« Expulser tous les diplomates russes et ne laisser que l’ambassadeur à Prague »
Président de la commission des Affaires étrangères, de la Défense et de la Sécurité au Sénat tchèque, Pavel Fischer a accueilli avec satisfaction les décisions prises par le gouvernement, dans le cadre de l’affaire des explosions de dépôts de munitions à Vrbětice, d’expulser dix-huit diplomates russes de Prague et d’exclure Rosatom du projet d’agrandissement de la centrale nucléaire de Dukovany. Mais c’est aussi en sa qualité de candidat à la dernière élection présidentielle, d’ancien ambassadeur en France et de sénateur sans étiquette qu’il a livré son analyse d’une situation tendue suite aux représailles russes.
Pavel Fischer, quelle a été votre première réaction, samedi dernier, suite à l’annonce du Premier ministre ?
« Stupéfaction ! Stupéfaction, même si tous ceux qui étudient et analysent les actions et les agissements des protagonistes du régime de Vladimir Poutine – parce que l’on parle bien ici d’un régime qui s’efforce de limiter l’espace de liberté, de l’Etat de droit et de démocratie dans nos sociétés respectives, et non pas de la Russie en tant que telle -, ce régime-là, donc, qui agit au nom de la Russie, mène une vaste politique de déstabilisation sur le plan international. Nous n’avons donc pas été pris de court par cette affaire, mais je reconnais que son étendue m’a stupéfait. »
Suite à l’expulsion de vingt employés de l’ambassade tchèque à Moscou, qui a fait suite à la décision du gouvernement tchèque d’expulser dix-huit diplomates russes, un certain nombre de voix se sont élevées pour faire remarquer que cette mesure de représailles était disproportionnée par rapport à la taille des deux pays et au nombre d’employés dans les deux ambassades. Qu’en pensez-vous en tant qu’ancien ambassadeur ?
« Selon la Convention de Vienne, qui règle les relations diplomatiques entre Etats, il est tout à fait compréhensible qu’un pays décide d’expulser des diplomates. Il n’y a pas de commentaire à faire sur ce point. C’est là une décision tout à fait souveraine, qui appartient aux seuls gouvernements. Néanmoins, dans le cas présent, l’étendue de cette expulsion, puisqu’effectivement dix-huit diplomates russes ont été priés de quitter Prague sous les quarante-huit heures, était inédite et historique. En somme, elle a confirmé la gravité des faits. »
« Mais la Russie a apporté une réponse d’escalade. En expulsant vingt diplomates tchèques en ne leur donnant que vingt-quatre heures pour quitter le territoire, parmi lesquels le numéro deux de l’ambassade, le Premier conseiller, autrement dit le bras droit de l’ambassadeur, la Russie a, encore une fois en termes diplomatiques, clairement exprimé sa position. Sa décision marque une volonté d’escalade. »
« Cela doit nous alerter : la Russie n’a pas compris qu’elle devait respecter la décision tchèque, elle fait même le contraire. L’atmosphère qui règne ces jours-ci au Parlement est presque palpable, à savoir que le gouvernement a tout son soutien pour continuer cette clarification des relations aujourd’hui entre la Russie et la République tchèque. »
Plus concrètement, qu’est-ce que cela signifie ? Expulser davantage de diplomates russes de Prague ?
« Nous ne sommes pas encore tout à fait unanimes sur ce point, et ce sera au gouvernement d’en décider. Mais je peux vous assurer que dans le cadre de notre commission, nous avons proposé au gouvernement d’expulser tous les diplomates russes et de n’en laisser qu’un seul à Prague, l’ambassadeur. »
« Je crois que l’héritage du passé, qui nous a légué des équipes diplomatiques russes en surnombre, qui laissaient supposer des activités complétement éloignées de celles de l’exercice de fonctions diplomatiques tel que prévu dans la Convention de Vienne, nous place dans une situation de précarité. Nous sommes en présence d’une puissance qui essaie de se comporter comme telle, ne respecte pas la souveraineté territoriale de notre pays en faisant croire qu’elle est intouchable. »
« C’est pourquoi la réaction de la Chambre des députés est tout à fait légitime. C’est non seulement une crise diplomatique grave, mais aussi une occasion de faire table rase du passé pour recommencer sur de nouvelles bases plus saines. »
« La Russie n’a pas compris »
Quelles sont les conséquences pour une ambassade comme celle de la République tchèque à Moscou de disposer de vingt employés en moins du jour au lendemain ?
