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20) Karel Čapek : La Maladie blanche

'La Maladie blanche', photo: Orbis
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Imaginez un monde frappé par une pandémie qui se propage à toute vitesse. Imaginez que cette épidémie ait commencé en Chine. Imaginez une maladie qui frappe les personnes âgées de plus de 45 ans mais qui épargne la jeunesse. Cela vous rappelle quelque chose ? Ce qui n'est plus une fiction aujourd'hui l'est pourtant dans l’œuvre dramatique de l'écrivain tchèque Karel Čapek, La Maladie blanche, dont la première sur les planches a eu lieu en janvier 1937. Une fiction qui pour l'intellectuel visionnaire, démocrate, proche du président Tomáš G. Masaryk, était en réalité une parabole des maux qui rongeaient la société de l'entre-deux-guerres, alors qu'une autre maladie, bien réelle celle-ci, avait pris racine : celle du fascisme et du totalitarisme. La Maladie blanche est le nouvel épisode de notre série consacrée aux livres tchèques incontournables.

« Une pandémie. Une maladie qui, telle une avalanche, contamine le monde entier. Tous les ans, monsieur, une nouvelle maladie intéressante nous vient de Chine. Mais aucune n'avait eu autant de succès à ce jour. C'est tout bonnement la maladie de l'époque. Au moins cinq millions de personnes en sont déjà mortes, quelque douze millions sont actuellement malades, et au moins trois fois plus continuent leurs petites affaires sans se savoir contaminés... »

'La Maladie blanche',  photo: La Différence - Minos

Sigelius est médecin et professeur, chef d'une grande clinique d'un pays non nommé dirigé d'une poigne de fer par un dictateur belliqueux désigné sous le nom de Maréchal. Aussi arrogant soit-il et tout scientifique qu'il soit, il n'est lui-même pas plus capable que tous ses autres confrères de trouver une solution pour soigner et guérir les malades souffrant de cette sorte de lèpre qui touche les personnes de plus de 45 ans. Celle-ci se manifeste par des taches blanches qui très vite après leur apparition promettent au malade une mort certaine en quelques semaines et dans d'atroces souffrances.

Le Maréchal et Sigelius dans le film 'La Maladie blanche',  1937,  photo: ČT

Alors, quand un médecin des pauvres, le docteur Galén, se présente à lui avec l'annonce d'un remède miraculeux, le professeur Sigelius est d'abord dubitatif, mais faute de mieux, accepte de lui faire tester son médicament dans sa clinique. Or, à la surprise générale, le remède que le docteur Galén administre à ses patients, parmi les plus démunis de la population, marche bel et bien. Sauf que celui-ci pose une condition pour en révéler la formule secrète : les Etats doivent s'entendre pour instaurer une paix mondiale.

Le docteur Galén dans le film 'La Maladie blanche',  photo: ČT

Karel Čapek lui-même disait de sa pièce qu'elle traitait du conflit entre les idéaux de l'humanité et la démocratie avec ceux des dictatures toutes-puissantes.

Mais, l'histoire de La Maladie blanche n'est toutefois pas si noire et blanche : le docteur Galén est certes du côté de l'humanisme, mais son refus d'offrir son remède à tout un chacun et son choix assumé de laisser mourir une partie de la population si ses conditions ne sont pas respectées, rend son personnage bien plus complexe. Pour Zdeněk Vacek, du Mémorial Karel Čapek de Stará Huť, le message de Karel Čapek peut de ce fait paraître totalement sans espoir, mais là aussi, c'est plus compliqué :

« Evidemment, ici se pose la question de savoir si en tant que médecin qui a prêté le serment d’Hippocrate, il a le droit de faire ce choix-là. De nombreux médecins ont d'ailleurs critiqué Čapek à l'époque pour cela, estimant qu'il dénigrait la profession et rappelant qu'un médecin n'a pas le droit, à aucun moment, de se comporter comme le fait Galén. D'un autre côté, Čapek avait le sentiment que la situation était tellement extrême à l'époque, que la vie de millions de personnes était en jeu, et donc qu'une époque extrême allait de pair avec des choix extrêmes. Un personnage comme Galén, ou toute autre personne sans pouvoir ni influence, n'a aucune chance d'avoir un impact. »

Karel Čapek | Photo: Archives de Z. R. Nešpor/Institut de la sociologie de l’Académie des Sciences

La maladie qui frappe la population mondiale dans la pièce de Karel Čapek est une sorte de lèpre. Le choix de cette maladie n'a pas été fait au hasard. Le langage courant tend déjà à donner à cette maladie dégénérative des tissus une dimension plus symbolique lorsqu'il s'agit de dénoncer une déchéance morale, et c'est justement dans le registre de l'allégorie qu'il faut aller chercher l'interprétation du récit.

