Horák : « L’aide au développement de la Tchéquie à l’Afghanistan était supérieure à la moyenne »
Retrait précipité et désordonné des forces occidentales, impuissance de l’armée afghane, reconquête du pouvoir par les talibans, déstabilisation par des organisations terroristes, les événements des dernières semaines en Afghanistan réveillent de vieux démons et sapent les efforts engagés dans la reconstruction de cet Etat depuis 2002. Son avenir est pour l’heure plus qu’incertain. Les talibans réussiront-ils à consolider leur pouvoir ? Des relations diplomatiques seront-elles possibles ? Chercheur, professeur et politologue à l’Institut de relations internationales de la Faculté de Sciences sociales de l’Université Charles, Slavomír Horák est un spécialiste de l’Asie centrale. Il revient pour Radio Prague International sur ces vingt dernières années qui ont marqué l’Afghanistan, le rôle tenu par la République tchèque et les perspectives qui s’offrent désormais à Kaboul.
Les relations entre la République tchèque et l’Afghanistan sont aujourd’hui au plus bas. Quels étaient historiquement les liens entre la Tchécoslovaquie et l’Afghanistan ? Puis entre la République tchèque et le régime taliban de 1996 à 2001 ?
« La République tchécoslovaque dès ses débuts en 1918-1919, et après la dernière guerre anglo-afghane, a établi des relations diplomatiques avec l’Afghanistan. Dans les années 1920 et 1930, l’ambassade tchécoslovaque à Kaboul était relativement active et les entreprises tchécoslovaques en Afghanistan compétitives vis-à-vis des principales puissances, à l’image du constructeur Škoda qui a beaucoup exporté vers ce pays. La Tchécoslovaquie a contribué au développement des infrastructures et industries afghanes. »
« Après la Seconde Guerre mondiale, l’aide de la Tchécoslovaquie a perduré. Les entreprises tchécoslovaques ont soutenu toutes sortes de projets en Afghanistan dont la création d’un réseau de trolleybus à Kaboul, des trolleybus de production tchécoslovaque qui pouvaient être vus jusqu’au début des années 2000 dans la capitale afghane. Plusieurs milliers d’Afghans ont également été formés dans nos universités et écoles. »
« Cette période s’est achevée avec l’éclatement de la guerre civile en Afghanistan dans les années 1990. L’ambassade tchécoslovaque a été évacuée en 1992. Pendant dix ans, les relations diplomatiques entre la République tchèque et l’Afghanistan ont été rompues, même si à Prague subsistait une ambassade afghane. Il n’y avait quasiment plus de relations entre la Tchéquie et le gouvernement taliban aussi bien de jure que de facto. »
Après les attentats du 11 septembre 2001, les Etats-Unis soutenus par leurs alliés occidentaux sont intervenus en Afghanistan avec, pour objectif affiché, d’éliminer la menace terroriste et aider à la reconstruction de l’Etat. Quel a été le rôle de la République tchèque en Afghanistan depuis vingt ans ?
« Je dirais qu’au regard de la taille et de l’importance de notre pays, la contribution de la République tchèque dans le développement afghan était au-dessus de la moyenne. Plusieurs ONG tchèques se sont déployées sur le sol afghan au cours des vingt dernières années. Des équipes provinciales de reconstruction ont mené de nombreux projets en-dehors de Kaboul. »
« Pour autant que je sache, les ONG tchèques et les équipes de reconstruction étaient plutôt efficaces dans l’élaboration et la réalisation de leurs projets en Afghanistan. Les ONG tchèques se sont focalisées principalement sur le secteur de l’éducation avec la construction ou la reconstruction d’écoles après le gouvernement taliban, le développement de formations pour les enseignants, et la promotion de l’accès à l’éducation des filles. Je me souviens de projets de reconstruction de maisons au début des années 2000 qui avaient été détruites par la guerre civile dans certaines régions du nord et du centre de l’Afghanistan. Je pense que la contribution de la République tchèque après la chute des talibans en 2001 était au-dessus de la moyenne en comparaison avec d’autres pays. L’Afghanistan est même devenu pour quelques années un pays prioritaire pour l’aide tchèque au développement. »
Quels ont été les apports pour la République tchèque d’une telle mission ?
« Je pense que la République tchèque a grandement bénéficié d’avoir eu en Afghanistan des troupes relativement peu limitées dans leurs missions qui ont eu des fonctions de soutien aux équipes provinciales de reconstruction. Les soldats tchèques n’étaient pas tant impliqués dans les affrontements directs. Les troupes militaires tchèques ont été en mesure d’approfondir leurs connaissances en matière d’aide au développement et de coopération avec le secteur civil. Je pense que ce sont les apports les plus importants pour nos unités militaires. Nous avons par ailleurs beaucoup appris sur l’Afghanistan, sur son armée, sa société et sa culture, par le biais de l’armée tchèque et des ONG opérant sur le territoire afghan. »
L’intervention en Afghanistan a-t-elle finalement été un succès ou un échec pour l’Occident ?