« Il faut préciser que, en réalité, si l’on prend en compte les partenaires de ces employés, qui sont eux-mêmes souvent employés administrativement à l’ambassade, on parle plutôt d’une quarantaine de personnes. Par conséquent, l’ambassade tchèque à Moscou est paralysée. Néanmoins, nous sommes dans une situation où il faut savoir rester patient et savoir lire le langage diplomatique qui est ici très clair : encore une fois, la Russie n’a pas compris que nous avons été attaqué par des militaires russes qui ont semé la zizanie au Royaume-Uni, en Bulgarie et ailleurs en Europe. La Russie devrait présenter des excuses et être prête à payer les dégâts. »
« Le mieux serait de repartir de zéro. Il faudrait examiner de plus près le personnel diplomatique parce que, de par l’histoire – la Tchécoslovaquie a été membre de la Comecon (ancienne organisation d’entraide économique entre différents pays du ‘Bloc de l’Est’, créée en 1949 et dissoute avec la fin de l’Union soviétique en 1991), du pacte de Varsovie, elle a aussi été un pays fédéral, ce qui signifie que Prague a été l’adresse qui couvrait deux Etats, et puis, depuis Prague, l’URSS a géré diverses opérations en Europe -, la taille et la place de l’ambassade russe à Prague sont quand même démesurées. »
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A plusieurs reprises, votre commission s’est pronconcée contre une participation russe à l’appel d’offres pour la centrale nucléaire de Dukovany. Mais fin mars, le ministère de l’Industrie a informé que quatre sociétés candidates, parmi lesquelles donc la russe Rosatom, seraient sollicitées à travers ce qui a été appelé un « questionnaire de sécurité », une étape qui doit précéder le lancement de l’appel d’offres. Comment dès lors comprendre que le gouvernement autorise Rosatom à participer à cette phase préliminaire, alors même que les services de renseignement mettent en garde depuis un certain temps déjà contre la menace que représente la Russie ? Concernant les explosions de Vrbětice, il s’agit quand même d’une enquête sur des faits qui remontent à 2014. Le gouvernement n’était-il pas au courant ?
« Vous savez qu’au Sénat, nous avons adopté six ou sept résolutions dans lesquelles nous avons appelé le gouvernement à ne pas convier de sociétés provenant de pays risque, à savoir la Chine et la Russie, pour le projet de Dukovany. Je suis donc heureux que le gouvernement ait finalement prêté une oreille plus attentive à nos recommandations, qui étaient claires depuis le départ. Mais je ne comprends pas que le gouvernement ait attendu les révélations sur cette explosion pour changer de cap. Je crois qu’il y a là un problème de radar, et il faut le remettre en état de marche. Ce radar est représenté par des membres du gouvernement qui n’ont pas bien écouté les recommandations des services chargés de la sécurité de notre Etat. »
Vous avez également été candidat à la dernière élection présidentielle. Que pensez-vous du silence du président Miloš Zeman depuis samedi dernier ? Certes, on connaît ses positions prorusses, mais il s’agit de jours compliqués pour l’Etat tchèque et son chef ne s’exprimera sur cette affaire que dimanche prochain...
« Le président de la République n’est pas dans son rôle. Rester silencieux dans les moments de crise, c’est quelque part entretenir une dette vis-à-vis des citoyens. Ceux-ci ne comprennent pas pourquoi le président se retire dans son château. Je crois que les équipes qui conseillent le chef d’Etat devraient faire en sorte que celui-ci ait une vision de la chose avec une analyse en profondeur. La République tchèque est devenue un champ de bataille pour les unités spéciales de l’armée russe. Elles étaient là sur ordre de leurs supérieurs, et ce n’est donc pas un acte terroriste isolé que nous avons à résoudre. Il s’agit vraiment d’une affaire d’Etat qui, en tant que telle, doit être gérée par les hommes d’Etat. Or, je crains que le président tchèque soit sorti de ce rôle. Je n’ai pas d’explication à cela, et j’estime que c’est un scandale. »
« Le grand public a tendance à négliger la menace russe »
La révélation de cette affaire a-t-elle fait prendre conscience plus concrètement à certains Tchèques de la menace que constitue la Russie ?
