Nouvelle règle européenne sur l’indépendance : quelle est la situation des médias tchèques ?
Face à une concentration des médias toujours plus importante dans les pays d’Europe, les parlementaires européens se sont mis d’accord pour une nouvelle règlementation sur l’indépendance de la presse. Proposée par la Commission européenne en septembre 2022, la « loi sur la liberté des médias » a aboutit à sa forme finale en décembre 2023 après plusieurs mois de débats entre le Parlement européen et le Conseil de l’Union européenne. Le texte doit encore être voté par ces 2 institutions avant d’entrer dans la législation européenne. À cette occasion, Radio Prague Int. a pu s’entretenir avec David Klimeš, journaliste, enseignant et directeur exécutif du Fonds pour l’indépendance des médias, afin de revenir sur l’état de santé du paysage médiatique tchèque.
Est-ce que vous pourriez nous décrire la concentration des médias actuelle en Tchéquie ?
« La Tchéquie est un cas très particulier en termes de transparence et de concentration des médias. D’un côté, nous sommes à la 14ème place du classement de Reporter Sans Frontières pour la liberté de la presse, ce qui est loin devant d’autres pays d’Europe centrale et orientale. Mais d’un autre côté, nous souffrons d’un gros problème de concentration de grands groupes de médias dans les mains d’acteurs économiques majeurs, surtout des milliardaires. Le cas le plus problématique a été celui d’Andrej Babiš, qui fut à la fois Premier ministre, dirigeant d’un puissant empire agro-industriel et propriétaire du plus gros groupe de média. »
Qu’est-ce que des initiatives comme le Fonds pour le journalisme indépendant et le comité tchèque de l’institut international du journalisme apportent au paysage médiatique tchèque ?
« La création de ce fonds est une réaction face à la concentration des médias, notamment après l’arrivée d’Andrej Babiš en tant que Premier ministre. Le but de ce fonds est de soutenir le pluralisme des médias. Donc on aide notamment des petits médias, peu importe leur ligne éditoriale, tant qu’ils partagent des valeurs démocratiques. »
On peut presque ressentir une forme de traumatisme de la « période Andrej Babiš » dans le milieu journalistique…
« C’est vrai, mais c’est plus large que cela. À la fin du communisme, ce sont des grands groupes allemands et suisses qui ont acheté les médias tchèques, et cela a permis un bon développement de l’écosystème médiatique national. C’est lors de la crise de 2008 que beaucoup de ces investisseurs étrangers se sont retirés des marchés tchèques et que ces groupes de presse se sont retrouvés dans les mains de milliardaires tchèques. Mais le problème c’est qu’il y a beaucoup de porosité entre leurs médias et les intérêts économiques et politiques de nos milliardaires.
Ainsi le cas d’Andrej Babiš a été le paroxysme de cette situation délétère. Il vient de revendre son empire médiatique à un autre milliardaire, Karel Pražák, qui lui n’est pas engagé en politique, donc la situation est un peu meilleure. Mais le problème de fond, c’est-à-dire la concentration des médias, n’a pas évolué. »
Selon vous, comment se positionne l’État tchèque aujourd’hui sur ces problématiques d’indépendance des médias ?
« Le gouvernement tchèque a décidé d’augmenter les redevances pour la télévision et la radio publiques, ce qui est une bonne chose. La proposition de régulation de l’UE pourrait aussi améliorer les choses en terme de transparence et d’indépendance des médias, en particulier en Europe centrale et orientale. »
Adapter les règles aux pays d'Europe centrale et orientale
Les problématiques de concentration des médias et de conflit d’intérêts se répètent partout en Europe, et dans le monde par ailleurs. Est-ce qu’on peut voir là une vraie pertinence d’agir au niveau de l’Europe, puisque les États n’arrivent pas à endiguer ce problème ?
« Je peux comprendre les réserves que l’on peut avoir vis-à-vis de cette proposition de réglementation. Mais la situation pour les médias se dégrade tellement partout en Europe que je ne peux qu’accueillir positivement cette initiative. C’est une bonne chose d’implémenter des règlementations communes en termes de pratiques financières pour les groupes médiatiques et de protection des journalistes. Je salue particulièrement la création du Conseil européen pour les services médiatiques. C’est une nouvelle institution qui permettra de promouvoir le journalisme indépendant en Europe. Leur mission est d’appliquer et d’adapter à chaque État la nouvelle règlementation, en prenant en compte ce qui se passe réellement dans chaque État, indépendamment des intérêts politiques nationaux. Il faut faire attention à ne pas créer des règles construites pour le fonctionnement des pays d’Europe de l’ouest, sans les adapter aux pays d’Europe centrale et orientale. »
La plupart des propriétaires de groupes de médias tchèques sont des industriels dans des secteurs tels que les énergies fossiles, l’agro-industrie, la chimie. Est-ce que vous pensez que des sujets comme l’écologie et l’énergie sont sous-traités ou mal traités en raison de ce fait ?
« C’est une bonne question et honnêtement je ne pourrais pas vous dire. C’est très complexe, car l’influence des propriétaires sur leurs médias est difficilement mesurable. Bien sûr il y a un évident conflit d’intérêts. Le problème est que les conflits d’intérêts, à ces échelles, sont systématiques. Donc qui peut être propriétaire de médias ? Ce ne serait pas spécialement mieux avec des propriétaires russes ou chinois. C’est pourquoi il est nécessaire de mettre en place des règlementations pour mieux réguler ces conflits d’intérêts et des associations de journalistes pour garantir leur indépendance. »
« Une grande différence entre une télévision de service public et une télévision d’État »
Le texte vise également à « garantir l’indépendance éditoriale et fonctionnelle des médias publics ». Dans quelle mesure l’indépendance éditoriale et fonctionnelle des médias publics est menacée aujourd’hui ?
« Cela dépend du point de vue. Si on compare avec les pays scandinaves, on peut trouver beaucoup de choses qui ne vont pas. Si on compare avec les pays d’Europe centrale et orientale, ce qui est le plus pertinent selon moi, les médias publics tchèques s’en sortent très bien. Ils sont globalement indépendants et respectés par les citoyens et les politiques. Évidemment, ils sont soumis à des logiques politiques et économiques. Mais par rapport aux autres pays post-communistes, il n’y a que les médias publics tchèques qui sont de réels services publics. Par exemple, la télévision publique polonaise n’est pas une télévision du service public, c’est une télévision d’État. C’est une très grande différence. »
Ce qui est paradoxal, c’est que la concentration des médias tchèques a aussi permis l’émergence de média indépendants sur internet, qui représentent aujourd’hui le cœur du travail d’investigation journalistique en Tchéquie. Quelles sont les problématiques pour ces médias indépendants aujourd’hui ?
« Ces médias sont nés il y a 10 ans lorsqu’Andrej Babiš a pris le contrôle du groupe Mafra. C’était trop pour beaucoup de journalistes, qui ont démissionné et créé leurs propres médias. Ces (petits) médias n’ont clairement pas l’impact des gros groupes de presse sur le public tchèque. Mais leur existence reste primordiale pour la qualité du journalisme tchèque. Ce sont des médias qui peuvent produire des articles et des enquêtes indépendamment des milliardaires, des gouvernements et des partis politiques. Ils ont un rôle important pour la démocratie en Tchéquie et pour le pluralisme. »