« Il me fallait absolument écrire ce livre sans compromis, quand bien même j'y aurais laissé ma vie, » dit Radka Denemarková à propos de son roman Les Heures de plomb - Hodiny z olova. Son livre est un appel ardent à la vigilance face à l'indifférence et à l'utilitarisme cynique du monde démocratique qui tolère le manque de respect pour les droits de l'homme et le mépris de la dignité humaine en Chine. Le roman a été désigné Livre de l'année 2019.
La Chine et le monde
Le roman Les Heures de plomb est un livre volumineux de 750 pages dans lequel Radka Denemarková a brossé un tableau corrosif de la situation dans l'Etat le plus peuplé du monde. Mais bien que le roman soit situé en grande partie en Chine, ce n'est pas seulement un livre sur la Chine mais c'est aussi une confrontation entre ce qui se passe dans ce pays et dans le reste du monde, notamment dans les Etats qui se flattent de leur démocratie et du respect des droits de l'homme. Elle dit à propos de son roman :
« C'est l'œuvre majeure de ma vie dans laquelle je traite des thèmes qui m'intéressaient, qui m'intéressent et qui, je pense, m'intéresseront à l'avenir. C'est l'histoire de plusieurs familles, de plusieurs générations, de plusieurs sociétés. Pour moi personnellement c'était aussi la question de savoir comment traiter des problèmes de l'époque dans laquelle je vis et que je n'ai pas choisie, des problèmes qui me font souffrir. »
Un témoignage rigoureux et accablant
Dans ce roman, la Chine est comme un théâtre dans lequel sont représentés de manière hypertrophiée les maux qui risquent de se diffuser comme une maladie dans le monde. L'écrivaine raconte ce qu'elle a appris sur la face caché de la Chine. Elle fait découvrir aux lecteurs avec obstination et courage le revers des décors éblouissants d'un Etat dont le miracle économique force l'admiration. Elle en donne un témoignage passionné, sévère et accablant :
« Tout simplement, ce livre fait partie de ma vie. Ma littérature n'est jamais séparée de ma vie. Quand je cherche un thème c'est toujours la vie qui me le glisse. Au départ, c'étaient mes séjours en Chine. Bien sûr, il m'a fallu des années pour y trouver des gens qui avaient confiance en moi, pour comprendre la Chine qui est immense, compliquée et intéressante mais qui est aussi un Etat policier et brutal. »
Une société ultra-disciplinée
L'écrivaine amène le lecteur dans cette société ultra-disciplinée ou les gens se surveillent mutuellement et où chaque idée indépendante, chaque geste de liberté individuelle est tout de suite repéré et étouffé dans l'œuf. C'est l'obéissance absolue qui règne dans cette société et celui qui n'arrive pas à s'y conformer, risque de disparaitre sans laisser de traces. Et l'écrivaine constate avec amertume que le monde démocratique ne voit pas et ne veut pas voir cet aspect terrible et inavouable du miracle chinois :
« ...Quand je revenais en Europe on disait partout que la Chine était un Etat harmonieux et une société stabilisée pour la simple raison que cela fonctionnait bien sur le plan économique. Mais j'ai réalisé que c'est une société nouvelle, une combinaison du pire du communisme et du pire du capitalisme, et que cela fonctionne économiquement. Et tout le monde est aveuglé par le pragmatisme économique. »
Un roman qui marie la réalité et l'imagination
Le livre de Radka Denemarková est un roman fleuve. L'auteure met en scène de nombreux personnages, raconte d'innombrables épisodes de leur vie et compose de cette façon une mosaïque bariolée qui est à la fois un roman, une étude sociologique, un récit de voyage, un essai politique et un acte d'accusation. C'est aussi une immense source d'informations sur la civilisation chinoise et sur les affinités et les antagonismes entre la Chine et le monde. En même temps Radka Denemarková ne renonce jamais à son rôle de romancière et à son ambition de créer une œuvre littéraire accomplie. Parmi les ingrédients de son livre, il y a donc aussi la fantaisie, la fiction, l'humour et le rêve. Il y a énormément de détails réalistes mais aussi des scènes fantastiques, des éléments fictifs et même des animaux qui parlent.