« Il y a une différence de vision entre les pays démocratiques, libres, qui respectent l’Etat de droit, et les autres, qui s’efforcent de les déstabiliser et de les affaiblir de l’extérieur. Nous ne vivons pas sur ‘une planète rose’, mais dans un monde où une vraie compétition et un vrai combat sont en cours. Plus vite nous prendrons conscience de la nécessité de mener ce combat pour la liberté et la démocratie, mieux ce sera pour nous. »
« Je constate que cela fait déjà un certain temps que les experts des services de renseignement et de la police savent très bien qui est notre adversaire. Malgré cela, le grand public – et je ne parle pas seulement des Tchèques, mais aussi de la Belgique, de l’Allemagne ou de la France, autant de pays que je connais bien, et d’autres encore – a tendance à négliger cette menace. Or, il est temps de nous réveiller. »
« C’est peut-être l’occasion d’expliquer que nos pays respectifs ont des ennemis mais aussi des alliés, et de nous servir de ces alliances qui nous rassemblent au sein de l’Union européenne et de l’OTAN. »
Justement, la République tchèque a appelé à la solidarité les pays partenaires de l’UE et de l’OTAN. Quelle forme pourrait-elle prendre ?
« Il existe une clause de solidarité au sein de l’UE. Nous pouvons donc l’évoquer, même si – si je comprends bien – le ministre des Affaires étrangères par intérim (Jan Hamáček) ne l’a pas encore fait. Au sein de l’OTAN, il existe d’autres clauses de ce type, surtout dans l’article 5 (qui stipule que si un pays de l’OTAN est victime d'une attaque armée, chaque membre de l'Alliance considérera cet acte de violence comme une attaque armée dirigée contre l'ensemble des membres et prendra les mesures qu'il jugera nécessaires pour venir en aide au pays attaqué). C’est au gouvernement de juger s’il est opportun d’activer cet article. »
« Mais ce qui est essentiel, d’ores et déjà, c’est d’échanger et de nous rendre compte de la menace qui traverse les frontières. A mon niveau, il importe de mener ce travail au niveau des parlementaires en Europe et dans les pays de l’OTAN. »
« La Côte d’Azur et la City aussi ont été vendues aux oligarques russes »
Cela fait quelques années que les relations sont tendues entre Prague et Moscou. Les événements de 1968 sont toujours régulièrement évoqués, il y a eu l’affaire du hacker russe russe Evguéni Nikouline extradé vers les Etats-Unis, celle du retrait de la statue du maréchal soviétique Koniev à Prague, on sait également donc que les services russes sont actifs en République tchèque avec notamment un personnel diplomatique très important, etc. Pourquoi en est-il toujours ainsi ? La République tchèque peut-elle être considérée comme une plaque tournante pour l’Europe centrale ?
« Je ne crois pas que l’on puisse affirmer cela. Si on regarde le nombre de Russes qui ont investi sur la Côte d’Azur en France ou d’oligarques russes qui ont investi à la City à Londres, on peut se dire que tout cela a été vendu aux Russes. Non, je dirais plutôt qu’il s’agit d’un défi commun à tous les pays qui sont ouverts et proches des citoyens. Mais cette ouverture peut être une fragilité pour tous ceux qui souhaitent en abuser et, même de l’extérieur, influencer l’opinion de nos pays respectifs. »
« Pensons au nombre de fois où la Russie a été prise la main dans le sac lors des campagnes électorales en Allemagne, en France, au Royaume-Uni avant le Brexit, avant le référendum en Catalogne, etc. La liste est longue. Il faut faire attention, car nous vivons dans un monde ouvert où la démocratie est attaquée. Nous savons qui sont les auteurs de ces attaques, et c’est donc peut-être le moment de resserrer les rangs et de coopérer pour défendre l’Etat de droit et une société qui respecte les citoyens tout en sachant distinguer les ennemis des alliés. »