Jean Boutan : « Il y a des cas très curieux, intéressants et inattendus de féminisme précoce dans la littérature tchèque »
Né à Paris d’une mère tchèque et d’un père français, Jean Boutan vit actuellement à Montpellier, où il est enseignant et universitaire spécialiste de la première moitié du XIXe siècle dans les littératures tchèque et germanophone. Double lauréat du prix Václav Černý, qui récompense un mémoire de master sur un sujet de civilisation tchèque ou tchécoslovaque, mais aussi une traduction littéraire du tchèque, Jean Boutan s’est intéressé – dans ses travaux universitaires et dans un ouvrage publié en 2021 chez Classiques Garnier – à la légende de la fondation de Prague par la prophétesse Libuše et, à sa mort, à la rébellion des femmes de Bohême contre l’autorité masculine au cours d’une sanglante « guerre des filles ».
Rencontré à Prague à l’occasion du VIe congrès mondial de bohémistique littéraire, Jean Boutan a évoqué son lien fort avec les écrits de Jaroslav Hašek et comment il en est venu à une approche d’études de genre en histoire de la littérature. Mais tout d’abord, il nous a expliqué ce qui l’a amené à s’intéresser à la langue tchèque.
« La question identitaire, bien sûr ! Je suis né à Paris, mais d’une mère tchèque. J’ai donc des origines tchèques et je connais très bien Prague ; toute ma vie, j’ai été dans ce contexte-là. »
Comment avez-vous appris le tchèque ? Est-ce une langue que vous parliez à la maison, ou bien l’avez-vous appris de façon plus théorique ?
« Un peu les deux à la fois. A la maison, nous parlions plutôt le français que le tchèque, car à son arrivée en France en 1987, ma mère ne parlait pas un mot de français. Il a donc fallu qu’elle apprenne, et le français s’est imposé à la maison comme langue de communication. Néanmoins, j’ai toujours été en contact avec la langue tchèque. J’ai une grand-mère et de la famille en République tchèque, ensemble, c’est le tchèque que nous parlons. »
« J’ai aussi beaucoup regardé des films en tchèque ; cela a énormément compté. En France, nous n’avions pas la télé ; c’était chez ma grand-mère à Prague que je voyais des films. Quand pour finir nous avons eu la télé à la maison, nous avons récupéré toutes les cassettes vidéo de films que nous regardions à Prague, parmi lesquelles Winnetou. D’ailleurs, entendre Klaus Kinski parler allemand m’a choqué : pour moi, il parlait tchèque ! Il y avait aussi Fantomas ; c’est d’ailleurs un film que je n’ai jamais vu en français. »
Vous souvenez-vous du premier mot tchèque que vous avez appris ?
« Non, car cela remonte vraiment trop loin. En revanche, l’un des mots auxquels j’ai été le plus immédiatement lié, c’est mon nom. Je m’appelle Jean, mais les Tchèques qui me connaissent bien utilisent le diminutif Honza pour m’appeler. Il y avait bien évidemment d’autres Honza dans notre entourage ; pour nous différencier, les autres étaient des ‘velkej Honza’, des ‘grand Honza’, alors que moi, j’étais ‘malej Honza’, ‘le petit Honza’. »
Velkej Honza et Malej Honza
« C’est un nom qui a du charme, je trouve. D’abord parce que c’est un nom masculin de déclinaison féminine, comme on en trouve en latin. Cela lui donne un statut particulier. Et puis je trouve qu’il a un certain charme exotique pour les Français. Cela me plaît, et comme ça j’ai un nom tchèque. En revanche, je n’aime pas du tout que l’on m’appelle ‘Žán’, comme les Tchèques le prononcent. Là, c’est très féminin ! »
Y-a-t-il des mots tchèques que vous n’aimez pas ?