Le rôle des éléments autobiographiques
La majorité des personnages du roman n'ont pas de noms propres. Ils s'appellent tout simplement l’Ecrivaine, le Programmeur, le Diplomate, le Juriste, l’Ami, la Mère, la Grand-mère, l’Etudiante américaine, la Jeune fille chinoise. Comme si l'auteure voulait ôter à ses protagonistes leurs aspects trop particuliers, souligner plutôt les traits typiques de leur caractère et donner à son roman une portée générale. Dans la foule de personnages du roman se détache surtout une écrivaine tchèque qui vient à Pékin à plusieurs reprises et cherche à comprendre la réalité chinoise. Le lecteur en vient inévitablement à se demander s'il s'agit d'un livre autobiographique. L'auteure répond :
« Le livre est autobiographique mais je ne suis pas le personnage qui s'appelle l’Ecrivaine. Je me suis dispersée dans beaucoup de personnages et c'est surtout le chat Pomeranč - Orange qui exprime mes opinions. C'est un chat lettré et un peu insupportable parce qu'il sait trop de choses. Il a un esprit critique et un magnifique sens de l'humour. Il était très important pour moi. »
La faute d'une jeune fille chinoise
Un des grands thèmes du roman est la relation profonde qui se noue entre l’Ecrivaine et la Jeune fille chinoise, une étudiante en médecine qui s'intéresse aussi à la littérature, l'histoire et la philosophie. Au cours de nombreux entretiens avec l’Ecrivaine qui lui parle avec beaucoup de franchise, la jeune fille s'affranchit progressivement de son conformisme et attrape le virus de la liberté de pensée. Et il s'avère qu'en Chine une telle maladie risque d'être mortelle. En créant ce personnage Radka Denemarková s'est inspirée du sort d'une jeune fille réelle :
« Elle avait à peu près l'âge de mon fils et j'avais donc pour elle une affinité quasi maternelle, je connaissais même ses parents. Mais quand je suis revenue l'année suivante, personne ne voulait m'en parler. Ses parents avaient divorcé, sa mère l'avait reniée pour pouvoir garder son poste de manager dans une entreprise. Il s'est avéré que la jeune fille avait commis une faute, elle avait écrit un peu naïvement des lettres critiques sur le président et le gouvernement chinois. Elle a été arrêtée, elle ne s’est pas rétractée et elle a été exécutée. »
L'héroïsme quotidien des insoumis
L'histoire tragique de la jeune étudiante chinoise traverse tout le roman comme un fil rouge et jette une lumière sinistre sur les méthodes utilisées par le régime pour conserver son pouvoir absolu. Dans de nombreux épisodes du roman, l'auteure démontre combien il est difficile de protéger une certaine autonomie de pensée sous un régime qui a poussé à la perfection le contrôle de tous les membres de la société. Son roman rend hommage à ces rares individus auxquels leur intelligence et leur intégrité ne permettent pas de se conformer et qui osent même résister à la machinerie totalitaire. D'autre part, l'auteure ne cache pas son étonnement et son indignation face à la servilité et l'obéissance de nombreux ressortissants de pays démocratiques venus vivre, travailler et s'enrichir en Chine. Elle constate : « Le communisme nous lave les cerveaux, le capitalisme lave les cœurs."
La fragilité de la démocratie
Son expérience chinoise lui révèle donc aussi la fragilité de la démocratie dans les pays occidentaux. Elle dénonce la nocivité contagieuse du modèle chinois et pose la question fondamentale : « Existe-il encore une dépendance entre les libertés politique et économique ? » Elle a écrit son roman pour mettre en garde le monde démocratique car elle estime que si les gens ne se réveillent pas, ce sera la fin de la civilisation occidentale et le début de ce qu'elle appelle « la variante chinoise de la civilisation occidentale ». Son livre est en cours de traduction dans 16 langues et il semble que son cri d'alarme ait été entendu. Elle suit les réactions des lecteurs à son roman et constate :
« Je n'ai jamais reçu de la part de mes lectrices et de mes lecteurs tant de lettres longues et intimes et je m'aperçois que j'ai beaucoup de lectrices et de lecteurs sensibles, intelligents, érudits et mon livre devient quelque chose comme le point central d'un groupe des gens qui s'y réfèrent, qui regardent le monde aussi d'un œil critique, qui cherchent à rendre à la vie les valeurs qu'on est en train d'oublier comme l'humanisme, l'intégrité, l'amabilité. Et ils refusent de mentir même si nous vivons dans un pays où il y a un gouvernement pour lequel la vérité et le mensonge sont la même chose et les gens cessent de les distinguer et considèrent cette situation comme quelque chose de normal. »