Hommage au journaliste et critique de cinéma Antonín J. Liehm
Journaliste et critique de cinéma, théoricien (ou plutôt « accompagnateur », comme il disait lui-même) de la nouvelle vague du cinéma tchécoslovaque, Antonín Jaroslav Liehm est décédé le 4 décembre dernier à Prague, à l'âge de 96 ans.
Figure incontournable de la vie culturelle tchécoslovaque des années 1960, pour ses contributions au journal Literární noviny, Antonín J. Liehm s'était exilé en 1969 après l'occupation de son pays par les troupes du Pacte de Varsovie. Il a passé une grande partie de sa vie en France, en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis, pour retourner à Prague il y a quelques années de cela.
Il s'est également fait connaître pour sa Lettre Internationale, une revue littéraire de défense de la culture tchèque indépendante, qu'il a publiée en exil, à Paris entre 1984 et 1988. C’est notamment de cette revue, ainsi que du cinéma tchèque, qu’Antonín J. Liehm a parlé au micro de Václav Richter en 2005 et 2014. Nous vous proposons des extraits de ces entretiens.
Vous êtes écrivain, journaliste, traducteur, donc l'homme de multiples activités. Laquelle de ces activités vous est la plus proche, la plus chère ?
« C'est toujours cette activité qui m'est interdite d'exercer. L'activité que je ne peux pas exercer parce que cela m'est interdit par exemple par manque d'argent et par je ne sais pas quoi. C'est pourquoi les gens comme moi, je le conseille à tout le monde, devraient avoir toujours plusieurs activités parce que quand une des activités devient impossible vous pouvez toujours vous réfugier dans l'autre. »
Vous vous êtes toujours intéressé au cinéma. On vous considère même comme le théoricien de la nouvelle vague du cinéma des années soixante. Dans quelle mesure avez-vous participé à ce mouvement des cinéastes tchèques ?
« Théoricien, c'est trop dire. Je ne dirais pas cela. Mais j'étais un accompagnateur de ce qu'on appelle à Prague, pas en France, la nouvelle vague tchèque. Parce que il ne faut pas oublier que la nouvelle vague existait aussi en France. Ici, nous avons appelé ça le miracle tchèque parce que ce n'étaient pas seulement des jeunes, il y avait à l'époque vingt réalisateurs tchèque qui étaient connus dans le monde entier et qui avaient de vingt à soixante ans. Alors il y avait plusieurs vagues, si vous voulez. Mon rôle était de les accompagner et de leur tenir le miroir, c'est-à-dire, de leur dire ce qu'on ne leur disait pas parfois, de les défendre contre ceux qui ne les aimaient pas, mais aussi contre eux-mêmes quand ils désiraient de ne pas être critiqués. »
Quels étaient les particularités de la nouvelle vague du cinéma tchèque et quelles étaient ses personnalités les plus importantes ?
« Il y avait déjà des personnages qui avaient commencé à lutter pour le cinéma tchèque en tant qu'art déjà avant la guerre. Et je crois que la personne de première importance était le réalisateur Otakar Vávra qui enseignait à l'école du cinéma aux étudiants faisant partie de la jeune vague. Et ces étudiants quand ils ont commencé à faire des films ont entraîné amené le vieux Vavra, qui a fait plein de mauvais films aussi, ils l'ont entraîné avec eux et il a fait à la même époque les deux meilleurs films de sa vie. Et entre Vávra, qui avait soixante ans à l'époque, et les jeunes qui en avait vingt-cinq ou vingt-quatre, il y avait encore des gens qui avaient trente ans, les lauréats d'Oscars, les réalisateurs Kadar et Klos, le gagnant du festival de Cannes, Vojtěch Jasný, qui avait quarante ans, etc. C'était très large. Il y avait la nouvelle ou plutôt la jeune vague, Formann, Chytilová, Passer et autres, la génération intermédiaire, c'est-à-dire Kadar, Klos, Jasný et autres, et il y avait aussi les anciens Frič, Vávra, etc."
Quelle était la particularité des années soixante ?