« Je ne pense pas que nous puissions parler strictement de succès ou d’échec. Au cours des vingt dernières années, il y a eu plusieurs succès, notamment la réduction des tensions au sein de la société afghane après la guerre civile des années 1990 et le gouvernement des talibans dans la seconde moitié de la décennie. Il y a eu aussi des progrès significatifs concernant les droits de l’Homme, même si des régressions sont à prévoir. Les talibans devront prendre en compte l’évolution de ces vingt dernières années et des signaux montrent qu’ils le font déjà, même partiellement. Enfin, les groupes terroristes qui opéraient depuis le territoire afghan ont été en grande partie éliminés. Toutefois, nous ne pouvons pas prétendre qu’Al-Qaïda, considéré comme le principal responsable des attentats du 11 septembre et à l’origine de l’intervention en Afghanistan en 2001, ait rompu tout lien avec les talibans, car il existe des relations familiales entre les leaders talibans et ceux d’Al-Qaïda. »
« Pour ce qui est des ratés, nous ne nous attendions pas à l’échec de l’armée et des forces de sécurité afghanes. Nous les avons soutenues et équipées pendant longtemps. Nous ne pensions pas, par conséquent, que leur défaite serait si rapide et que la plupart des équipements tomberaient entre les mains des talibans. Mais ce n’est pas seulement un échec des puissances occidentales. L’évolution dramatique de ces dernières semaines est avant tout un échec des Afghans et du régime afghan. L’Occident ne doit pas être le seul à être blâmé pour ces désordres. Le gouvernement afghan a aussi sa part de responsabilité. »
Qu’est-ce que le retour des talibans au pouvoir va changer concrètement pour le peuple afghan ?
« C’est une question assez difficile car tout dépend de qui on parle. L’Afghanistan compte aujourd’hui près de quarante millions d’habitants. Les changements varient selon la région considérée : s’il s’agit d’un milieu urbain ou rural, d’une société à dominance pachtoune, tadjike, ouzbèke ou hazara. Il faut toujours garder à l’esprit ces deux variables : zone urbaine-zone rurale et la composition ethnique de la région pour en déduire les conséquences qu’aurait un retour des talibans au pouvoir. »
« Les changements les plus importants toucheront les citadins, notamment à Kaboul, comme on l’observe actuellement, et en particulier ceux qui se sont accoutumés à un ordre plus libéral au cours des vingt dernières années. Ils vont subir des changements significatifs et devront s’adapter à la nouvelle donne. Les plus affectées seront de toute évidence les femmes éduquées vivant en ville. Nous attendons toujours de voir quel sera le type de régime que les talibans institueront et l’attitude que celui-ci adoptera à l’égard des femmes. Quelques signaux laissent cependant à croire que les talibans essaieront de trouver un compromis pour intégrer, au moins partiellement, les femmes dans la vie de la société, même si cela diffèrera assurément de la situation actuelle. »
Quel impact ce retour des talibans au pouvoir aura-t-il pour l’Asie centrale ?
« L’Asie centrale pourrait être affectée d’un point de vue sécuritaire. Les leaders d’Asie centrale et leurs homologues russe et chinois craignent, non seulement que les forces talibanes aillent au-delà de leurs frontières en Asie centrale, mais aussi, et avant tout, que les talibans soutiennent des organisations considérées comme terroristes dans la région, à l’image du Mouvement islamique d’Afghanistan. C’est la principale inquiétude des pays d’Asie centrale. »
« Quelques heurts aux frontières pourraient être observés. Cependant, je ne pense pas que les talibans aient pour objectif de traverser la frontière et d’établir un régime islamique ailleurs en Asie centrale. Le soutien de certains régimes et organisations terroristes soulèvent toutefois certaines questions, mais nous ne pouvons pour l’heure que spéculer sur leur rôle et leurs relations à l’égard des talibans. »
Des relations diplomatiques régulières avec les talibans sont-elles envisageables ?
« Je pense que certaines puissances voisines, comme le Pakistan et l’Iran, vont assurément tenter de garder contact avec les talibans car c’est dans leur intérêt de conserver un lien avec leur voisin. Le Pakistan tiendra sans aucun doute un rôle fondamental dans l’établissement et l’administration du régime taliban. »
« La Russie et la Chine tenteront également de maintenir leur service diplomatique à Kaboul, même si l’on assiste à l’évacuation d’une partie des ambassades russe et d’autres pays d’Asie centrale. »
« Concernant les puissances occidentales, je ne vois pas pour le moment la manière dont elles pourraient conserver leurs ambassades et leurs relations diplomatiques avec Kaboul. Toutefois, même si nous ne les soutiendrons pas, je pense qu’il nous faudra garder certains contacts avec les leaders talibans, au moins de facto, comme cela se faisait durant les échanges avec leurs représentants et les émissaires américains à Doha, au Qatar. Ce seront vraisemblablement davantage des relations diplomatiques de facto que de jure. »
Quelle position et quel rôle la République tchèque doit-elle désormais adopter vis-à-vis de l’Afghanistan ?
« Je pense que la diplomatie tchèque, d’un point de vue officiel, soutiendra la politique de l’Union européenne à l’égard de l’Afghanistan. Je ne pense pas que pour l’heure cela inclura la reconnaissance officielle du gouvernement taliban de la part de l’Union européenne ou des Etats-Unis. Quoi qu’il en soit, la République tchèque soutiendra d’éventuels contacts informels. Je ne m’attends pas au rétablissement de relations diplomatiques directes avec le gouvernement taliban ni à une réouverture de l’ambassade tchèque à Kaboul avant une pleine reconnaissance du régime taliban, qui est pour le moment peu probable. Je pense que la politique tchèque à l’égard de l’Afghanistan sera coordonnée avec la position de nos alliés de l’UE et de l’OTAN et qu’elle suivra ce que l’UE et les talibans feront en Afghanistan. »