Bellingcat : ces enquêteurs qui pistent les espions russes en territoire tchèque
Selon le journal belge Le Soir, Bellingcat est une « usine à scoops qui fait peur aux puissants de ce monde ». Un documentaire d'Arte titre de son côté « Bellingcat : Combattants de la liberté », et pour la Télévision tchèque ce collectif rassemble des « Sherlock du numérique ». Depuis leurs débuts en 2014, ces « journalistes citoyens » aux enquêtes hyper-documentées sur les sujets les plus sensibles se sont fait un nom et collaborent avec les plus grandes rédactions. Parmi leurs derniers coups d'éclat en date : avec l'hebdomadaire Respekt, les enquêteurs de Bellingcat ont pu retracer les déplacements des agents russes accusés d'avoir fait exploser le dépôt de munitions de Vrbětice en 2014.
Tout commence en 2012, il y a un peu plus de neuf ans. La guerre fait rage en Syrie entre le régime de Bachar el-Assad et les rebelles syriens, les soupçons montent quant à l'utilisation d'armes chimiques dans le conflit. A des milliers de kilomètres de là, dans un pavillon résidentiel de Leicester, au Royaume-Uni, un homme se cache sous le pseudonyme de « Brown Moses ». Au chômage, il passe la plupart de son temps à s'occuper de sa fille, et à éplucher quotidiennement 450 chaînes Youtube tenues par des parties prenantes du conflit syrien. Chacun ses hobbies. Sauf que le travail acharné d'Elliot Higgins, c'est son nom, va bientôt faire de lui un pionner dans deux domaines intimement liés, mais alors novateurs : le journalisme citoyen, et les enquêtes en sources ouvertes.
Pour ce qui est du journalisme citoyen, le concept est simple : Elliot Higgins, employé de bureau trentenaire, n'est pas journaliste et ne sort pas de son salon. Mais au quotidien il s'évertue à collecter des données, vérifier des informations, identifier des armes, si bien que les rédactions professionnelles commencent peu à peu à s'intéresser à son travail, et donnent un écho aux informations qu'il publie sur son blog.
Car Elliot Higgins ne s'est pas seulement créé un métier, à mi-chemin entre blogueur et analyste de renseignement, il a su tirer profit d'une mine d'information accessible à tous, à condition d'en avoir la patience : les réseaux sociaux. Chaque jour, à tout instant, des quantités de données astronomiques sont téléchargées sur Youtube, Twitter, Instagram, Facebook. Higgins a su identifier ces données, les collecter et les analyser sans quitter le confort de son salon, à des milliers de kilomètres des armes et du bruit de la guerre dont il devient progressivement expert. Sans avoir jamais reçu de formation.
Bellingcat, dans la cour des grands
Au gré des rencontres de Higgins, le collectif Bellingcat est fondé en 2014. Le nom est tiré d’une expression britannique, « belling the cat », qui se traduirait comme « mettre une clochette autour du cou du chat pour avertir les souris ». De manière bénévole, et grâce aux outils grand public dont Google Maps ils parviennent à relier le crash du vol Malaysia Airlines (MH17) survenu en Ukraine en 2014 jusqu'à un missile russe. A partir de photos, de vidéos, avec beaucoup de temps et un peu de chance, la poignée de bénévole parvient à monter une enquête édifiante. Puisqu'ils ne sont que ces citoyens ordinaires, pour être crus il leur faut alors publier avec un maximum de détails, comme le raconte Jay Rosen, professeur de journalisme à l'Université de New-York, dans un documentaire néerlandais consacré à Bellingcat et diffusé sur Arte (Bellingcat, les combattants de la liberté, de Hans Pool, 2018, 90 min) :
« La confiance envers les enquêtes citoyennes n'est pas celle que l'on accorde aux journalistes professionnels. Eux peuvent s'appuyer sur la réputation de la BBC, par exemple. Les critères d'une telle institution instaurent un climat de confiance, dans le journalisme citoyen cela fonctionne autrement : ce n'est ni le nom, ni la notoriété de l'institution qui établit la confiance, mais la transparence. Dans ses enquêtes le journaliste citoyen ne dit pas "Faîtes-moi confiance je suis de la BBC", mais il dit : "Vous ne me croyez pas ? Voici les preuves". »