« Grâce au fait que l'Etat, la société subventionnait et payait ces films, ils avaient un studio, ils avait une usine, ils avaient tout ce qu'ils voulaient. Et en même temps, le pouvoir n'était plus assez fort pour les enchaîner. Et à ce moment-là, trois générations, presque quatre, de cinéastes tchèques, pour la première fois dans leur carrière avaient la possibilité de faire ce qu'ils voulaient. »
Dans les années 1980, vous avez lancé la revue « Lettre Internationale ». Pouvez-vous nous présenter cette revue ?
« Oui, c’était une revue qui existe encore en trois langues et dans trois pays. Ecoutez, je veux vous la présenter un peu différemment. Quand on a fait dans la seconde moitié des années 1950 et dans les années 1960 la revue ‘Literární noviny’, on a vite compris que si l’on voulait faire quelque chose en Tchécoslovaquie, il fallait que la culture tchèque et tchécoslovaque devienne une partie, une composante de la culture mondiale. Et c’est ce que la revue ‘Literární noviny’ dans les années soixante est devenue. Il y avait le rattachement de l’identité tchèque à l’identité européenne et mondiale et ce rattachement était très important. Et quand je suis parti de Tchécoslovaquie, je me suis dit ‘Il faudrait qu’il y ait maintenant un journal pareil en Europe. On n’avait pas d’argent, on n’avait rien, ça a duré, mais on a essayé. Et finalement à un moment où l’on a trouvé un peu d’argent, on a commencé dans une salle de bain et dans une cuisine. On n’a jamais eu d’avantage d’argent pour faire mieux, mais on a essayé de faire un journal qui serait lu dans différents pays, dans différentes langues mais intéresserait les lecteurs partout et aurait, si vous voulez, le même sujet culturel et qui ne serait pas national mais international. C’est ce qu’était ‘La Lettre internationale’ dans ses meilleures années. Elle paraissait finalement en neuf langues. »
Après la Révolution de velours, dans les années 1990, vous avez tenté de relancer cette revue en Tchécoslovaquie....
« On a essayé de le faire avec le journal ‘Lidové noviny’. On a publié huit ou neuf numéros, je ne sais plus combien. La revue sortait pendant deux ou trois ans et on m’a dit :’Ca n’intéresse personne ici.’ Alors comme ça n’intéressait personne, j’ai abandonné. Progressivement la revue a disparu partout, sauf en Allemagne, où elle est encore assez importante et bien faite d’ailleurs. Elle existe toujours aussi en Hongrie, pour des raisons de dévotion de certains gens pour cette idée-là, elle existe un peu en Italie et en Bulgarie etc., mais c’est maintenant dans un autre contexte et grâce à la dévotion de gens qui n’ont pas non plus accès à des moyens suffisamment importants et qui le font toujours parce qu’ils croient à cette idée-là. Je ne suis pas sûr qu’ils aient raison parce que naturellement le monde et les moyens de communication et de lecture ont tellement changé. ‘Lettre Internationale’ est l’enfant d’une autre époque. »
Maintenant vous êtes donc en République tchèque, vous avez décidé de revenir. Comment trouvez-vous la situation générale en Tchéquie ?
« Elle est triste. Vous le savez mieux que moi, vous vivez ici. Qui encore prend la République tchèque au sérieux dans le monde ou en Europe ? Qui sait qu’elle existe ? Qui s’intéresse à l’identité des Tchèques, de la culture et de la politique tchèques ? Il y en a très peu, malheureusement. Et je crois que ça va durer maintenant une ou deux générations avant que le pays puisse rentrer dans une identité qui serait perçue comme telle et comme importante dans le contexte mondial ou au moins européen. Et c’est la même chose dans le contexte des soi-disant pays de l’Est et de l’Europe centrale. Quel est le rôle de la Bohême en Europe centrale ? »
Avez-vous un conseil à donner à la République tchèque pour la faire sortir de cet isolement ?
« Non, je n’ai aucun conseil à donner. Il faut tout simplement être soi-même et cesser de penser que nous savons tout mieux que les autres. »