Ce jeudi 2 juillet, 90 ans se seront écoulés depuis la naissance d’Ota Pavel, un des très grands écrivains tchèques de la seconde moitié du XXe siècle. Fils d’un commerçant juif, auteur de nombreuses nouvelles inspirées de sa vie et de son enfance passée canne à pêche à la main sur les bords de la rivière Berounka, au sud de Prague, Ota Pavel reste aussi probablement le meilleur auteur tchèque de littérature sportive. Une œuvre qui reste très appréciée des lecteurs tchèques aujourd’hui encore.
Si aujourd’hui il existe même des maisons spécialisées dans l’édition de livres de sport, longtemps la place du sport dans la littérature est restée mineure, et la littérature sportive n’a eu qu’une importance de second ordre. Entre autres raisons parce que le cliché selon lequel le sport ne serait qu’une distraction pour analphabètes a la vie dure, et plus particulièrement le spectacle sportif qui, telle une religion et selon une autre idée reçue, serait un opium du peuple. Ne serait-ce qu’aux yeux de certains intellectuels, tête et jambes ne pourraient faire bon ménage.
Depuis la Grèce antique avec ses jeux, ses gymnases, ses exercices et son culte du corps nu et musclé au service du beau, le sport, auquel une valeur spirituelle était alors attribuée, a pourtant inspiré la littérature. Et si c’est un poète romain qui a soutenu qu’il ne peut y avoir d’esprit sain sans un corps sain, les plus grands philosophes athéniens savaient déjà, eux, qu’il ne peut y avoir d’intelligence vigoureuse que dans un corps lui-même bien éduqué et entretenu, et qu’une mauvaise condition physique nuit au bien-être.
Amoureux de la pêche, une passion héritée de son père et de son enfance comme il l’a si joliment raconté dans son poignant recueil largement autobiographique « Comment j’ai rencontré les poissons » (Jak jsem potkal ryby), un classique de la littérature tchèque traduit en français par les éditions Do, entraîneur un temps des jeunes hockeyeurs du Sparta Prague, journaliste sportif mais aussi et surtout écrivain au talent de plume si singulier, Ota Pavel savait tout cela mieux que quiconque.
Si le journalisme sportif et la littérature sportive en France ont eu Antoine Blondin, en Tchécoslovaquie, dans un tout autre style, ils ont eu Ota Pavel. Né à Prague en 1930 sous le nom d’Otto Popper, entré à la fin des années 1940 à la Radio tchécoslovaque, ce fils d’un petit commerçant juif passé comme ses deux fils aînés par les camps nazis pendant la guerre, est rapidement devenu un reporter sportif reconnu pour la qualité de son écriture, mais pas seulement, comme lui-même l’avait confié à la fin des années 1960 dans le seul enregistrement de sa voix conservé à la radio :
« Je dirais que j’ai choisi le sport pour deux raisons. D’abord parce que c’est quelque chose que j’aime, mais aussi parce que j’ai la prétention de croire que je m’y connais un peu dans certaines disciplines que j’ai moi-même pratiquées. J’ai joué au hockey sur glace dans les équipes de jeunes du Sparta Prague et, après la guerre, j’ai aussi joué au football à Buštěhrad. Je pense qu’un écrivain écrit d’abord sur des choses qu’il connaît et qu’il comprend. Mais je pense aussi que le sport ressemble à une terre vierge. Il y a encore beaucoup à faire en matière de littérature sportive, et je ne pense pas là aux livres de sport en tant que tels, qui sont généralement sans prétention littéraire, mais à la vraie littérature. C’est pourquoi c’est un champ de travail qui m’intéresse énormément. »
C’est ainsi que parmi les livres les plus lus d’Ota Pavel figure « Dukla mezi mrakodrapy » (littéralement « Le Dukla entre les gratte-ciels »), publié en 1964. Trois ans plus tôt, et un an avant la Coupe du monde au Chili dont la Tchécoslovaquie disputa la finale, Ota Pavel avait suivi le Dukla Prague, un des meilleurs clubs alors en Europe, lors d’une tournée estivale aux Etats-Unis. Mélange à la fois de reportage et de belles-lettres, ce petit livre retrace les exploits et les aventures, plusieurs semaines durant, de Josef Masopust (Ballon d’or 1962 du meilleur joueur européen) et de ses partenaires en Amérique sur et en dehors du terrain. A une époque où voyager hors de la Tchécoslovaquie communiste était pratiquement impossible, le récit eut un succès retentissant. Attaquant de cette légendaire équipe du club de l’armée tchécoslovaque mais aussi de l’équipe nationale, Josef Jelínek s’était souvenu, lors de sa réédition il y a quelques années, de la genèse de ce livre qui a achevé de faire d’Ota Pavel un écrivain à part entière :