Conflit ukrainien, empoisonnement de Skripal à Salisbury, suprémacistes blancs américains … Bellingcat enquête et publie sur les sujets les plus épineux. En 2020, ils organisent un appel téléphonique entre Alexeï Navalny et l'un des agents des services secrets russes soupçonnés de l'avoir empoisonné. Tout au long des 49 minutes aux côtés de Navalny, se trouvait le responsable des enquêtes sur la Russie de Bellingcat, le journaliste bulgare Christo Grozev. Quelques mois plus tard, il fait cette fois la Une de la presse tchèque. En partenariat avec entre autres l'hebdomadaire Respekt, Bellingcat a pu remonter la trace des agents du GRU accusés d’avoir fait exploser le dépôt de munitions de Vrbětice, quasiment à l'heure près comme il le raconte au micro de la Télévision tchèque :
« L’opération a débuté en septembre 2014. Les premiers membres de l'équipe GRU ont déménagé en Suisse le 25 septembre. Nous avons eu leurs billets – en aller simple, soit dit en passant. Ils ne savaient pas quand il reviendrait. Ensuite, le responsable de l'unité 29155, Andrei Averyanov, est apparu au Portugal, où il est resté pendant un certain temps, puis après un passage en Russie, il est arrivé à Vienne, où il a atterri le 14 octobre. C'est une journée clé et beaucoup de choses se sont passées pendant cette journée. Le 14 octobre, Alexander Mishkin et Anatoly Chepiga ont déménagé de Prague à Ostrava, où ils ont réservé un logement sous les faux noms de Petrov et Bosirov. Au même moment, un autre membre de cette unité a loué une voiture à Vienne et est parti. Notre hypothèse est qu’il est parti pour la République tchèque avec le responsable de l’unité 29155. »
Sur tous les fronts
Bellingcat n'est plus exactement ce collectif qui doit faire ses preuves pour que la confiance lui soit accordée, mais il reste fidèle à ses habitudes de mener des enquêtes poussées, et de produire des comptes rendus exhaustifs. Ondřej Kundra, journaliste à Respekt, a co-signé l'enquête sur l'explosion de Vrbětice. Il racontait dans le podcast Vinohradská 12, de la Radio tchèque :
« Durant notre enquête avec Bellingcat, le journal allemand Der Spiegel et les journalistes russes d'Insider, nous avons décrit en détail combien d'agents il y avait, quels étaient leurs noms et leurs couvertures. Nous avons montré que le commandant de l'unité 29155 était ici [en République tchèque] avec eux, et comment ils se sont déplacés sur le territoire tchèque. Pour résumer, nous avons eu une bonne vue d'ensemble et nous savons qu'il s'agissait d'une opération massive du GRU en République tchèque et que c'était une opération importante puisqu'un certain nombre de personnes y ont participé, y compris le commandant, et qu'elle s'est déroulée tout au long de 2014. »
L’enquête conjointe est parue sur le site de Respekt à peine un quart d’heure après les annonces du gouvernement tchèque, le 17 avril dernier. Depuis, Christo Grozev et ses collègues ont remonté la piste du marchand d’armes bulgare et continuent de préciser leurs informations.
Bellingcat aujourd’hui c’est 18 employés à temps-plein à travers le monde, et plus de 30 contributeurs, financés par les dons d’organisations (néerlandaises et américaines principalement), les ateliers organisés par les journalistes et le financement participatif. Pas franchement en odeur de sainteté auprès du Kremlin, Bellingcat est notamment accusés par la chaîne Russia Today – organe de presse lié à l’exécutif russe – d’être des « agents du gouvernement britannique », liés à l’OTAN et aux États-Unis.
Si la Russie est évidemment un sujet majeur pour Bellingcat comme l’a rappelé avec fracas l’affaire de Vrbětice, ses enquêteurs touchent à tout et font émerger la vérité dans de nombreux domaines. Rien que dans les quelques semaines qui ont suivi Vrbětice, on trouve sur le site de Bellingcat une enquête sur le coronavirus en Inde, une autre sur le mouvement complotiste américain QAnon et enfin la géolocalisation d’une série de photographies dans le cadre d’une enquête du FBI sur un trafic d’enfants.
Une chose est sûre, à la recherche de la vérité, Bellingcat ne risque pas de manquer de souris à chasser.