’ici, comme il n’y a pas beaucoup d’aide pour les artiste individuellement, les gens se regroupent plus... Ca donne donc des choses différentes. Ici les groupes sont très soudés. Mais tout est intéressant... »

Finalement, on peut dire que vous êtes venue en République tchèque, pour vous ‘décaler’, si on reprend le nom de votre compagnie ?

« Oui, tout à fait ! (rires) En France je n’avais pas de problème avec le travail... Et même si on fait des spectacles différents, au bout d’un moment, une petite routine peu s’installer. C’est vrai que j’avais envie de me décaler, comme vous dites... Venir ici, c’était un bien : on voit comme c’est beaucoup plus dur pour les artistes tchèques. Alors qu’en France, même si c’est en train de changer, on avait quand même beaucoup de chance avec l’aide aux intermittents du spectacle. Ici, ça n’existe pas et tout le monde était étonné quand j’essayais d’expliquer le système. Du coup il faut trouver ailleurs les ressources pour faire des spectacles et continuer à faire ce qu’on aime et ce qui nous tient. »

Photo:www.decalages.eu