« Dans de nombreux commentaires, Karel Čapek disait qu'il aurait pu choisir une autre maladie comme le cancer par exemple. Mais la lèpre a véritablement un caractère symbolique : les corps qui se décomposent, les malades qui sont tellement repoussants qu'ils rebutent les gens de leur entourage, les tentatives d'isoler les patients dans des camps pour ne plus les voir ou les sentir, pour ne pas être contaminé, tout cela vient renforcer la parabole. N'oublions pas également que Karel Čapek était fils de médecin. Cela a laissé des traces... C'était un médecin dans les stations thermales mais aussi un médecin des pauvres et des ouvriers. Tout cela a joué un rôle... »

'La Maladie blanche',  photo: Fr. Borový - Praha

Dans la Maladie blanche, la folie belliqueuse du dictateur entraîne peu à peu la population dans la guerre. Ce n'est que lorsque l'industriel Krüg, pourvoyeur des chars de combat et de l’armement militaire nécessaire au Maréchal, tombe malade à son tour, puis que le dictateur est également touché ; ce n'est que lorsque la peur de la mort et de la souffrance physique empoignent ce qu'il reste de conscience à ces puissants qui se croient intouchables ; ce n'est que quand leur finitude devient soudain palpable, que soudain, la condition du docteur Galén de promouvoir une paix mondiale en échange du remède, devient envisageable.

Le film 'La Maladie blanche',  photo: Moldaviafilm

Mais à ce moment-là, il est déjà trop tard : la guerre est engagée, les foules sont fanatisées, et c'est une masse anonyme et enragée qui piétine le docteur venu apporter son médicament au Maréchal, désormais prêt à s'engager pour une fin des hostilités.
Comment le message pacifiste mais sans espoir de Karel Čapek a-t-il été reçu en 1937, lors de la première de la pièce ? Zdeněk Vacek :

« C'était une pièce de théâtre provocatrice et très forte. En outre, elle a été jouée dans un contexte de tensions sociétales accrues. La peur de la guerre était énorme à ce moment-là. En outre, le souvenir de l'épidémie de grippe espagnole, vingt ans auparavant, était malgré tout encore bien présent dans les esprits. Rappelons qu'en Tchécoslovaquie, elle a coûté la vie à des dizaines de milliers de personnes, ailleurs dans le monde, ce sont des millions de personnes qui en sont mortes.

'La Maladie blanche',  photo: Luděk Wünsch,  e-sbírky/Musée national

Il y a eu beaucoup de réactions positives à la pièce qui voyaient un parallèle clair avec les régimes autoritaires de l'époque et avec des dictateurs comme Hitler ou Mussolini, mais aussi avec le fait que de nombreuses personnes étaient finalement tolérantes avec le fascisme, voyant dans ce régime uniquement le fait qu'il donne du travail aux gens, un objectif clair à la nation... Tout le monde a bien compris le message de Capek à l'époque. Mais il y a aussi eu des critiques plus négatives, dont un groupe de médecins qui lui reprochaient la façon dont il avait représenté leur profession. »

Alors que la militarisation de l'Allemagne nazie était à son comble, le message pacifiste de Karel Čapek était ainsi terriblement actuel. Au moment de la première de La Maladie blanche, il ne restait à l'écrivain tchèque que deux ans à vivre. Il est décédé prématurément d'une pneumonie en décembre 1938, quelques mois seulement avant l'occupation de son pays par les nazis. A ce moment-là, la Gestapo préparait déjà son arrestation. La maladie qui l'a emporté l'a sauvé d'une mort certaine : son frère et double créatif, Josef, n'a pas eu cette chance et est mort en déportation en 1945.

'La Maladie blanche',  photo: Orbis

Si aujourd'hui encore, l'interprétation de la pièce est évidente, la relecture du texte aujourd'hui peut, au-delà du parallèle avec la pandémie actuelle, évoquer également une autre forme d'aveuglement que celle, politique, de l'époque de Karel Čapek.

Tout comme les personnages de la pièce de théâtre qui savent qu'ils ont la possibilité d'enrayer la propagation de la maladie, ou à tout le moins, ont la clé de la guérison à portée de main, mais refusent d'y sacrifier leurs ambitions, nous aussi savons ce que nous devrions faire pour réduire les effets de gaz à effet de serre, nous aussi savons que le fonctionnement de la société actuelle, s'il n'est pas modifié, ne fera qu'amplifier le réchauffement inéluctable de notre planète... Et pourtant, tout comme les personnages de Karel Čapek, nous aussi refusons de mettre en œuvre des solutions dont la connaissance et l'application sont accessibles à tout un chacun...

Sombre pièce dramatique d'anticipation ancrée dans une époque où elle a puisé sa matière, La Maladie blanche continue, 83 ans plus tard, de porter un message universel en forme d'avertissement. A qui voudra bien l'entendre...

Auteur: Anna Kubišta
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