« Je pense que je suis assez vieille école : je n’aime pas les mots tchèques récents. C’est sans doute aussi une conséquence de l’apprentissage du tchèque depuis l’étranger… Quoi qu’il en soit, je n’aime pas l’usage des anglicismes ou autres mots étrangers lorsque des mots tchèques existent. Je me montre un peu puriste à ce niveau, mais je ne le suis pas par ailleurs, car mon rapport à la langue tchèque est familial. C’est donc le tchèque de Prague que j’ai appris en premier, et je ne peux pas prétendre parler un tchèque très pur ou très beau. Mais effectivement, je n’aime pas les anglicismes, qui pour moi ne servent qu’à faire le malin, sans rien ajouter que l’on n’ait déjà dans le mot tchèque équivalent. »
Vous qui vivez en France, avez-vous parfois l’occasion d’y parler tchèque ?
« Assez peu. J’ai toujours assez peu parlé le tchèque en France ; c’est à Vienne, où j’ai fait une bonne partie de mes études, que les choses ont changé. Même si j’y allais avec la nécessité d’apprendre l’allemand, c’est principalement le tchèque que j’y ai parlé, car j’ai rencontré beaucoup de Tchèques de la communauté tchèque. »
Avez-vous souvent l’occasion de visiter la République tchèque pour le travail, la famille ou le plaisir ?
« Oui, je viens vraiment très souvent, et je pense que Prague est la ville que je connais le mieux – pas seulement en République tchèque, mais au monde. Je pense que c’est la ville où je me sens le plus chez moi, car je la connais très bien, même si je n’ai jamais vécu durablement à Prague ou en République tchèque en général. »
Prague, la ville « où je me sens le plus chez moi »
« Ma formation et mon parcours ces dernières années m’ont également donné plusieurs occasions ; de toute façon, j’ai toujours beaucoup voyagé, voire mené une existence nomade, en particulier lorsque j’ai passé un an à Budapest, en 2013-2014, et que j’ai en fait passé entre Prague et Budapest. Je ne passais jamais deux semaines au même endroit ! »
Quelle musique-tchèque écoutez-vous ?
« J’ai beaucoup écouté les chanteurs Karel Kryl et Jaromír Nohavica ; de la musique classique, aussi. Je suis l’arrière-petit-fils de Karel Kovařovic, qui n’est pas le compositeur que j’écoute le plus, car il n’est pas très facile de trouver des enregistrements. Cela dit, j’ai écouté beaucoup de musique de cette époque-là, et j’ai des liens affectifs forts avec ‘Má vlast’ de Smetana. Pas très original, mais j’aime beaucoup ! Et j’aime aussi beaucoup Dvořák. »
Smetana, Nohavica et les autres
« Sinon, donc, c’est effectivement plutôt de la chanson que j’écoute, de Voskovec et Werich jusqu’à Nohavica. En encore, pour Nohavica, je me suis arrêté à une certaine époque. J’aime ce qu’il a fait jusqu’à dans les années 2010, en concert notamment, où il est très impressionnant. Sa capacité d’improvisation, son lien avec le public est impressionnant. J’aime moins ses chansons accompagnées à la guitare ; j’aime plutôt sa création plus populaire et spontanée. Par ailleurs, son évolution politique me pose parfois problème. »
Quels sont les auteurs tchèques contemporains ou classiques que vous lisez ?
« Mon domaine de spécialité étant plutôt le XIXe siècle, c’est plutôt de la littérature ancienne que je lis. Je suis un fanatique de certains auteurs que personne ne connait, notamment Šebestián Hněvkovský (début du XIXe siècle). J’aime aussi beaucoup František Jaromír Rubeš. Ce sont des auteurs de la période romantique et de la tradition comique, qui me plaisent énormément. »
« Jaroslav Hašek est de ces auteurs qui m’aident à vivre »
« Mon auteur de prédilection, même si cela n’a rien d’original, c’est Jaroslav Hašek. J’ai d’ailleurs rédigé une préface aux Aventures du brave soldat Švejk pour les éditions Folio en France. Il fait partie de ces rares auteurs que l’on aime, que l’on lit et que l’on apprécie pour leurs qualités littéraires. Hašek fait vraiment partie des auteurs qui m’aident à vivre, même si tout n’est pas bon dans Hašek : outre Švejk, il y a des nouvelles et d’autres choses de niveaux très différents. »
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« Je lis également de la littérature contemporaine, en particulier Radka Denemarková, qui est une personne avec laquelle j’entretiens de bons rapports et que j’apprécie beaucoup. Au point qu’après que je lui ai raconté une anecdote sur ma sœur, elle l’a réécrite et fait figurer dans son roman ‘Les Heures de plomb’. »
En 2021, vous avez publié l’ouvrage ‘Les Amazones de Bohême : construction du genre et de la nation à l’époque romantique’. Pouvez-vous nous rappeler qui sont les Amazones de Bohême ?