« C’était quelque chose, car son récit était authentique ! Ota a raconté ce qu’il a vu et ce qu’il a lui-même vécu. Nous joueurs étions d’accord pour qu’il nous suive et écrive ce livre. A l’époque, les relations entre footballeurs et journalistes n’étaient pas ce qu’elles sont aujourd’hui. Ota faisait partie de notre équipe, on le considérait comme un membre à part entière. C’est lui qui a eu l’idée de s’entraîner avec nous pour qu’il puisse vivre de l’intérieur ce qu’était réellement que d’être un joueur du Dukla Prague. Nous lui avions dit qu’il était fou, qu’il ne tiendrait pas parce que les entraînements étaient très durs. »
Mais Ota Pavel tenait à son projet de reportage. Toujours au micro de la Radio tchécoslovaque, il avait expliqué pourquoi :
« Pour avoir écrit d’autres livres et des nouvelles sur d’autres thèmes que le sport, je pense qu’écrire sur le sport est un exercice parmi les plus difficiles qui soient. Un écrivain sportif doit non seulement maîtriser l’art de l’écriture, mais aussi bien comprendre le sujet dont il traite pour transmettre son message aux lecteurs sur un ton juste. C’est d’autant plus difficile que les lecteurs qui suivent l’actualité sportive ou sont eux-mêmes des pratiquants sont souvent de fins connaisseurs. Je le sais d’autant mieux que je n’ai pas seulement écrit sur les champions, mais aussi sur le monde des dizaines de milliers d’amateurs sans lequel le sport de haut niveau n’existerait pas. »
Des sportifs mais aussi des poissons dorés et de beaux chevreuils
Plus tard, Ota Pavel écrira d’autres recueils de nouvelles sportives à grand succès, parmi lesquels notamment « Plná bedna šampaňského » (« Une caisse pleine de champagne ») et « Syn celerového krále » (littéralement « Le fils du roi du céleri »), dont les plus belles ont été traduites en français, toujours aux éditions Do, sous le titre « A chacun sa part de gâteau ». Une traduction dont on ne peut d’ailleurs ici que regretter qu’elle soit restée si éloignée, notamment dans l’usage de la terminologie spécifique et de la culture sportives auxquelles Ota Pavel était pourtant très attaché, du texte tchèque d’origine.
En la matière, le chef-d’œuvre d’Ota Pavel restera finalement peut-être la nouvelle intitulée « Pohádka o Raškovi » (littéralement « Le conte de fées de Raška »), qui dans un texte chargé d’émotion relate le sacre olympique du sauteur à ski Jiří Raška aux Jeux de Grenoble en 1968, le premier de l’histoire d’un sportif tchèque aux Jeux d’hiver, et « un vol magnifique dans un silence infini qui dura le temps de toute une vie. »
Une vie qu’Ota Pavel, souffrant d’une grave maladie psychique et mort d’une crise cardiaque à 42 ans, a eue presqu’aussi courte qu’un vol à ski. Une vie trop courte mais néanmoins suffisamment longue pour qu’il élargisse son œuvre pleine de poésie à d’autres champs qu’au seul domaine de la littérature sportive. « Smrt krásných srnců » (« La Mort des beaux chevreuils », inédit en français), « Jak jsem potkal ryby » (« Comment j’ai rencontré les poissons ») ou encore « Zlatí úhoři » (« Les Anguilles dorées ») font incontestablement partie de ce que la littérature tchèque a offert de plus beau et de plus profondément humain dans la seconde moitié du XXe siècle. Chargée du projet de la librairie tchèque éphémère récemment ouverte par le Centre tchèque à Paris, Delphine Beccaria avait récemment expliqué à Radio Prague International pourquoi elle propose souvent aux lecteurs francophones de découvrir Ota Pavel :
« Je conseille très souvent Ota Pavel parce qu’il a un regard de l’enfance très touchant. La prise de conscience qu’il a sur le monde qui l’entoure, en grandissant, est une très belle aventure. Il y a de l’humour, de la finesse dans l’histoire de sa famille sur fond d’histoire de l’Europe centrale. Mais c’est aussi une réflexion sur la vie, la mort, la survie, la mémoire, la justice. C’est un texte magnifique. »
Un texte magnifique qui comme dans les cas de « La Mort des beaux chevreuils » et des « Anguilles dorées » a aussi donné lieu à de non moins magnifiques adaptations à l’écran, confirmant que l’œuvre d’Ota Pavel est, comme le titre d’un ses recueils, une « caisse pleine de champagne ». Bien évidemment à consommer sans modération…