« Selon la légende, la ville de Prague aurait été fondée par une femme, Libuše, qui aurait eu un rôle de juge et de chef dans la tribu des Tchèques vers les VI et VIIe siècles. Libuše a deux fonctions : elle fonde Prague dans une vision d’une ville dont la gloire touchera aux étoiles, et la ville est donc construite à l’endroit qu’elle désigne ; par ailleurs, elle se marie. Vue l’époque, elle se marie bien évidemment avec un homme ; néanmoins, par provocation – ou du moins j’estime qu’il y a une part de provocation – elle choisit un laboureur pour époux. Elle se marie et le pouvoir passe donc au laboureur, ce qui marque le début du patriarcat en Bohême. »
Amazones de Bohême et « guerre des filles »
« Après la mort de Libuše, sa garde personnelle – composée de femmes – se révolte contre l’autorité masculine, et une certaine Vlasta fédère autour d’elle toutes les femmes du pays et mène une guerre de sept ans contre les hommes, ce qui se termine dans le sang des jeunes filles. C’est ce qu’on appelle la ‘guerre des filles’ (‘dívčí válka’). C’est donc à ce motif, que j’ai appelé les ‘Amazones de Bohême’, mais aussi au matriarcat et à cette révolte des femmes de Bohême, que je me suis intéressé, travaillant sur la réécriture au XIXe siècle, parce que le XIXe siècle – avec toutes les problématiques de l’émancipation des femmes et de l’émancipation nationale qui s’y mettent en place – a été très intrigué par cette légende. On voulait une épopée nationale ; on voulait faire comme les Allemands avec leur Chanson des Nibelungen et ses histoires de chevalerie, et quand on regarde dans les chroniques nationales tchèques, on trouve cette histoire bizarre de femmes qui se battent, et il fallait adapter ça au discours du XIXe siècle, réécrire cela. »
Matriarcat, patriarcat et représentation des femmes
« Ces discours sont, selon moi, extrêmement importants pour notre compréhension non seulement de ce qu’être tchèque aujourd’hui signifie, mais aussi de ce qu’est la différence entre les hommes et les femmes. On est dans l’ordre des représentations, évidemment, mais cela représente comment ce genre a été construit culturellement avec ces dimensions historiques. C’est l’histoire des femmes, mais surtout de la représentation des femmes. »
Au sixième congrès mondial de bohémistique littéraire, qui s’est tenu à Prague du 27 juin au 1er juillet, votre intervention portait sur le personnage de Vlasta. Vous vous êtes intéressé plus particulièrement au thème de la violence autour de ce personnage ; pouvez-vous nous en dire plus ?
« Cette question de la violence m’a intéressé parce qu’elle marque la différence entre Vlasta et Libuše, tout simplement. Libuše est quelqu’un qui choisit toujours une voie non violente, celle du compromis, ce qui en devient même parfois gênant à la lecture des chroniques du XIème ou du XIIème siècle. Par exemple, elle se trouve à un procès, où elle est en train de rendre la justice, et un homme se plaint que dans le texte latin les femmes ont les cheveux longs et les idées courtes, et donc qu’il faut un homme à la tête du pays, et elle acquiesce. On devient gêné de la vitesse à laquelle elle accepte de renoncer au matriarcat. Donc Libuše c’est un peu cette figure du consensus ; tandis que Vlasta est la figure qui va essayer d’obtenir ce qu’elle veut et d’aller au bout de ses revendications, par la violence s’il le faut. »
Féminisme précoce dans la littérature tchèque
« C’est quelque chose qui a été très fortement condamné au XIXème siècle, mais en même temps on a commencé à lui trouver des moyens de l’excuser et de rendre le personnage un peu plus positif. Il y a eu une vraie fascination pour elle et dès le XIXème siècle, certaines versions sont clairement féministes – même si le thème est parfois un anachronisme. Vlasta y est un personnage positif ; ses revendications sont justifiées et la violence est inévitable. Chez [le poète de la Renaissance nationale Šebastián] Hněvkovský, la représentation qui en est donnée est celle d’une femme qui entre en guerre contre les hommes parce que ce sont les hommes qui ont déclaré la guerre les premiers. Ce n’est donc pas de sa faute... A la fin, elle réussit à se défendre et à obtenir un armistice ; c’est donc elle qui fonde la paix à la fin de l’épopée comique. Il y a donc des cas très curieux, intéressants et inattendus de féminisme précoce dans la littérature tchèque. »
Votre approche de la littérature et de son histoire à travers la problématique du genre relève-t-elle d’une tendance actuelle ?
« Disons que lorsque j’ai commencé à travailler sur ce sujet, ce qui m’a intéressé, c’était la question de la prophétie, à savoir plutôt avec Libuše qu’avec Vlasta. C’est sur ce thème que j’ai effectué mes premiers travaux dans le cadre de mon master ; néanmoins, je me suis rendu compte que parler uniquement de Libuše ne suffisait pas, qu’on manquait tout un pan de l’histoire si on ne s’intéressait pas au personnage de Vlasta. »
« Le XIXe siècle n’est pas le siècle de la réduction de la femme au foyer »
« J’avoue que j’avais, comme beaucoup, des a priori négatifs vis à vis des études de genre, et que j’y suis entré très progressivement – et à reculons. Néanmoins, je me suis rendu compte qu’il était absolument nécessaire d’accéder à certains outils de cette construction culturelle et de cette représentation que nous avons des hommes et des femmes. Contrairement à ce que beaucoup de personnes dans les études de genre disent, au XIXème siècle, il se passe énormément de choses et ce n’est pas le siècle de la réduction de la femme uniquement à la mère au foyer, qui s’occupe de son mari et de la cuisine. Cela a eu lieu, évidemment, au XIXème siècle, mais il y a eu énormément d’autres tendances qui ont participé d’un bouleversement complet du statut de la femme à partir de la Révolution française. Malheureusement, je pense qu’on ne le voit pas assez dans les études de genre contemporaines. Ce qui s’est passé à ce moment-là était très nouveau. »
Sur quoi travaillez-vous actuellement ? Envisagez-vous de travailler sur un autre personnage, masculin ou féminin, de la légende de Libuše ?
« C’est vrai qu’il y aurait certainement l’aspect de la masculinité à aborder ! En ce moment, je travaille sur les textes qui ont été écrits pour le théâtre de marionnettes. Je travaille sur le sujet depuis deux ans dans le cadre d’un projet européen de l’université de Montpellier. Donc non, pour l’instant je n’ai pas le projet de commencer un nouveau travail sur le cycle légendaire. »
Romantisme et Biedermeier
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« Ce qui m’aurait intéressé, pour donner une suite à ce travail, aurait été de me pencher sur un mouvement qu’on connaît surtout en Europe centrale et en Autriche sous le nom de Biedermeier. C’est un mouvement concurrent par rapport au romantisme –en particulier au romantisme allemand. En travaillant sur ma thèse, je me suis rendu compte qu’il était assez important de comprendre les liens entre les Tchèques et les populations germanophones sur un autre plan que celui de l’antagonisme – qui est vraiment lié à l’idée de nationalisme, qui s’impose en réalité assez tardivement. Il est donc important d’arriver à une triangulation entre le romantisme allemand, la littérature tchèque et ce qui se passait en Autriche. Cette notion de Biedermeier correspond à un art de vivre, utilisé pour des meubles ou des intérieurs, mais qui a aussi connu une réhabilitation en Autriche pour décrire la littérature et les beaux-arts de l’époque. J’aimerais donc utiliser cela pour montrer que les Tchèques ont eu beaucoup de liens avec cette culture, pour montrer comment ils ont eu – au moins lors de la première moitié du XIXème siècle – une culture originale qui avait une dimension européenne extrêmement importante, et qui passe un peu inaperçue à cause d’une histoire de terme qui est peu connu. »